René Furth, “La Question anarchiste / The Anarchist Question” (1972)

la question anarchiste

rené furth

the anarchist question

rené furth

la dispersion

L’anarchisme est un obstacle permanent pour l’anarchiste.

Il disperse plus qu’il ne réunît. II gaspille les énergies au lieu de les concentrer. Il dilapide l’acquis quand il faudrait le mobiliser pour des acquisitions nouvelles. Les jugements sommaires et les vestiges de vieilles vulgarisations remplacent les méthodes d’analyse et les connaissances précises qui font défaut.

Au lieu de consacrer l’essentiel de nos efforts à la lutte contre le capitalisme et le pouvoir, nous nous épuisons à rafistoler et à maintenir à bout de bras nos faibles moyens : groupes, presse, réseaux de communication. C’est à grand-peine que nous trouvons à nous appuyer sur une base quelconque. Les groupes et les organisations ne cessent d’éclater ; ceux qui prennent la relève se coulent bien malgré eux dans les ornières tracées par les prédécesseurs. A moins de tout refuser, et de s’agiter pendant quelque temps à tort et à travers.

La plupart des publications sont aussi éphémères que confidentielles. Leur fond théorique – quand il y a quelque chose qui ressemble à un fond théorique – reste instable et hétéroclite. Dans le meilleur des cas, on repose avec honnêteté les vieilles questions : celles qu’on avaient oubliées par peur des remises en cause. Ou alors on infiltre dans le petit monde anarchiste quelques éléments de recherches et d’analyses qui se font ailleurs ; ce qui d’ailleurs est utile, et encore trop rare.

dispersion

Anarchism is a permanent obstacle for the anarchist.

It scatters more than it gathers. It fritters away energies rather than concentrating them. It squanders its gains when what is necessary is to mobilize them for new acquisitions. Summary judgments and the remnants of old popularizations stand in for the methods of analysis and the precise knowledge that it lacks.

Instead of devoting the best part of our efforts to the struggle against capitalism and political power, we exhaust ourselves struggling to patch up and hold together our fragile means: groups, press, networks of communication. It is with great difficulty that we find the means to support ourselves on any kind of basis. The groups and organizations keep breaking up; those that take their place slip despite themselves in the ruts dug by the predecessors — unless they refuse everything, and toss and turn, for a while, this way and that.

The majority of the publications are as ephemeral as they are little known. Their theoretical basis — when there is something that resembles a theoretical basis — remains unstable and ragtag. In the best of cases, they earnestly reframe the old questions: celles those that had been forgotten for fear of the challenges. Or else they inject into the little anarchist world some elements of research and analysis done elsewhere, which is certainly useful and only too rare.

partir ou repartir ?

Ce manque complet de cohésion et de continuité amoindrit la force d’attraction du mouvement anarchiste au point qu’il ne peut retenir qu’une minorité de la minorité qui traverse sa zone d’influence. L’insuffisance numérique contribue à son tour au manque de durée des initiatives, à la pauvreté des apports, à la résorption des échanges.

Cette pénurie ne concerne pas seulement le milieu «spécifique», c’est-à-dire les groupes et formations qui se proclament libertaires. Ceux qui situent leur pratique dans une optique libertaire sans pour autant se rattacher au milieu – justement parce qu’ils constatent ses insuffisances et parce qu’ils se méfient de la confusion qui entache l’anarchisme – auraient tout à gagner à l’existence d’un mouvement vivant : information, réflexion théorique, variété des expériences, contacts, stimulants (même dans la polémique).

Reste à savoir s’il faut s’en tenir à ce constat de carence. Beaucoup l’ont fait et sont partis vers des tendances révolutionnaires qui leur proposaient plus de moyens, une théorie cohérente et un climat intellectuel plus excitant. D’autres s’accrochent, indifférents à la confusion et à l’éparpillement, parce que seule les intéresse la radicalité d’actions ponctuelles ou l’ébauche d’un style de vie. Ne parlons pas de ceux qui se décrètent les propriétaires d’une «anarchie inaliénable», anarchistes de droit divin et gardiens de l’orthodoxie, appliqués avant tout à traquer les déviations qui ne sont pas prévues au catalogue de leur bric-à-brac idéologique. Laissons ces brocanteurs faire la loi dans leur boutique, les innocents qui s’y égarent encore s’attardent de moins en moins.

Si l’on veut en finir avec cette situation critique, la question se pose : l’anarchisme est-il par nature condamné au morcellement, aux irruptions sans avenir, aux idéologies vagues ? Sinon, peut-il trouver en lui-même les principes unifiants qui lui donneraient sa force de conviction et d’intervention ?

Ce qui est grave, c’est que ces questions soient si rarement posées, sinon par ceux qui y répondent en se détachant de l’anarchisme. Elles travaillent au moins de manière implicite dans les tentatives faites par certains groupes pour sortir du brouillard. L’inertie du milieu freine ces tentatives et limite leur durée ; elles n’en constituent pas moins une première donnée positive, sans laquelle il ne vaudrait guère la peine de se débattre avec une telle interrogation.

to depart or to begin again?

This complete lack of cohesion and continuity reduces the anarchist movement’s powers of attraction to such a point that it can only retain a minority of the minority that traverses its sphere of influence. The numerical insufficiency contributes in turn to the limited life span of the initiatives, the poor quality of the contributions and the resorption of the exchanges.

That penury does not only concern the “specific” milieu, the groups and formations that proclaim themselves libertarian. Those who identify their practice with a libertarian perspective, without associating themselves with the milieu — precisely because they observe its deficiencies and because they are wary of the confusion that tarnishes anarchism — would have everything to gain from the existence of a living movement: information, theoretical reflection, variety of experiences, contacts, stimulants (even in polemics).

It remains to be seen whether we must stick with this admission of failure. Many have done so and have left for revolutionary tendencies that offer them greater means, a coherent theory and a more stimulating intellectual climate. Others hang on, unmoved by the confusion and fragmentation, because all that interests them is the radicality of specific, ad hoc actions or the rough outline of a lifestyle. Let’s not speak of those who have ordained themselves the proprietors of an “inalienable anarchy,” anarchists of divine right and guardians of orthodoxy, assiduous above all to track down the deviations not provided for in the catalog of their ideological bric-à-brac. Let’s leave these dealers in second-hand goods to call the shots in their shops; the innocents who stumble in there linger less and less.

If we want to put an end to this critical situation, the question arises:  is anarchism condemned by its nature to fragmentation, to outbursts with no future, to vague ideologies? If not, can it find within itself the unifying principles that would give it strength of conviction and power to intervene?

What is serious is that these questions are so rarely posed, except by those who respond by leaving anarchism behind. They are at least implicitly at work in the attempts made by certain grounds to find their way out of the fog. The inertia of the milieu reins in these attempts and limits their duration; they nevertheless constitute a first positive element, without which it would hardly be worth the trouble of struggling with this sort of questioning.

l’absence de formes

A première vue, ce qui caractérise l’anarchisme et son manque de continuité, c’est l’absence de formes. A tous les niveaux, nous rencontrons l’informe.

Sa manifestation la plus apparente, c’est l’inévitable retour – toujours dans les mêmes termes – du problème de l’organisation : absence de formes dans les relations entre les individus, entre les groupes. La proclamation de l’informel n’est qu’une résignation à l’informe. On peut concevoir effectivement que des relations spontanées valent mieux que le coinçage dans un groupement fermé, braqué contre tous les autres et usé par ses conflits internes. J’admets aussi que rien n’est plus illusoire que le formalisme qui consiste à tracer de puissants schémas d’organisation en attendant que les masses s’y engouffrent, ou le formalisme qui épuise des gens pour le maintien et l’entretien d’une petite machinerie qui ne trouve pas à s’employer dans la vie concrète. Mais l’informel ne peut pas être une solution, dans la mesure précisément où le caractère passager et fluctuant de ce type de relations ne permet pas la conservation et le renouvellement de l’acquis.

Le problème de l’organisation, en fait, est secondaire. Il est de l’ordre des conséquences, et non pas des causes. Aucun accord réel n’est possible tant qu’on se borne à mettre en commun des refus, de vagues formulations, des slogans. Au moindre débat de fond, la façade unitaire se fissure. Il peut difficilement en être autrement : comment, en l’absence de bases clairement définies, savoir à quoi l’on s’engage ? L’accord sur un point particulier ne compense nullement l’indécision et les contradictions sur quantité d’autres questions qui restent dans l’ômbre parce qu’aucun effort n’est fait pour dégager une vue d’ensemble. Il nous est impossible de proposer au nouveau venu une vision globale à laquelle il puisse se confronter.

C’est sur ce plan que la dispersion et la déperdition atteignent leur point culminant. L’habitude est prise – depuis longtemps – de découper l’anarchisme en petits tronçons bien séparés, dont chacun porte la marque de quelques vulgarisateurs. Le lien avec les œuvres originelles ou les mouvements sociaux qui fournissent le « label » est le plus souvent coupé. Les « individualistes » ignorent Stirner comme les « communistes libertaires » ignorent Bakounine ou Kropotkine. Quelle importance? Les pères fondateurs (Stirner l’est malgré lui…) tendaient à une vue générale des problèmes, à une connexion avec les connaissances et les idées de leur temps. Ils se révèlent souvent plus modernes que leurs suiveurs.

Encore une critique purement interne et dépassée ? Il est vrai qu’une nouvelle génération de libertaires parvient mieux à éviter les clivages arbitraires, en ne séparant plus la révolution sociale de la subversion de la vie quotidienne. Mais elle pousse encore plus loin la négligence et même le refus pur et simple dès qu’il s’agit de donner une expression cohérente à ses raisons d’agir et à sa pratique.

Même des groupes soucieux de traduire leur expérience en une formulation plus rigoureuse, pour élargir la discussion et permettre une réflexion sur leur parcours, évitent difficilement la coupure. D’abord parce qu’ils tiennent à garder leur distance par rapport au milieu anarchiste, et d’un autre côté parce que la conscience de mener une tentative originale et actuelle les dispense à bon compte de chercher dans le passé du mouvement libertaire les précédents ou les arguments qui pourraient étayer leur recherche. Ils restent ainsi dans une activité très compartimentée qui les empêche de saisir l’ensemble des liens, théoriques et pratiques, qui rattachent leur entreprise au projet global de la révolution anarchiste.

the absence of forms

At first glance, what characterizes anarchism and its lack of continuity is the absence of forms. At all levels, we encounter the shapeless.

