E. Armand, “Pas si naïfs, après tout” (1938)

pas si naïfs, après tout

Nous croyions de bonne foi qu’avec la publication de l’Encyclopédie anarchiste, c’en était fait une fois pour toutes de ces attaques entre orthodoxes et dissidents de l’anarchisme, entre communistes et individualistes. Nous nous étions trompés. Et on ne peut pas cependant nous reprocher d’avoir été les agresseurs. Nous ne nous mêlions pas des affaires d’autrui. Nous laissions le communisme anarchiste s’adjoindre les bolchevistes. mecontents et les trotskystes repentis ; nous laissions les communistes de l’obédience du Libertaire ferrer dans le syndicalisme confédéral ou, rompant avec l’orthodoxie, s’encarter dans le syndicalisme concurrent: les anarcho-syndicalistes pouvaient rêver autant qu’ils en étaient capables à la conquête du. pouvoir civil, sous la forme de ministères, et à celle du pouvoir militaire comme généraux sans: insignes : tout ce la nous laissait froids. Les anarchistes révolutionnaires verbaux, pensions-nous, auraient à prendre des leçons chez leurs concurrents d’extrême droite, mais que nous importait — un fossé nous sépare de la conception fasciste de l’anarchisme néo-style. Nous restions silencieux. Nous laissions se débrouiller les martyrs du pacifisme agressif et les profiteurs des fournitures d’armes à l’Espagne anarchisante. Nous savions pourtant à quoi nous en tenir sur la source de certaines subventions et sur ce qui se manigançait derrière certaines transactions… désintéressées, comme sur trop d’exécutions sommaires. Mais nous ne voulions pour rien au monde fourrer le nez dans ce pot de chambre grandguignolesque, dont les metteurs en scène ne sont jamais les victimes, leurs sacrifices ne dépassant pas les déclarations congressistes et la circulation de listes de souscription. Voyez ce qui se passe en Espagne : Berneri et les autres pourrissent sans être vengés, tandis que les ministrables sont prêts à cueillir le premier maroquin que leur offrira un gouvernement d’Union nationale élargie. Nous suivions avec dégout ces débats qui finissent par placer des minorités sous le joug des majorités centralisatrices ; ces dictatures qui n’osaient pas dire leur nom nous répugnaient. Et un rire homérique nous secouait lorsque nous lisions la prose de certains jeunes pantins, à peine sevrés, se retranchant derrière de grands noms et d’éminentes célébrités. J’entends tel gamin commenter la pensée d’un Elisée Reclus ou celle d’un Domela Nieuwenhuis. Je possède au moins sur tel ou tel blanc bec l’avantage d’avoir approché l’auteur de L’Homme et la Terre et le fondateur du Vrije Socialist, de les avoir entendus exprimer eux-mêmes en privé leurs pensées à diverses reprises et de les avoir entendus répondre d’homme à homme aux objections qu’on leur posait. Nous rigolions in petto. Après tour, que ces soi-disant mandataires de l’orthodoxie anarcho-communiste extravaguent à qui mieux mieux.

Et tant mieux pour eux s’ils trouvent quelques minus habens pour leur faire audience. Pourvu qu’ils nous foutent la paix. Or, voilà, tel un général ibérique en mal de pronunciamiento, qu’ils passent à l’agression…

Nous ne sommes pas tellement au bout de notre rouleau que nous ne sachions riposter et nous défendre. Car notre individualisme anarchiste, à nous, n’a rien à faire avec le salmigondis que ces messieurs servent à leurs clients sous le titre d’anarchisme. Nous constituons une espèce, à part, nous, bien distincte, reconnaissable à certains traits d’ordre psychologique.

Notre anarchise n’est pas un anarchisme de grande route et de jardin bien entretenu. C’est un, anarchisme de sentier perdu, de pistes rocailleuses, où on ne rencontre que des chèvres et des contrebandiers. C’est l’anarchisme des quelques-uns, des « en marge », du petit nombre, des cimes où l’on respire à sa guise, loin des promiscuités des usines casernes, des cotes des congrès, des organisations imposées. C’est l’individualisme anarchiste qui vise à réduire à néant cette obligation de dépendance à l’égard d’autrui que sent peser sur son être quiconque veut vivre à sa façon. C’est l’anarchisme de ceux qui se Sentent défaillir à la pensée de vivre la vie des autres. C’est l’anarchisme de ceux qui veulent pouvoir mordre à pleines dents dans le morceau sans risquer d’être traités de goulus ou de malappris. C’est l’anarchisme de: ceux qui veulent pouvoir se rouler sur les gazons et se promener à poil sur les plages sans crainte du procès-verbal d’un policier anarchiste. C’est l’anarchisme de ceux qui préfèrent la solitude, la tour d’ivoire, le repliement sur soi-même et la pauvreté matérielle au pain doré et aux lambris en, compagnie de ceux qui leur répugnent, C’est l’anarchisme de ceux à qui il importe peu de savoir où ils vont, qui ne s’assignent pas de gare terminus, de ceux qui vivent pour aujourd’hui et à qui vivre pour demain indiffère.