Its most obvious manifestation is the inevitable return — always in the same terms — of the problem of organization: the absence of forms in the relations between individuals, between groups. The proclamation of the informal in only a resignation to the unformed. We can indeed perceive that spontaneous relations are more to be valued than being stuck in a closed group, set against all others and worn out by internal conflicts. I also admit that nothing is more delusive than the formalism that consists of mapping out mighty organizational schemes and waiting for the masses to throw themselves into them, or the formalism that wears out people in the maintenance and upkeep of some bit of machinery that cannot find a use in real life. But the informal cannot be a solution, precisely insofar as the temporary and fluctuating character of this type of relations does not allow the preservation and extension of gains.

The problem of organization is, in fact, secondary. It is a question of consequence, and not of causes. No real accord is possible as long as we limit ourselves to pooling refusals, vague formulations and slogans. At the slightest debate regarding substance, the facade of unity cracks. It could hardly be otherwise: how, in the absence of some clearly defined bases, can we know what we’ve signed up for? Agreement on a particular point does not make up for indecision and contradictions on a variety of other questions, which remain in the shadows because no effort is made to achieve an overview. It is impossible for us to offer newcomers a comprehensive vision with which they can engage.

It is this way that the dispersion and loss reach their culmination. It has become customary — for a long time now — to carve anarchism up into little, clearly separated segments, each of which bear the marks of some popularizers. The link with the original works or the social movements that furnished the “label” is most often cut. The “individualists” know as little of Stirner as the “libertarian communists” know of Bakunin or Kropotkin. What does it matter? The founding fathers (and Stirner is one despite himself…) tended to have a general view of the problems, and a connection with the knowledges and ideas of their times. The often show themselves to be more modern than their followers.

Another purely internal and outdated criticism? It is true that a new generation of libertarians if better able to avoid arbitary splits, by no longer separating the social revolution from the subversion of everyday life. But it pushes negligence, and even pure and simple refusal, even further as soon as it is a question of giving a coherent expression to its reasons for acting and its practice.

Even groups anxious to translate their experience into a more rigorous formulation, to widen the discussion and allow a reflection on their journey, have difficulty avoiding breaks. First, because they want to keep their distance from the anarchist milieu and, on the other hand, because the consciousness of making an original and modern attempt tentative releases them with little thought from seeking in the past of the libertarian movement for the precedents or arguments that could support their research. So they remain engaged in a very compartmentalized activity, which prevents them from grasping as a whole the links, theoretical and practical, that connect their enterprise to the global project of the anarchist revolution.

fragments d’anarchie

Un autre morcellement vient encore affaiblir notre capacité d’expression : les idées circulent très mal par-delà les frontières. Peu de traductions sont faites et les Français, pour prendre un exemple, ignorent à peu près tout des livres anarchistes publiés en Allemagne, en Angleterre ou en Italie.

On peut se demander si la dispersion tient seulement à des conditions passagères ou si elle est indissociable du mouvement anarchiste. Un coup d’œil rétrospectif ne laisse aucun doute ; la multiplicité des tendances et des sous-tendances est chronique. Mais c’est là encore un symptôme plus qu’une cause. La fragmentation ne provient pas seulement de la déperdition, c’est-à-dire du fait que, des œuvres essentielles, on ne retient que tel ou tel élément détaché de l’ensemble qui lui donnait sa vraie signification. Les œuvres « inaugurales » sont elles-mêmes fragmentées. Même à son plus haut niveau, la pensée libertaire reste fragmentaire.

L’anarchie, chez Proudhon, sous-tend bien plus nettement certains livres (ceux de la période 1848-1852) que d’autres ; elle s’estompe par périodes, reste mêlée à des scories réactionnaires. Ses activités multiples, les urgences du quotidien détournent Proudhon d’ordonner et de clarifier ses concepts, ce qui laisse souvent croire à des contradictions là où il n’y a qu’imprécision. EItzbacher lui reproche à juste raison son langage irrégulier et changeant. (Mais il est vrai aussi qu’une théorie ne crée pas immédiatement son champ intellectuel propre, et nous n’avons fait aucun effort pour relire Proudhon.)

Que dire de Bakounine : son œuvre est faite surtout de livres inachevés, de lettres démesurées. Stirner lui-même, le plus purement « théoricien » des anarchistes, est l’homme d’un seul livre, composé de fragments: commentaires de lectures, polémiques, retranscription encore frémissante d’interminables discussions de taverne. Rien de plus caractéristique que le titre du livre de Tucker : « A la place d’un livre. Par un homme trop occupé pour en écrire un. Exposé fragmentaire de l’anarchisme philosophique ».

Plus généralement, on peut dire que l’anarchisme apparaît par fragments seulement, dans la vie d’un anarchiste. Ce n’est pas qu’une question de «crise de jeunesse». Les conditions d’existence sont telles, et les pressions mentales, et l’emprise des mécanismes montés par l’éducation, que l’anarchie se dégage mal des réflexes autoritaires, de i’intolérance, de la peur de la liberté. Il en va de même pour les événements : les révolutions sont anarchistes en leurs débuts…

La fragmentation est liée plus intimement encore à la nature d’un courant qui attache plus d’importance à la vie qu’à la pensée, et qui a toujours fait une large part à la passion, à l’intuition, à l’élan instinctif. « La science n’a affaire qu’avec des ombres, dit Bakounine. La réalité vivante lui échappe, et ne se donne qu’à la vie qui, étant elle-même fugitive et passagère, peut saisir et saisit en effet toujours tout ce qui vit, c’est-à-dire tout ce qui passe ou ce qui fuit. » La phrase pourrait être de Stirner…

fragments of anarchy

Another fragmentation further weakens our capacity for expression: ideas circulate very badly across borders. Few translations are made and the French, to take one example, pour prendre un exemple, are largely ignorant of the anarchist books published in German, England or Italy.

We can ask ourselves whether the dispersion results only from temporary conditions or if it is inseparable from the anarchist movement. A backwards look leaves no doubt; the multiplicity of tendencies and sub-tendencies is chronic. But this is also more a symptom than a cause. The fragmentation does not only come from loss, from the fact that, of the essential works, we only retain isolated elements, detached from the unity that gave them their true sense. The “inaugural” works are themselves fragmented. Even at its highest level, libertarian thought remains fragmentary.

In Proudhon, anarchy clearly underlies certain books (those of the period 1848-1852) more than others; it fades in some periods, or remains mixed with reactionary slag. His multiple activities, the crises of daily life divert Proudhon from ordering and clarifying his concepts, which often leads us to believe there are contradictions where there is only imprecision. EItzbacher rightly reproaches him for his irregular and changing language. (But it is also true that a theory does not immediately create its own intellectual domain, and we have made no effort to reread Proudhon.)

What can we say about Bakunin? His work is made up mostly of unfinished books, of immoderate letters. Stirner himself, the most purely “theoretical” of the anarchists, is the man of a single book, composed of fragments: commentaries on works read, polemics, the still trembling transcription of interminable tavern discussions. Nothing is more characteristic than the title of Tucker’s book: “Instead of a Book. By a man too busy to write one. A fragmentary exposition of philosophical anarchism.”

More generally we can say that anarchism appears only in fragments in the life of an anarchist. It is not just a question of “crises of youth.” The conditions of existence are such, and the mental pressures, and the influence of the mechanisms assembled through education, that anarchy struggles to free itself from authoritarian reflexes, intolerance and fear of liberty. It is the same for events: revolutions are anarchist in their beginnings…

The fragmentation is still more intimately connected to the nature of a current that attaches more importance to life than to thought, and has always emphasized passion,  intuition and instinctive urges. “Science only deals with shadows,” said Bakunin. “The living reality escapes it and only gives itself to life, which, being itself fugitive and fleeting, can and indeed always does grasp everything that lives, which is to say everything that passes or flees.” The sentence could be from Stirner…

les mots de la tribu

Tout nous conduit à l’éclatement. D’où viendrait l’énergie unifiante susceptible d’agglomérer les fragments, de résister à la dispersion ? Il nous manque la base élémentaire d’une cohésion possible: un langage commun. Nous n’avons pas de langage. Voilà pourquoi nous en sommes réduits à parler encore et toujours de l’anarchisme, au lieu de parler en anarchistes du monde d’aujourd’hui et de la vie que nous y menons. Parler en anarchiste, parler anarchiste, ne va pas de soi. Nous employons pêle-mêle les mots des autres, avec tous lès malentendus que cela entraîne, ou les mots usés, inertes, qui traînent depuis des générations , de brochure en causerie et de causerie en « brûlot » …

Résultat : nous avons toutes les peines du monde à bous faire comprendre. Même à nous faire entendre ; ces balbutiements deviennent proprement inaudibles. C’est à ce niveau que la nécessité d’une théorisation se fait sentir quotidiennement. Une théorie, c’est d’abord un langage bien fait. Des notions clairement définies entre lesquelles on peut établir des rapports logiques.

Il ne s’agît pas d’un jeu formel. Mettre au point des concepts clairs implique – et appelle – une clarification des idées, des méthodes d’analyse. Cela exige aussi de notre part la confrontation de différentes expressions de l’anarchisme pour retrouver des formes communes, constantes. Enfin et surtout, cet effort de décantation demande un travail de révision critique et de remise à jour, puisque le but n’est pas d’établir un catalogue mais d’élaborer un langage capable d’appréhender (à des fins de connaissance, de communication et d’action) la réalité présente.

Il est tentant, évidemment, d’utiliser tout simplement les catégories et les notions produites par des systèmes mieux assimilés par ceux à qui nous voulons nous adresser (en particulier le marxisme). Et de toute façon, il est impossible d’éviter l’usage d’un vocabulaire marxiste (ou psychanalytique) largement diffusé par les sciences humaines. C’est là cependant une nouvelle source de confusion. Ce vocabulaire renvoie à des constructions théoriques dont la cohésion est forte et dont l’empreinte peut dévier nos idées, fausser leur sens, oblitérer leur originalité. Employer sans autre examen les mots des autres, c’est nous enfermer dans leur idéologie. D’où la nécessité d’examiner ce qui peut sans parasitage s’intégrer dans nos coordonnées … et de vérifier si notre outillage intellectuel résiste à la confrontation.

Quel que soit le domaine envisagé, le dépassement de l’atomisation exige une refonte radicale de notre manière de voir et de nos habitudes. Sous le discontinu, il nous faudra chercher le continu ; sous le désordre, les formes qui donnent cohésion et signification à l’ensemble. Plus généralement, nous devrons arriver à saisir l’anarchisme comme une réalité globale qui se refuse aux définitions partielles et arbitraires dans la mesure où nous pouvons repérer et décrire ses manifestations concrètes dans l’histoire et dans la vie des hommes.

the words of the tribe

Everything leads us toward the rupture. Where would we find the unifying energy capable of susceptible gathering up the fragments, of resisting the dispersion? We lack the elementary basis for any possible cohesion: a common language. We have no language. That is why we are still always reduced to speaking of anarchism, instead of speaking as anarchists regarding today’s world and the life that we lead here. How to speak as an anarchist, to speak anarchistically, is not self-evident. We employ the words of other, haphazardly, with all the misunderstanding that produces, or we use worn out, lifeless words, which drag along for generations, from pamphlet to discussion and from discussion to “incendiary” tract…

Result: we have no end of trouble making ourselves understood or even to make ourselves heard; these stammerings become truly inaudible. It is at this level that the necessity of a theorization makes itself felt every day. A theory is, first of all, a well constructed language, some clearly defined notions between which we can establish logical relations.

It is not a question of a formal procedure. Clarifying concepts implies — and calls for — a clarification of ideas and methods of analysis. This also demands on our part the confrontation of different expressions of anarchism in order to discover common forms and constants. Finally, and above all, this effort of clarification demands a labor of critical revisions and updating, since the aim is not to establish a catalog but to elaborate a language capable of grasping (for purposes of knowledge, communication and action) the present reality.

It is tempting, obviously, to simply use the categories and notions produced by systems better assimilated by those to whom we wish to address ourselves (and marxism, in particular.) And in that way it is impossible to avoid the use of a marxist (or psychanalytic) vocabulary circulted widely through the human sciences. This is, however, a new source of confusion. This vocabulary reflects theoretical constructions whose cohésion is strong and whose imprint can divert our ideas, distort their meaning and obliterate their originality. To use the words of others without further examination is to lock ourselves within their ideology. Hence the need to examine what can be integrated into our coordinates without parasitism… and to check if our intellectual tools withstand the confrontation.

Whatever the domain envisaged, going beyond atomization requires a radical overhaul of our way of seeing and of our habits. Beneath the discontinuous, we will have to look for the continuous; beneath disorder, the forms that give cohesion and meaning to the whole. More generally, we will have to come to grasp anarchism as a global reality that refuses partial and arbitrary definitions insofar as we can identify and describe its concrete manifestations in the history and in the life of men.

un retour aux sources

Même si cette proposition paraît aberrante aux traditionalistes comme aux spontanéistes, il s’agit de prendre pleinement conscience de ce qu’est l’anarchisme, conscience du phénomène anarchiste : comme mouvement historique, comme courant de pensée, comme constante de l’effervescence sociale et de l’émancipation personnelle.

Cette refonte implique un retour aux sources qui permettra, pour ainsi dire, de retrouver l’anarchisme à l’état naissant, non seulement dans les événements et les œuvres du passé, mais dans les actions, les comportements et les écrits qui, aujourd’hui, lui donnent une expression nouvelle.

Éclairer les liens, le plus souvent implicites, qui existent entre les fragments, leur raison d’être commune. Par restructurations progressives, dégager les liaisons entre des ensembles de plus en plus vastes. Et ce n’est encore qu’un préalable, qui ne peut suffire à fondre effectivement dans la pratique, dans la conscience spontanée, les parcelles d’anarchie qui nous sont accessibles. Il est utile de saisir ce qu’il y a de commun entre une grève sauvage, une expérience communautaire, une insurrection passée, une page de Proudhon, une analyse nouvelle. Mais la dispersion ne cessera que lorsqu’un courant de vie connectera spontanément ces réalités éclatées pour établir entre elles un champ de force susceptible de produire les impulsions et des idées neuves.

En d’autres termes : nous aurons une chance réelle de surmonter la dispersion quand nous aurons rétabli dans le milieu anarchiste une vie culturelle active.

a return to the sources

EVen if this proposition appears absurd to the partisans of tradition and spontaneity alike, it is a question of becoming fully aware of what anarchism is, consciousness of the anarchist phenomenon: as historical movement, as current of thought, as a permanent feature of social ferment and individual emancipation.

This recasting implies a return to the sources that will allow, so to speak, the rediscovery of anarchism in its nascent state, not only in the events and works of the past, but in the actions, behaviors and writings that, today, give it a new expression.

To clarify the connections, most often explicit, that exist between the fragments, their common reason for being. Through gradual restructuring, to identify the connections in larger and larger wholes. And this is still only a prerequisite, which is insufficient to effectively merge in practice, in spontaneous consciousness, the fragments of anarchy that are accessible to us. It is useful to know what there is in common between a savage strike, a communitarian experiment, a past insurrection, a page from Proudhon and a new analysis. But the dispersion will only cease when a current of life spontaneously connects these exploded realities in order to establish between them a field of force capable of producing new impulses and ideas.

In other words: we will have a real chance of overcoming dispersion when we have reestablished an active cultural life in the anarchist milieu.

culture, contre-culture

Ce que beaucoup d’entre nous oublient – ou veulent ignorer – c’est qu’une culture commune est un puissant facteur d’unité. A la rigueur, on reconnaît cette force de cohésion quand il s’agit de dénoncer la culture dominante : n’a-t-elle pas pour fonction de souder dans une même soumission, dans un « idéal » commun, la diversité des individus et des classes sociales ? Mais le fait est qu’elle ne s’installe qu’en écrasant, en disloquant des cultures particulières. L’histoire de la colonisation et de son impérialisme culturel fournit une infinité d’exemples. Et l’on découvre enfin en France qu’il existe aussi une « colonisation intérieure », que l’Etat centralisateur s’est édifié sur la ruine des cultures régionales, sur l’écrasement des différences.

L’idéologie bourgeoise n’étend son emprise qu’à condition de condamner à l’asphyxie les idées, les œuvres et les modes de vie qui s’opposent à ses principes et à ses règles. Les éléments déviants qui sont assez vivaces pour résister se trouvent peu à peu assimilés et faussés. Dénoncer ce processus est bien insuffisant. La véritable riposte consiste à ranimer, à renforcer au contraire les formes de culture ainsi éliminées ou neutralisées.

On pourrait répondre aussi que seul le bouleversement total du système capitaliste permettra le déploiement d’une culture différente. D’accord … si on n’oublie pas qu’aucune révolution n’est possible en dehors de certaines « conditions subjectives » (prise de conscience, connaissance des fins et des moyens, « capacité » au sens proudhonien) qui sont justement des facteurs culturels.

culture, counter-culture

What many among us forget — or want to ignore — is that a common culture is a powerful unifying factor. When pushed, we recognize this force of cohesion when it is a question of denouncing the dominant culture: doesn’t it function to join together in a single submission, in a common “ideal,” the diversity of individuals and social classes? But the fact is that it ne s’installe qu’en écrasant, en disloquant des cultures particulières. The history of colonization and its cultural imperialism furnishes no end of examples. And one discovers, finally, that there exists in France an “internal colonization,” that the centralizing State is built on the ruins of regional cultures, on the crushing of differences.

The bourgeoise ideology only extends its influence by condemning to suffocation the ideas, works and modes of life that are opposed to its principles and rules. The deviant elements that are persistent enough to resist find themselves gradually assimilated and distorted. Denouncing this process is quite insufficient. The true response consists instead of reviving, reinforcing the cultural forms thus eliminated or neutralized.

One could also respond that only the complete disruption of the capitalist system will allow the implementation of a different culture. Okay… if we do not forget that no revolution is possible outside of certain “subjective conditions” (awareness, knowledge of means and end, “capacity” in the Proudhonian sense), which are precisely cultural factors.

 

l’état contre la culture

L’affirmation du rôle libérateur de la culture est restée longtemps une constante du mouvement ouvrier. Le syndicalisme révolutionnaire, tout particulièrement, s’est attaché à mettre en pratique cette conviction. Il ne se proposait pas seulement de donner aux militants la formation (politique, économique, technique)’ nécessaire pour mener des luttes efficaces et participer, après la révolution, à la gestion collective de la société nouvelle, mais encore de développer une « morale des producteurs ». L’idée même d’une culture prolétarienne devait faire quelque temps son chemin : que la classe ouvrière se forge ses propres formes d’expression et oppose aux productions artistiques de la bourgeoisie des œuvres consacrées à la vie, aux problèmes et aux valeurs du prolétariat.

La conception libertaire de la culture se rattachait étroitement à sa critique de l’Etat. On la trouve exposée sous tous ses aspects dans l’ouvrage de Rocker (encore inédit en France) sur «Nationalisme et Culture» : la culture et le pouvoir d’Etat sont deux réalités foncièrement antinomiques ; le renforcement du pouvoir appelle inéluctablement une régression de l’activité culturelle, puisque celle-ci exige une pleine liberté d’expression, le respect de la diversité. Le stimulant de la spontanéité collective est indispensable à l’éclosion d’œuvres conformes aux besoins et aux aspirations du plus grand nombre. L’intervention directe de l’Etat, au contraire, paralyse la créativité par ses exclusives et ses consignes, ou alors elle ne soutient que la production qui repond aux goûts et aux intérêts d’une minorité privilégiée.

Nous sommes loin, aujourd’hui, de conceptions aussi positives de la culture. Le mot à lui seul est désormais investi d’une charge négative faisant automatiquement office de répulsion. Mais si nous avons toutes les raisons de nous défier d’un optimisme de la culture, nous devons aussi réagir rapidement contre les automatismes qui remplacent la réflexion par le réflexe conditionné (il y a un conditionnement gauchiste…). Les mots fétiches, à charge positive ou négative, sont aussi pernicieux que les slogans. Ils court-circuitent la discussion, ils nient les problèmes au lieu de les aborder de face.

Il faut déjà éviter au départ une définition trop restrictive de la culture. Pour m’en tenir à un sens très général et courant, je dirai qu’elle consiste dans l’ensemble des représentations, des symboles, des œuvres qui expriment les valeurs morales, intellectuelles et esthétiques orientant dans une collectivité les rapports des hommes avec le monde et les rapports des hommes entre eux. La culture codifie et transmet les croyances de la collectivité, sa conception du monde, son sentiment de la vie. Elle s’inscrit dans les comportements, au mieux dans un style de vie.