Notre anarchisme a horreur de toute discipline qu’il ne s’impose pas lui-même. Il entend faire ses expériences lui-même et non pas qu’on les lui dicte. C’est de l’expérience individuelle qu’il tire sa règle de conduite : non des avis, des conseils d’autrui ou des décisions des assemblées anarcho-délibératives. Notre anarchisme veut vivre sa vie et ne passer, en fait de contrats, que ceux qu’il se sent sûr de tenir et encore avec les co-contractants qui lui plaisent. Il a horreur des esclaves, des laquais, des doctrinaires qui entendent davantage que proposer leurs doctrines. Celui qui courbe le dos sous le fouet lui renier autant que celui qui le tient. Et celui qui ne se considère qu’en fonction du groupe social le dégoûte autant que le morne et lamentable électeur. Notre anarchisme ne le risque, l’imprévu, l’incertain, le renouveau, l’aventure. Il se moque du succès. Il est l’ennemi des mœurs hypocrites des anarchistes rangés et des coutumes polies et policées des anarchistes à la page. Il veut vivre ses enthousiasmes dans le plein air de la liberté, voire de la licence, du déchaînement des instincts. Les rues tracées au cordeau lui torturent le regard et les maisons d’habitation « uniformes » le font bouillir d’impatience. A ces femelles anarchistes pomponnées, indéfrisées, la frimant aux élégantes, à ces mâles anarchistes qui ressemblent à des gravures de mode, qui font fi de la blouse de la fabrique ou de la cotte de l’atelier, il préfère le préhistorique vêtu de peaux de bêtes. Notre anarchisme ignore les plans de société future, il n’est pas révolutionnaire mais en état d’insurrection morale permanente. Il fait de l’éducation réaliste et non et concessionnisme à perpétuité. Et d’ailleurs les quelques concessions qu’il a l’air de faire au milieu ambiant, il ne les a jamais prises au sérieux. Il a recours à la surprise, à la ruse, au déguisement, pour hâter la décomposition de cette société de parasites légaux, moraux, sociaux. Il s’insoucie de l’après. Notre anarchisme est un anarchisme de libération, de table rase. Il est le ver rongeur au sein du fruit. Il est l’anarchisme de l’association, de la coopération entre individus d’un certain type et s’insoucie du destin et du sort des bêtes de troupeau. Il va droit devant lui, au gré de ses caprices ou de ses réflexions, se transformant sans cesse et point semblable aujourd’hui à ce qu’il était hier et sera demain, Il ne veut pas être tondu sous le ciseau d’un commentateur unique. Notre anarchisme n’est pas le produit d’un cerveau d’intellectuel, c’est une activité vivante, une vie qui vibre aux rayons du soleil voluptueux et qui aime se promener tout nu, la chair caressée par la brise embaumée et provocatrice.

On comprend quel est l’abime qui sépare notre anarchisme du leur — de là les titres des différentes publications — qu’entre deux hospitalisations gouvernementales — je donnai à mes publications : hors du troupeau, les réfractaires (souvenir de Jules Vallès), l’en dehors (réminiscence de l’époque zo-d’axienne), etc. Mon anarchisme est toujours oppositionnel.

Le plus risible est de voir ces conformistes de l’anarcho-bolchevisme, de l’anarcho-troiskysme, de l’anarcho-syndicalo-ministérialisme, de l’anarcho congressisme, de l’anarcho-politicaillerie, de l’anarcho-fascisme, voire du pacifisme agressif, produire des arbres généalogiques. Mais, messieurs, nous en avons autant à votre égard. Sont nos ancêtres tous les dissidents, tous les hérétiques, tous les hétérodoxes, tous ceux qui ont refusé de se plier aux décisions des majorités et de remplir les clauses de contrats qu’ils n’avaient pas acceptées, tous ceux qui ont refusé de produire pour les consommateurs avec lesquels ils ne se sentaient aucune affinité éthique, tous ceux qui reniant le contrat social n’ont pas cependant voulu mourir de faim, tous les réfractaires sociaux, économiques, moraux, tous les objecteurs de conscience ou de raison, tous les contrevenants aux décisions des congrès qu’ils n’ont jamais chargés de légiférer pour eux, les hors-la-loi religieuse et morale, les Proudhon, les Warren, les Tucker, les Thoreau, les Stirner, les hardis pionniers qui tentèrent, de 1830 à 1880, de l’autre côté de l’Atlantique, de mener à bonne fin leurs communautés et leurs colonies, les free-lovers des Etats-Unis, les Ibsen, les Mackay, les Zo d’Axa, les Mécislas Golberg, les Artzybacheff, les compagnons du cri de révolte, de l’anarchie, de l’action d’art, à leur belle époque, les Libertad, les illégalistes de Romainville, les individualistes italiens de Nichilismo, les Renzo Novatore, les Multatuli et les Severino di Giovanni, les Han Ryner, les Tolstoï, les Paillette, les Palante, les résistants à la guerre, à la conscription, à l’impôt, à l’obligation scolaire, au serment judiciaire, les non-conformistes sexuels et érotiques et tant et tant d’autres, que j’oublie. Nous nous réclamons d’eux, nous nous solidarisons avec eux tous, car l’activité de chacun d’eux accomplit, complète une des nuances de l’arc-en-ciel de notre individualisme — notre individualisme anarchiste. Des précurseurs; mais nous en avons à revendre ! — E. ARMAND.

E. Armand, “pas si naïfs, après tout,” l’en dehors 17 no 316 (Mars 1938): 24-25.

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