Définie ainsi, la culture ne peut pas échapper à la critique de l’idéologie telle que l’a développée, en particulier, le marxisme. Toute culture en effet est déterminée non seulement par l’état des techniques et des connaissances en un temps donné, mais par l’ensemble des conditions de vie (forces et rapports de production, divisions sociales et politiques, systèmes de domination, etc.). Elle mobilisera donc en premier lieu les conceptions des classes qui possèdent et contrôlent les moyens d’expression et de diffusion. Elle célébrera les valeurs invoquées pour justifier et préserver la hiérarchie établie.

the state against culture

The affirmation of the liberating role of culture has long remained a constant in the workers’ movement. Revolutionary syndicalism, in particular, has endeavored to put this conviction into practice. It has not only stepped forward to give militants the training (political, economic, technical) necessary to lead effective struggles and to participate, after the revolution, in the collective management of the new society, but also to develop a “producers’ ethic.” The very idea of a proletarian culture was to gain ground for some time: that the working class forge its own forms of expression and oppose the artistic productions of the bourgeoisie with works devoted to the life, problems and values of the proletariat.

The libertarian conception of culture was closely linked to its critique of the State. We find it expounded in all its aspects in Rocker’s work (still unpublished in France) on “Nationalism and Culture:” culture and state power are two fundamentally contradictory realities; the strengthening of power inevitably calls for a regression of cultural activity, since that activity requires complete freedom of expression and respect for diversity. The stimulant of collective spontaneity is essential for the blossoming of works suited to the needs and aspirations of the greatest number. Direct state intervention, on the contrary, paralyzes creativity through its exclusions and instructions, or else it only supports production that meets the tastes and interests of a privileged minority.

We are far, today, from such positive conceptions of culture. The word is its from now on invested with a negative charge, automatically servel to repel. But if we have every reason to be wary of cultural optimism, we must also react rapidly against the automatisms that replace reflection with conditioned reflexes. (There is a leftist conditioning…) The fetishized words, whether positively or negatively charged, are as pernicious as slogans. They bypass the discussion and deny the problems instead of tackling them head on.

We must avoid, at the outset, too restrictive a definition of culture. To stick to a very general and common sense, I would say that it consists of the set of representations, symbols and works that express the moral, intellectual and aesthetic values that guide the relationships of men with the world and the relationships between men in a collectivity. Culture codifies and transmits the beliefs of the collectivity, its conception of the world, its impression of life. It inscribes itself in behavior, at best in a lifestyle.

Defined in this way, culture cannot escape the critique of ideology as developed, in particular, by Marxism. In fact, any culture is determined not only by the state of technology and knowledge at a given time, but by all the conditions of life (forces and relations of production, social and political divisions, systems of domination, etc.) It will therefore mobilize in the first place the conceptions of the classes that own and control the means of expression and dissemination. It will celebrate the values invoked to justify and preserve the established hierarchy.

vers la culture unidimensionnelle

Une première restriction s’impose. Aucune culture ne peut être considérée comme le simple « reflet » de l’infrastructure économique et sociale. Elle se développe dans une sphère d’activité qui a sa logique propre — souvent tenace — et elle contient trop d’éléments empruntés à des formes d’existence antérieures, éléments qui restent étroitement imbriqués dans les représentations plus récentes. Il suffit d’ailleurs de voir avec quelle lenteur les répercussions des nouvelles conditions scientifiques et techniques sont assimilées par la mentalité collective.

De plus, les grandes œuvres culturelles ne constituent pas un simple démarquage de la réalité donnée, ou une interprétation totalement structurée par l’idéologie dominante. L’œuvre d’art est une tentative de réinterprétation, souvent critique. Loin de se limiter à une justification des formes d’exîstence qu’impose la société contemporaine, elle dénonce en général la souffrance causée par ces formes d’existence : la solitude, l’échec, la nostalgie d’une vie où les valeurs proclamées seraient effectivement réalisées. Même « l’exigence de bonheur prend des accents dangereux dans un système qui apporte à la majorité la détresse, la privation et la peine » (Marcuse).

La culture est ainsi travaillée par deux tendances opposées. L’une vise à justifier l’ordre existant, à modeler la vie collective selon ses normes, à diffuser des croyances, des mythes, une image de la vie qui intègrent l’individu au tout et qui assurent la survie du système. L’autre, au contraire, incite à la critique de ce qui est au nom de ce qui pourrait être: au nom des valeurs non réalisées, des désirs réprimés, de l’accomplissement refusé et des possibilités nouvelles ouvertes par révolution des connaissances et des moyens d’action.

C’est cette contradiction qu’est en train d’éliminer ce qu’on a appelé la « culture de masse » et qui est, selon le terme de Marcuse, une culture unidimensionnelle. Les produits qu’elle lance sur le marché, en les destinant à la grosse consommation (films, émissions de télévision, disques, romans « populaires », illustrés) suppriment la contradiction et son ferment critique. L’exigence de bonheur se réduit à la volonté de bien-être, l’accomplissement s’appelle standing. Plus question d’aspirer à l’impossible : le bonheur est à portée d’économies ou de traites.

Le rôle de la culture unidimensionnelle, c’est de faire apparaître comme naturelle la réalité donnée, de la montrer susceptible de progrès à l’infini. Et si le travail reste pour la plupart le temps de la contrainte et de l’ennui, la marge des loisirs s’offre de compenser cette peine et cette usure : la paix chez soi, la route des vacances et les machines à rêver assis. A la passivité imposée par les conditions de travail vient s’ajouter la fascination du flot d’images qui transforme l’actualité mondiale en feuilleton. Et chacun, selon ses moyens, cherche à donner en spectacle à chacun la réussite de son existence.

Quelle place reste-t-il à la « culture ouvrière » dans ce magma qui noie les particularités et le sens du réel, qui voile les vrais conflits? L’accès matériel aux moyens culturels ne signifie en rien une appropriation effective. Les œuvres de culture critique ont beau être vendues en livres de poche, ne les lisent que ceux qui sont préparés à les lire. Il en va de même pour la télé, où les tardives émissions artistiques ou intellectuelles ne sont vues que par « l’élite ».

Enfin, il n’est même plus nécessaire que l’Etat intervienne pour canaliser la production (même s’il ne se prive pas de le faire, à l’occasion, pour éliminer un produit trop peu conforme). L’industrie « culturelle » assure d’elle-même la promotion de marchandises distrayantes et anesthésiantes répondant aux besoins de l’idéologie dominante.

toward a one-dimensional culture

A first restriction imposes itself. No culture can be considered the simple “reflection” of the economic and social infrastructure. It develops in a sphere of activity that has its own logic — often stubborn — and contains too many elements borrowed from previous forms of existence, elements that remain tightly interwoven in the more recent representations. Witness how slowly the repercussions of new scientific and technical conditions are assimilated by the collective mentality.

Furthermore, great cultural works do not constitute a simple demarcation of the given reality, or an interpretation totally structured by the dominant ideology. The work of art is an attempt at reinterpretation, often critical. Far from being limited to a justification of the forms of existence imposed by contemporary society, it generally denounces the suffering caused by these forms of existence: loneliness, failure, nostalgia for a life where the values proclaimed would actually be achieved. Even “the demand for happiness takes on dangerous accents in a system that brings distress, deprivation and pain to the majority” (Marcuse).

Culture is thus shaped by two opposing tendencies. One aims to justify the existing order, to shape collective life according to its standards, to disseminate beliefs, myths and an image of life that integrate the individual into the whole and ensure the survival of the system. The other, on the contrary, encourages criticism of what is in the name of what could be: in the name of the unrealized values, repressed desires, denied fulfillment and new possibilities opened up by the revolution of knowledge and means of action.

It is this contradiction that is in the process of eliminating what we have called “mass culture” and is, in the words of Marcuse, a one-dimensional culture. The products that they bring to the markets, intending them for mass consumption (films, television programs, records, “popular” novels, magazines) suppress contradiction and its fritical ferment. The demand for happiness is reduced to the desire for well-being, the accomplishement called standing. There is no longer any question aspiring to the impossible: happiness is a matter of savings and payments.

The role of one-dimensional is to make the given reality appear natural, to show it capable of infinite progress. And if, most of the time, labor remains a matter of coercion and boredom, the margin of leisure offers compensation for that effort and that wear and tear: peace at home, vacation trips and machines that let us dream in our seats. To the passivity imposed by the conditions of labor is added the fascination with the flood of images that transform the news of the world into a soap opera. And each, according to their means, seeks to give to each in spectacular form the achievement of their existence.

What place remains for “working-class culture” in this magma that drowns particularities and the sense of reality, that veils the real conflicts? Material access to cultural in no way means effective appropriation. Works of critical culture may be sold as paperbacks, but they are only read by those who are prepared to read them. The same goes for television, where late artistic or intellectual broadcasts are seen only by “the elite.”

In the end, it is no longer even necessary for the State to intervene to channel production (even if it does not hesitate to do so, on occasion, to eliminate a product that is insufficiently compliant.) The “cultural” industry itself ensures the promotion of entertaining and anesthetic goods that meet the needs of the dominant ideology.

les contre-courants

Ces constatations, et plus simplement le morne accablement de l’imagerie aseptisée ou des rites « culturels », peuvent conduire tout naturellement au rejet de tout ce qui relève de la culture. Mais la stérilisation ne peut atteindre le degré souhaité. Au courant homogénéisant de la « culture de masse » viennent s’opposer des contre-courants, sans cesse refoulés, mais qui quelque temps au moins résistent au brassage général. A travers d’es livres, des films (souvent à petit budget), des spectacles théâtraux (souvent marginaux), à travers la bande dessinée, ils expriment ce que cherche à camoufler l’idéologie euphorisante : que la violence n’est pas le privilège de quelques méchants, mais qu’elle est inscrite dans l’ensemble des relations de domination et d’exploitation ; que la vie quotidienne, avec son épuisement et ses compensations illusoires, renforce constamment l’isolement, l’agressivité et la peur de la liberté.

Ces courants négatifs innervent ce qu’on appelle maintenant une « contre-culture ». Celle-ci, longtemps, est restée réservée elle aussi à une minorité. Elle devient un phénomène collectif et prend une orientation plus radicale : refus global de la production culturelle (sauf le disque…), engouement pour l’information brute, préférence systématique donnée à la parole sur l’écrit (sauf quand il prend la tournure même de la « parole brute »).

Contre le fétichisme du produit, contre la passivité du consommateur, la contre-culture affirme le jeu, l’improvisation, la fête. Contre l’isolement, elle appelle la rencontre au gré des hasards et des pérégrinations, la vie communautaire. Contre « l’ordre moral » (travail, famille, patrie), elle prône l’errance, la liberté sexuelle, le cosmopolitisme spontané, le respect de la vie et de la nature, la non-violence. On pourrait continuer, mais il ne s’agit pas d’un inventaire. Ce que je voudrais faire apparaître, c’est que la contre-culture agit comme une culture. En rejetant les valeurs de la culture dominante, elle affirme ses valeurs propres, qui ne sont pas seulement proclamées, mais incarnées dans l’amorce d’un genre de vie.

La force de la contre-culture, c’est qu’elle émane d’une sensibilité collective et se réalise en comportements. C’est là le signe d’une culture vivante. Sa faiblesse, par contre, réside dans la rareté des œuvres, dans l’absence d’une pensée cohérente indispensable pour dépasser le balbutiement et les vagues considérations humanitaires. Elle devient ainsi facilement la proie de mystiques confuses. L’écologie elle-même se fait mystique, avec tout un vague à l’âme de retour à la terre toujours remis et de tours du monde jamais entrepris.

On retrouve la dispersion, le flou, l’incapacité de l’expression qui paralysent aussi le mouvement anarchiste. Point de rencontre supplémentaire entre l’anarchisme et la contre-culture… II reste à craindre que leurs faiblesses s’ajoutent plus aisément que leurs virtualités créatrices.

the counter-currents

These observations, and more simply the gloomy prostration of sanitized imagery or “cultural” rites, can lead quite naturally to the rejection of anything that pertains to culture. But the sterilization cannot reach the desired degree. Against the homogenizing current of “mass culture” are opposed counter-currents, ceaselessly turned back, but which for some time at least resist the general mingling. Through books, films (often low budget), theatrical shows (often marginal), through cartoons and comics, they express what the euphoric ideology seeks to camouflage: that violence is not the privilege of a wicked few, but is inscribed in the whole of relations of domination and exploitation; that daily life, with its exhaustion and its illusory compensations, constantly reinforces isolation, aggression and fear of liberty.

These negative currents innervate what is now called a “counter-culture”. For a long time, this has also remained reserved for a minority. It becomes a collective phenomenon and takes a more radical orientation: a global refusal of cultural production (except for records…), a craze for raw information, a systematic preference given to the spoken word over the written word (except when it takes the form of the parole brute).

Against the fetishism of the product, against the passivity of the consumer, the counter-culture affirms play, improvisation, and celebration. Against isolation, it calls for encounters at the mercy of chance and wandering, community life. Against the “moral order” (work, family, country), it extols vagabondage, sexual freedom, spontaneous cosmopolitanism, respect for life and nature, non-violence. We could go on, but this is not an inventory. What I would like to make clear is that the counter-culture acts like a culture. By rejecting the values of the dominant culture, it affirms its own values, which are not only proclaimed, but embodied in the beginnings of a way of life.

The strength of the counter-culture is that it proceeds from a collective sensitivity and is realized in behavior. This is the sign of a living culture. Its weakness, on the other hand, lies in the scarcity of the works, in the absence of the coherent thought essential to overcoming the stammering and the vague humanitarian considerations. It thus easily becomes prey for confused mystics. Ecology itself becomes mystical, with quite a wave to the soul of returning to the earth always put back and tours of the world never undertaken.

We find the dispersion, haziness and incompetence of expression which also paralyze the anarchist movement. An additional point of convergence between anarchism and the counter-culture… It is still to be feared that their weaknesses are added more easily than their creative potential.

la culture libertaire

La contre-culture est une culture en puissance. Elle peut être au moins — si elle n’est pas à brève ou longue échéance récupérée par l’idéologie dominante — le terreau d’une nouvelle culture.

Une des raisons de sa fragilité, c’est l’absence de passé. On peut évidemment considérer cela comme un avantage et comme un attrait supplémentaire. Pas de tradition contraignante, pas de modèles étouffants, pas de savoir à ingurgiter ou à respecter. L’invention peut se donner libre cours. La vie retrouve sa spontanéité, envahit les terrains de jeu interdits. Mais la spontanéité s’épuise dans la répétition, la pensée tourne court quand elle s’enferme dans un cercle d’idées restreint. L’expression se fige quand elle ne trouve plus de formes sur lesquelles s’appuyer. La contre-culture se cherche donc un passé, ou des passés, en s’emparant de fragments prélevés sur des cultures anciennes, de préférence exotiques (bouddhisme, hindouisme) ou des cultures écrasées par l’impérialisme blanc – (Afrique, Indiens d’Amérique) ou encore sur des traditions marginales (ésotérisme).

libertarian culture

The counter-culture is a potential culture. It can be, at least, — if it is not sooner or later recuperated by the dominant ideology — the breeding ground of a new culture.

One of the reasons for its fragility is the absence of a past. We can obviously consider that as an advantage and as an additional attraction. No constraining tradition, no stifling models, no knowledge to take in or respect. Invention can give itself free rein. Life rediscovers its spontaneity, invades forbidden playgrounds. But spontaneity is exhausted in repetition, thought ends when it is enclosed in a limited circle of ideas. Expression is frozen when it no longer finds form on which to base itself. So the counter-culture seeks a past, or pasts, by taking hold of fragments drawn from ancient cultures, preferably exotic (Buddhism, Hinduism) or from cultures crushed by white imperialism – (Africa, the Indians of the Americas) or else from marginal traditions (esotericism).

les passés anarchistes

Parce qu’il a un passé, l’anarchisme peut plus facilement se recentrer et trouver par là une force de résistance contre la dissolution dans le grand magma unidimensionnel. Paradoxalement, son passé est virtuel : il est encore à constituer…

Plus exactement, l’anarchisme a deux passés. Un passé « manifeste », qui est celui du mouvement anarchiste institué, avec son éparpillement et sa tradition étriquée, mais aussi, point positif dont il sera encore question, son genre de vie non conformiste. Les défaites et les déceptions, les incessantes luttes internes ont laissé leurs séquelles de méfiance et d’indisponibilité. Des années de survie en vase clos ont empêché l’irrigation du milieu par les idées contemporaines. La pauvreté des moyens et le fléchissement de l’activité intellectuelle ont tari les ressources d’une tradition qu’on n’évoquait plus que par ouï-dire pour préserver l’orthodoxie des remises en question et des apports nouveaux.

Ce passé sclérosant a perdu de son emprise après le développement récent d’un nouveau milieu libertaire, très informel et disparate encore. Il doit peu au « mouvement » institué et commence à découvrir le passé de l’anarchisme en tant que mouvement social.

Ce qu’on en retenait jusque-là tenait trop souvent de la légende embellie par les nostalgies et les autojustifications.

Le regain d’intérêt pour l’anarchisme et plus généralement la dislocation de l’hégémonie stalinienne et léniniste attirent à nouveau l’attention sur les mouvements révolutionnaires et les expériences socialistes qui ne débouchaient pas sur l’Etat « prolétarien ». De la guerre d’Espagne (vue enfin autrement qu’à travers les hauts faits militaires) on remonte au mouvement makhnoviste, puis à cette Fédération jurassienne qui fut le vrai creuset de l’anarchisme. Le centenaire de la Commune a permis aussi de remettre des choses au point.

Les éditions et traductions se multiplient. De nouvelles études sont publiées, d’autres sont en cours. Des historiens qui se rattachent au courant anarchiste prennent part à ce travail de redécouverte, avec le propos évident de dégager l’aspect original et positif des expériences qu’ils décrivent, sans laisser pieusement dans l’ombre ce qu’ils considèrent comme des faiblesses ou des erreurs. Il serait injuste cependant de prétendre que tous les anarchistes ont manqué d’intérêt pour leur histoire jusqu’à ces dernières années … Ils n’avaient en fait guère la possibilité de faire publier leurs recherches, et ce blocage de l’information, qui enfermait dans un tiroir manuscrits et documents, avait de quoi étouffer les vocations naissantes. Même des livres édités, comme « la Révolution inconnue » de Voline, ne sortaient pas du petit cercle des initiés.

the anarchist pasts

Because it has a past, anarchism can more easily refocus and thereby find a power of resistance against dissolution in the great one-dimensional magma. Paradoxically, its past is virtual: it is still to be established…

More precisely, anarchism has two pasts. A “manifest” past, which is that of the established anarchist movement, with its patchiness and its narrow tradition, but also—a positive point, which will be discussed further—its non-conformist way of life. The defeats and disappointments, the constant internal struggles have left their legacies of mistrust and unavailability. Years of survival cut off from the world have prevented the irrigation of the milieu by modern ideas. The poverty of means and the waning of intellectual activity have dried up the resources of a tradition that was no longer mentioned except in hearsay to preserve the orthodoxy of reassessments and new inputs.

This sclerosing past has lost its grip after the recent development of a new libertarian milieu, which is very informal and still disparate. It owed little to the established “movement” and began to discover the past of anarchism as a social movement.

What we retained of it so far was too often legend embellished by nostalgia and self-justifications.

The renewed interest in anarchism and, more generally, the disruption of the stalinist and leninist hegemony draws new attention to the revolutionary movements and teh socialist experiments that did not lead to the “proletarian” State. From the war in Spain (finally viewed other than through military deeds) we go back to the makhnovist movement, then to that Jurassian Federation that was the true crucible of anarchism. The centenary of the Commune has also allowed some things to be put in order.

Publications and translations multiply. New studies are published and others are in progress. Historians connected to the anarchist current take part in this work of rediscovery, with the obvious aim of identifying the original and positive aspects of the experiments that they describe, without piously leaving in the shadows what they consider to be weaknesses or errors. It would, however, be unjust to pretend that all anarchists have lacked interest in their history until recent years… Indeed, they hardly had the chance to publish their research, and that information blockade, which locked manuscripts and documents in desk drawers, was enough to stifle burgeoning careers. Even published books, like Voline’s The Unknown Revolution, do not escape the little circle of initiates.

lis, camarade

Ce passé est encore virtuel : à la fois parce qu’il est encore à mettre au jour pour une bonne partie, et parce qu’il n’est pas encore actif. Il sera actif à partir du moment où il exercera son influence sur notre pensée et notre comportement. Cela implique une étape intermédiaire : passer de la redécouverte fragmentaire à la reconstruction de l’ensemble. Au point où nous en sommes, les étapes de notre histoire qui resurgissent sont encore trop exclusivement celles des périodes héroïques. L’édition, même quelque peu marginale, n’échappe pas aux lois du marché. Par la force des choses, on édite ce qui a le plus de chances de se vendre. Il y a, dans l’histoire de la Makhnovstchina ou de la colonne Durruti, un côté épopée, « western », qui peut séduire bon nombre de lecteurs. Et, raison un peu plus sérieuse, les secteurs inconnus de la Révolution russe ou les réalisations de l’autogestion en Espagne touchent une fraction relativement importante du public gauchiste ou simplement de gauche. Quant aux exploits de la bande à Bonnot ou de Marius Jacob, ils peuvent se prévaloir du suspense et du pittoresque chers au roman policier.

Il faut constater la chose sans trop la déplorer. Il est bon que ces livres puissent paraître et qu’ils viennent briser le mur du silence (et de la falsification) volontairement entretenu par les « historiens » staliniens. Même l’histoire de l’illégalisme – sans compter la personnalité exceptionnelle d’un Jacob – nous apporte des éclaircissements sur certaines tendances nihilistes de l’anarchisme, donc sur l’anarchisme lui-même.

Ce qui est en cause, c’est le caractère encore lacunaire du « désenfouissement ». D’abord en ce qui concerne les périodes choisies, mais aussi au niveau de la méthode d’approche. En se limitant à telle série d’événements, on renonce le plus souvent à la mettre en parallèle avec d’autres interventions anarchistes. Ce qui est important pour nous, c’est une vue globale des mouvements sociaux libertaires, avec leurs lignes de force, leurs constantes et leurs interférences. Il s’agit bien d’une reconstruction, et non de descriptions partielles.

Je crois d’ailleurs qu’un tel travail ne peut être mené de manière vraiment fructueuse que par des historiens libertaires. Je ne doute pas de l’honnêteté des chercheurs non « engagés ». On peut même souvent leur reconnaître plus que de l’honnêteté: une réelle passion pour leur sujet. Mais j’attends plus de l’historien anarchiste. Qu’il aille au-delà de la reconstitution des faits, pour voir quel anarchisme est à l’œuvre dans les événements qu’il étudie, ce qu’il apporte de neuf ou de particulier par rapport aux anarchismes qui l’ont précédé, et quelle identité persiste sous la variation.

Je ne veux pas ouvrir ici un débat sur [‘objectivité en histoire. Mais je souhaite que l’histoire du mouvement anarchiste soit plus pour nous que de l’« historiographie », que ce soit réellement un passé interrogé en fonction de notre présent. Un passé qui, à la limite — et c’est d’ailleurs inévitable — change avec notre présent, selon les lumières et les ombres que jettent sur lui nos préoccupations, nos intuitions et nos projets.

Allons plus loin. Les faits ne sont rien par eux-mêmes, ils ne « parlent » pas tant qu’ils ne sont pas éclairés par la signification d’un ensemble cohérent. C’est justement par sa sensibilité et sa conscience libertaires qu’un historien peut établir des liens nouveaux entre les faits, donner un sens commun — ou un sens tout court — à des événements restés jusque-là disparates et « muets ». Faut-il préciser qu’une telle compréhension n’a rien à voir avec une manipulation de l’histoire selon les besoins d’une ligne à défendre ou à réviser ?

read, comrade

This past is still virtual: both because it is in large part still to be brought to light and because it is not yet active. It will be active from the moment that it exerts its influence on our thinking and our behavior. This implies an intermediate stage: moving from fragmentary rediscovery to the reconstruction of the whole. At the point where we are, the stages of our history which reappear are still too exclusively those of heroic periods. Publishing, even when it is somewhat marginal, does not escape the laws of the market. By force of circumstances, we publish what is most likely to sell. In the history of the Makhnovstchina or the Durruti column there is an epic, “western” side that can appeal to a large number of readers. And, a bit more seriously, the unknown aspects of the Russian Revolution or the achievements of self-management in Spain appeal to a relatively large fraction of the leftist public or simply the left. As for the exploits of the Bonnot gang or of Marius Jacob, they can boast of the suspense and the quaint elements so dear to detective novels.

We must note the thing without lamenting it too much. It is good that these books can appear and that they come to break the wall of silence (and of falsification) deliberately maintained by the Stalinist “historians.” Even the history of illegalism — not to mention the exceptional personality of a Jacob — sheds light on certain nihilist tendencies of anarchism, and therefore on anarchism itself.

What is in question is the still incomplete nature of the “disinterment,” first with regard to the periods chosen, but also at the level of the method of approach. By limiting ourselves to a particular series of events, we often give up on making comparisons between it and other anarchist interventions. What is important for us is a global view of libertarian social movements, with their lines of force, their constants and their interferences. It is indeed a question of reconstruction and not partial descriptions.

I believe, moreover, that such a work can only be carried out in a truly fruitful manner by libertarian historians. I do not doubt the honesty of researchers who are not “committed.” We can often even recognize in them more than honesty: a real passion for their subject. But I expect more from anarchist historians. Let them go beyond the reconstruction of the facts, to see what sort of anarchism is at work in the events they are studying, what it brings that is new or particular compared to the anarchisms that preceded it, and what identity persists beneath the variations.

I do not wish to open a debate here on objectivity in history. But I hope that the history of the anarchist movement will be for us more than “historiography”, that it will really be a past questioned in the light of our present. A past that, at the limit — and this limit is inevitable — changes with our present, according to the lights and shadows that our concerns, our intuitions and our projects throw on it.

Let us go farther. The facts are nothing in themselves. They do not “speak” until they are illuminated by the meaning of a coherent whole. It is precisely through their sensibility and libertarian consciousness that a historian can establish new links between facts, give a common sense — or just a sense — to events that have thus far remained disparate and “silent”. Must we specify that such an understanding has nothing to do with a manipulation of history according to the needs of a line to be defended or revised?

 

l’histoire des idées

La restructuration de notre passé ne sera complète, elle ne sera même possible qu’à condition d’intégrer dans l’histoire des événements l’histoire des idées. Je ne pense pas seulement aux idées formulées par les hommes et les groupes impliqués dans les événements qu’on étudie, ce qui va de soi. Il faut faire leur part aussi aux théories développées dans un certain nombre d’œuvres se donnant comme libertaires ou reprises à leur compte par des libertaires. Il s’agit de faire, tout bonnement, une histoire de la philosophie anarchiste.

Sur ce plan, nous nous retrouvons presque totalement démunis. Sans doute, il existe des ouvrages valables sur Proudhon, Stirner, Bakounine. Nous les devons, presque toujours, à des auteurs étrangers au mouvement libertaire… et en général nous n’en tenons pas compte. (Quel cas avons-nous fait des livres de Gurvitch, d’Ansart ou de Bancal sur Proudhon, ou de celui d’Arvon sur Stirner ?)

Plus encore que dans le domaine de l’histoire sociale, la reconstitution devra être ici une reconstruction, sinon une construction. Les rapports à dégager sont multiples, il faudra étudier les influences des mouvements sociaux sur les œuvres, et réciproquement ; situer chaque œuvre dans là production intellectuelle de son temps. A vrai dire, deux types d’histoire de la philosophie anarchiste sont possibles — et nécessaires. Le premier décrirait les « systèmes », leur situation intellectuelle et sociologique. Le second, plus subjectif, œuvre philosophique à proprement parler, partirait d’une pensée actuelle pour relire (au sens de réinterpréter) les textes fondateurs. Une telle relecture pourrait, conduire, pour donner un exemple schématique, à rejeter Stirner au nom de Bakounine, ou Bakounine au nom de Stirner ; elle pourrait aussi s’assimiler l’un et l’autre au nom d’une même révolte existentielle contre le Système. Nous avons à récrire l’anarchisme.

L’intérêt, pour nous, de déterrer de vieux bouquins? D’abord, ils ne sont pas tous à déterrer, certains sont soigneusement rangés dans des stocks d’éditeurs (Proudhon chez Rivière, par exemple), Ces vieux bouquins sont d’abord des témoignages, des tentatives de prise de conscience et de mise en forme, des propositions pour transformer le réel. Cette réalité n’est plus la nôtre, d’accord. Plus tout à fait la nôtre… Ce qui reste à coup sûr, ce qui mérite l’examen et la discussion, c’est l’esprit dans lequel ont été formulées les critiques et les propositions.

S’il existe (au moins virtuellement) une théorie anarchiste, étudier sa genèse, ses transformations, est une façon de la cerner.

Le nier reviendrait au même que de refuser l’histoire du mouvement révolutionnaire sous prétexte que le présent seul nous intéresse.

Il y a plus. Derrière chaque livre se tient un homme, qui s’est battu pour changer le monde où il vivait, pour trouver d’autres formes de vie et de relation. Le condamner à l’oubli, ou à révocation pieuse, c’est donner raison à ceux qui, de son vivant, ont cherché à le réduire au silence ; à ceux qui, après sa mort, ont déformé sa pensée ou son action pour éliminer son influence. Sur Proudhon, sur Stirner, sur Bakounine même, beaucoup — parmi nous aussi -— en restent aux considérations de Marx et de ses continuateurs. Donner une image juste et crédible de l’anarchisme, c’est aussi montrer qu’ils ont dit et fait autre chose, et que ce qu’ils ont dit nous fournit encore des moyens pour comprendre notre monde et pour y agir.

the history of ideas

The restructing of our past will only be complete, will even only be possible on the condition of integrating the history of ideas into the history of events. I am not thinking only of the ideas formulated by the men and groups involved in the events that we study. That goes without saying. It is also necessary to address the theories developed in a certain of works presenting themselves as libertarian or claimed as their own by libertarians. It is, quite simply, a question of making a history of anarchist philosophy.

In this regard, we find ourselves almost totally destitute. Doubtless, there are useful works on Proudhon, Stirner and Bakunin. We owe them, almost always, to authors foreign to the libertarian movement … and in general we do not take them into account. (What attention have we shown to Gurvitch’s, Ansart’s or Bancal’s books on Proudhon, or to Arvon’s book on Stirner?)

Even more than in the domain of social history, the reconstitution must here be a reconstruction, if not simply a construction. The relations to be identified are multiple. It will be necessary to study the influences of social movements on the works, and vice versa; to situate each work among the intellectual productions of its time. Truth be told, two types of history of anarchist philosophy are possible — and necessary. The first would describe the “systems,” their intellectual and sociological circumstances. The second — a more subjective and, properly speaking, a more philosophical work — would start from current thought to reread (in the sense of reinterpreting) the founding texts. Such a rereading could lead, to give one simple example, to rejecting Stirner in the name of Bakunin, or Bakunin in the name of Stirner; it could also assimilate both in the name of a single existential revolt against the System. We have to rewrite anarchism.

The interest, for us, to unearth old tomes? First of all, they are not all to be unearthed, as some are carefully arranged in publishers’ stocks (Rivière’s Proudhon, for example.) These old books are first of all testimonies, attempts to draw from consciousness and give form to proposals for transforming the real. That reality, we can agree, is no longer ours. Or no longer quite ours… But what certainly remains, what deserves examination and discussion, is the spirit in which the critiques and the proposals were formulated.

If there exists (at least virtually) an anarchist theory, studying its genesis and its transformations is a way of grasping it.

To deny is amount to the same thing as rejecting the history of the revolutionary movement under the pretext that only the present interests us.

There is more. Behind each book stands an individual, who fought to change the world they lived in, to find other forms of life and of relations. To condemn those individuals to oblivion or to pious dismissal, is to agree with those who sought to reduce them to silence during their lifetimes; with those who, after their deaths, have distorted their thoughts or actions in order to eliminate their influence. Regarding Proudhon, Stirner and Bakunin himself, many — among us too — settle for the considerations of Marx and his followers. Giving a fair and credible image of anarchism also means showing that anarchists have said and done something else, and that what they have said still provides us with the means to understand our world and to act in it.

un style de vie

A travers la réactivation de son passé, l’anarchisme peut se réapproprier sa culture. L’activité diversifiée qu’implique cette renaissance constituera en elle-même un tonifiant facteur de vie culturelle. Le but de l’opération, évidemment, n’est pas de pouvoir aligner nous aussi un savoir livresque sur nos antécédents. Il s’agit surtout de mieux nous connaître nous-mêmes, de réinsérer dans notre champ de conscience les valeurs, les rêves, et les idées qui ont fait de l’anarchisme une réalité historique.

La culture libertaire, cependant, a d’autres sources et d’autres manifestations. Un passé actif, c’est un passé mobilisé par et pour une activité présente. Une culture, pour en revenir à la définition initiale, n’a de réalité que si eile imprègne les mentalités et les comportements, si elle est incarnée dans le style de vie d’une collectivité. Sur ce plan, au moins, la culture libertaire s’est assez bien maintenue. L’anarchisme s’est formé et développé dans la lutte contre toutes les oppressions et toutes les aliénations. Dans les conditions les plus diverses, il a manifesté la constance d’un comportement : primauté accordée à l’action directe, confiance dans la spontanéité (individuelle ou collective), refus des moyens qui contredisent la fin, volonté de changer simultanément le monde et la vie.

Cette constance n’est pas due seulement à la permanence d’une « tradition révolutionnaire ». Elle est surtout l’effet d’une foncière volonté de liberté qui produit des réactions homologues sous la diversité des situations.

Ce qui vaut pour les luttes collectives vaut aussi pour l’existence personnelle: refus de là domination et de la soumission, essais d’un genre de vie libéré des tabous, indépendance du jugement et de la décision. Il était logique que l’anarchisme fût la tendance révolutionnaire dont l’attention se portait le plus immédiatement sur la vie quotidienne. La présence d’un courant individualiste, sceptique quant aux possibilités d’un futur bouleversement social et d’autant plus soucieux des libérations à court terme, contribuait fortement à orienter le milieu anarchiste dans ce sens.

La lutte contre la morale sexuelle répressive, le contrôle des naissances, la recherche d’une pédagogie non autoritaire inscrivaient ainsi les valeurs anarchistes dans les modalités de la vie concrète. Ce n’étaient pas là seulement des thèmes de propagande, c’était plus aussi que des hypothèses à expérimenter : un genre de vie se développait, une éducation se faisait spontanément dans les contacts quotidiens. La rencontre entre la culture libertaire et la nouvelle contre-culture a lieu de la manière la plus naturelle sur ce plan-là. On retrouve cette interférence jusque dans les tentatives de vie communautaire (qui rencontraient déjà les mêmes difficultés au temps des « milieux libres »…).

L’existence d’une culture libertaire, avec ses valeurs propres, avec son acquis d’idées et d’expériences, avec sa sensibilité particulière et son genre de vie, ne me paraît donc pas contestable. J’ajouterai même que, comme toute culture, elle a une fonction d’intégration. Elle imprègne l’individu des convictions et des aspirations de la collectivité anarchiste, elle le conduit à assimiler les moyens de compréhension, de communication et d’intervention spécifiques, elle l’insère dans la communauté.

Il n’y a pas à refuser ce processus naturel et nécessaire, si la culture en question exprime bien et met en œuvre ces ressorts essentiels de l’anarchisme que sont la remise en cause, l’insubordination, l’esprit critique, la volonté de réalisation personnelle. Ce qui fait vraiment problème, c’est la forme prise par la culture libertaire : ses lacunes, ses pertes de substance, ses fléchissements et son vieillissement. C’est justement parce qu’elle n’est pas en état de remplir sa fonction d’intégration que nous en sommes réduits à la dispersion.

a lifestyle

Through the reactivation of its past, anarchism can recover its culture. The diversified activity that this renaissance entails will in itself constitute an invigorating factor of cultural life. The aim of the operation, of course, is not to be able to bring a bookish knowledge into line with our antecedents. It is above all a matter of knowing ourselves better, of reintegrating into our field of consciousness the values, dreams and ideas that have made anarchism a historical reality.

Libertarian culture, however, has other sources and other manifestations. An active past is a past mobilized by and for a present activity. A culture, to come back to the initial definition, only becomes reality if it permeates mentalities and behavior, if it is embodied in the lifestyle of a community. On this level, at least, libertarian culture has held up quite well. Anarchism was formed and developed in the struggle against all oppressions and all alienations. In the most diverse conditions, it has manifested consistent conduct: primacy granted to direct action, confidence in spontaneity (individual or collective), a refusal of means that contradict the aims and a desire to simultaneously change the world and life.

This consistency is not due solely to the permanence of a “revolutionary tradition.” It is above all the effect of a fundamental will to liberty that produces homologous reactions in a variety of situations.

What applies to collective struggles also applies to personal existence: rejection of domination and submission, attempts at a way of life freed from taboos, independence of judgment and decision. It was logical that anarchism was the revolutionary tendency whose attention was most immediately directed to everyday life. The presence of an individualist current, skeptical of the possibilities of a future social upheaval and all the more concerned with short-term liberations, strongly contributed to orient the anarchist milieu in this direction.

The struggle against repressive sexual morality, birth control, the search for a non-authoritarian pedagogy thus inscribed anarchist values in the forms of practical life. These were not just propaganda themes; they were also more than hypotheses to be experimented with: a way of life developed, education was spontaneously carried out in daily contacts. The meeting between the libertarian culture and the new counter-culture takes place in the most natural way on this level. We find this overlap even in attempts at cummunitarian life (which had already encountered the same difficulties in the days of milieux libres…)

So the existence of a libertarian culture, with its own values, with its accumulated ideas and experiences, with its particular sensibility and way of life, does not seem to me to be contestable. I would even add that, like every culture, it has an integrative function. It imbues individuals with the convictions and aspirations of the anarchist collectivity, leads them to assimilate the means of understanding, of communication and of specific intervention, and it inserts then into the community.

There is no reason to refuse this natural and necessary process, if the culture in question expresses and puts to work these essential resources of anarchism which are questioning, insubordination, a critical spirit and the will to personal achievement. What is really problematic is the form taken by libertarian culture: its gaps, its losses of substance, its weakening and its aging. It is precisely because it is not in a position to fulfill its function of integration that we are reduced to dispersion.

une culture dominée

On peut se demander si le processus d’intégration ne dépasse pas insidieusement la finalité que je lui attribue. L’insertion d’un élan de révolte dans les formes d’une culture anarchiste pourrait bien constituer une première étape, une médiation, dans un processus dé récupération au profit de la Culture (dominante).

Le premier point à envisager – je l’ai déjà abordé en passant – c’est le fait des cultures dominées. Pour étendre son hégémonie, le système étatique doit abolir les particularités, les liens collectifs non institutionnalisés qui l’empêchent d’avoir une prise directe sur le « citoyen » : communautés historiques (fondues de gré ou de force dans la «nation»), langues régionales, conscience de classe. Le moule de renseignement obligatoire, le contrôle des moyens d’information, sans oublier le sacro-saint service militaire, visent à créer un individu normalisé, coupé de ses attaches concrètes.

La culture libertaire est soumise au même laminage que les cultures des provinces ou des pays colonisés. Le mécanisme de la répression fonctionne au jour le jour, selon la logique du système, sans qu’il soit même besoin d’interventions voyantes. Les lacunes de l’histoire officielle, les silences de l’information et la fermeture de l’accès aux moyens de diffusion font leur office tout naturellement. Ajoutons pour l’anarchisme que l’ensemble des conditionnements rend les esprits peu disponibles à des idées misant d’abord sur la liberté. Enfin, l’étiolement des courants ainsi neutralisés fait le reste.

Un autre facteur encore a contribué à l’étouffement de la culture anarchiste. Au fur et à mesure que le marxisme dogmatique s’est conquis dans le mouvement révolutionnaire un statut d’idéologie dominante, il a imposé une image falsifiée de l’anarchisme. Il venait ainsi renforcer très efficacement le refoulement exercé par la culture bourgeoise.

II s’agit maintenant d’inverser la proposition. Si l’idéologie dominante doit écraser les cultures particulières pour réduire l’individu au stade d’élément atomisé, coupé de toute communauté autonome et de toute tradition divergente, la réactivation d’une culture réfractaire peut être un très efficace ferment de résistance. Sans doute, elle subira l’influence des modes de pensée établis et des conditions de vie imposée. Mais elle les subira d’autant moins qu’elle sera soutenue par une conscience plus claire de sa différence.

a dominated culture

One could ask if the integration process does not insidiously go beyond the purpose that I attribute to it. The insertion of a momentum of revolt in the forms of an anarchist culture could well constitute a first step, a mediation, in a process of recuperation for the benefit of (dominant) Culture.

The first point to consider — and I have already touched on this in passing — is the fact of dominated cultures. To extend its hegemony, the state system must abolish the distinctive characteristics, the non-institutionalized collective links that prevent it from having a direct hold on the “citizen”: historical communities (voluntarily or forcibly melted into the “nation”), regional languages, class consciousness. The mold of compulsory education, the control of the media, not to mention the sacrosanct military service, aim to create a normalized individual, cut off from their concrete attachments.

Libertarian culture is subject to the same flattening as the cultures of the provinces or colonized countries. The mechanism of repression operates from day to day, according to the logic of the system, without even the need for visible interventions. The gaps in official history, the silences of the news media and the closure of access to the means of dissemination do their job quite naturally. Let us add, for anarchism, that the whole apparatus of conditioning renders minds unreceptive to ideas that put freedom first. In the end, the weakening of the currents thus neutralized does the rest.

Yet another factor has contributed to the stifling of anarchist culture. As dogmatic Marxism has gained the status of dominant ideology in the revolutionary movement, it has imposed a falsified image of anarchism. It has thus come to reinforce very effectively the repression exercised by bourgeois culture.

It is now a question of reversing the proposition. If the dominant ideology must crush particular cultures in order to reduce the individual to the stage of an atomized element, cut off from any autonomous community and any divergent tradition, the reactivation of a refractory culture can be a very effective leaven of resistance. Without doubt, it will be influenced by established ways of thinking and imposed living conditions. But it will suffer them all the less to the extent that it is supported by a clearer consciousness of its difference.

la vie sociale

Le retour d’un dynamisme culturel anarchiste devrait stimuler les contre-courants, qui l’alimenteraient en échange. On en revient à la question de tout à l’heure : n’est-ce pas là une participation à la vie culturelle globale, donc indirectement au renouvellement de la culture dominante?

On ne peut réduire simplement la vie culturelle d’une société à sa culture dominante. Une des idées essentielles de la sociologie libertaire, c’est l’opposition entre l’État et la vie sociale (la société), l’État étant considéré comme une excroissance parasitaire captant les énergies de la société et les canalisant selon les intérêts d’une minorité.

Le combat contre l’État ne peut se borner à une action d’opposition et de contestation, il exige aussi un effort permanent pour renforcer, sur tous les plans, la spontanéité sociale et la capacité collective d’initiative et d’organisation autonome. (J’ai développé plus longuement cette idée dans «Formes et tendances de l’anarchisme».) Il en va de même pour l’activité culturelle, qui relève d’un besoin collectif, d’une tendance spontanée de la vie sociale. Encore ne faut-il pas oublier que la multiplication des ingérences de l’État et l’extension des appareils idéologiques entremêlent bien plus étroitement l’étatique et le social qu’au temps où se sont développées les premières analyses anarchistes (d’origine libérale).

Il ne s’agit donc pas de refuser en bloc la vie culturelle, mais d’empêcher au maximum son détournement, son aliénation par les appareils idéologiques. La meilleure façon est encore de renforcer autant que possible les contre-courants, les tendances antiautoritaîres, en leur donnant des moyens d’expression et des terrains de confrontation, en les radicalisant par une cohérence anarchiste. Si les cultures régionales déjà sont ressenties comme un danger de division et de non-conformité, l’existence d’une culture révolutionnaire, née de la lutte contre le capitalisme et l’État, constitue un risque permanent d’insoumission et de déviation.

social life

The return of an anarchist cultural dynamism should stimulate the counter-currents, which would feed it in return. We come back to the earlier question: is this not a participation in global cultural life, and therefore indirectly participation in the renewal of the dominant culture?

We cannot simply reduce the cultural life of a society to its dominant culture. One of the essential ideas of libertarian sociology is the opposition between the State and social life (society), the State being considered a parasitic excrescence capturing the energies of society and focusing them according to the interests of a minority.

The battle against the State cannot be limited to an action of opposition and contestation; it also demands a permanent effort to reinforce, on all planes, social spontaneity and the collective capacity for initiative and autonomous organization. (I have developed this idea at greater length in Formes et tendances de l’anarchisme.) The same is true for cultural activity, which springs from a collective need, a spontaneous tendency in social life. Again, we must not forget that the multiplication of state interference and the extension of ideological apparatuses intertwine the statist and the social much more closely than at the time when the first anarchist analyzes (of liberal origin) were developed.)

So it is not a question of rejecting cultural life as a whole, but of preventing as much as possible its diversion, its alienation by ideological apparatuses. The best way is still to reinforce as much as possible the counter-currents, the anti-authoritarian tendencies, by giving them means of expression and grounds of confrontation, by radicalizing them with an anarchistic consistency. If regional cultures are already perceived as a danger, a source of division and non-conformity, the existence of a revolutionary culture, born of the struggle against capitalism and the State, constitutes a permanent risk of insubordination and deviation.

Fondation

Les arguments en faveur d’une culture libertaire ont une portée limitée. Leur intérêt consiste surtout à définir un champ d’action possible, à réunir sur des bases mieux explicitées ceux qui ressentent le besoin d’une activité intellectuelle suivie. Seule une vie culturelle remuante et diversifiée pourra créer une véritable force de conviction en entraînant un nombre croissant d’individus vers les lieux où il “se passera quelque chose” : discussions, journées d’études, comités de rédaction, etc.

Foundation

The arguments for a libertarian culture are limited in scope. Their interest consists above all in defining a possible field of action, in bringing together on a more explicit basis those who feel the need for continued intellectual activity. Only a vibrant and diverse cultural life will be able to create a real force of conviction by drawing a growing number of individuals to places where “something will happen”: discussions, study days, editorial boards, etc.

points d’appui

II est vain de chercher à réimpulser une activité intellectuelle si toutes ses manifestations sont taries. On peut coordonner, intensifier, mais non pas partir de rien. Malgré la dispersion, malgré l’occultation de la tradition anarchiste, nous pouvons greffer des apports nouveaux sur des fragments d’anarchie restés vivaces.

Le travail de remise en question et d’actualisation entrepris par la revue « Noir et Rouge » est encore proche, et peut être continué. « Anarchisme et Non-Violence » touche un circuit de lecteurs peu marqués par l’ancien milieu anar, et ses préoccupations peuvent trouver une prise directe sur la « contre-culture » ; ses méthodes de travail et de relation peuvent être étendues à d’autres groupes ou publications. Dans « Recherches libertaires » (je cite aussi mon point d’attache…) nous avons essayé, avec des moyens modestes et une persévérance intermittente, de maintenir au moins la conscience des manques et la conviction d’un regain possible. « ICO » (« Informations, correspondances ouvrières »), dont les références renvoient au socialisme des conseils plutôt qu’à l’anarchisme, reste un actif point de rencontre où se poursuivent discussions et échanges d’informations. N’oublions pas « la Tour de feu », qui par certains de ses numéros (« Salut à la tempête », « Artaud », etc.) a bien mérité de la contre-culture en un temps où il en était fort peu question. La réflexion sur l’anarchisme s’est continuée aussi dans des œuvres personnelles. Celle de Bontemps, par exemple, qui dans l’élaboration de son « individualisme social » s’est toujours préoccupé de la rigueur des fondements et de la persistance d’une vie intellectuelle anarchiste. Ou celle de Guérin, annonçant — et stimulant — ce courant d’idées qui redécouvre maintenant l’anarchisme à partir du marxisme.

Un autre secteur notable de notre activité culturelle, ce sont les études historiques entreprises par certains de nos camarades : sur des étapes du mouvement anarchiste, sur des expériences pédagogiques, etc.

La recherche sur l’anarchisme redevient une recherche anarchiste. Le CIRA (Centré international de recherches sur l’anarchisme) peut devenir un maillon essentiel dans le réseau des échanges puisqu’il permet non seulement la circulation des documents mais aussi l’information sur les travaux en cours et des contacts entre ceux qui les mènent.

En ce qui concerne le mouvement anarchiste constitué (je parle de sa situation en France), on peut considérer comme positif le renoncement à l’illusion d’une organisation unique dont la base d’accord est le flou des principes communs et la fuite devant les discussions de fond.

La formation de groupements fondés sur l’unité « idéologique » et tactique présente au moins cet avantage qu’on est en droit d’attendre, de leur part, une définition claire de leurs bases et l’élucidation de la tradition sur laquelle ils prétendent se fonder. Le besoin de clarification semble reconnu puisqu’il a été question, voici quelque temps, d’un dialogue d’organisation à organisation. Reste à voir dans quelles conditions il se fera, et si l’absence d’un langage suffisamment élaboré ne va pas brouiller la confrontation.

Enfin, avec les limites que j’ai déjà relevées, nous pourrons miser sur la contagion de la « contre-culture ». La décantation qui est en train de se faire dans le mouvement d’idées issu de mai 68 peut devenir une autre composante de notre vie culturelle, dans la mesure où l’agitation spontanéiste et son anti-intellectualisme systématique commencent à faire place à l’exigence d’une réflexion théorique et d’une information plus approfondie sur les courants qui ont conflué dans le gauchisme.

Ce panorama paraîtra bien optimiste après le constat de faillite de mon premier chapitre. C’est, en partie, une question de point de vue. Oui, il restait des cellules vivaces dans le tissu atrophié de l’anarchisme. L’irrigation maintenant se fait mieux, et de nouvelles cellules sont venues se greffer. Mais nous n’avons toujours pas trouvé les formes (structures théoriques, réseaux de communication) qui nous permettraient d’unifier et d’assimiler la matière disparate du renouveau anarchiste.

points of reference

It is futile to seek to revive an intellectual activity if all its manifestations have dried up. We can coordinate, intensify, but not begin from nothing. Despite the dispersion, despite the occultation of the anarchist tradition, we can graft new contributions onto the fragments of anarchy that have remained alive.

The work of questioning and updating undertaken by the review Noir et Rouge is still recent, and can be continued. Anarchisme et Non-Violence reaches a circle of readers little marked by the old anarchist milieus and its concerns can take hold directly on the “counter-culture”; its working methods and approach to relations can be extended to other groups or publications. In Recherches libertaires (I also cite my own ties…) we tried, with modest means and intermittent perseverance, to at least maintain an awareness of the shortcomings and a conviction regarding a possible renewal. ICO (“IInformations, correspondances ouvrières”), whose references are to the socialism of the councils rather than to anarchism, remains an active meeting point where discussions and exchanges of information continue. Let us not forget La Tour de feu, some issues of which (“Salut à la tempête”, “Artaud”, etc.) represented the counter-culture well at a time when it was hardly mentioned. The reflection on anarchism has also continued in personal works. That of [Charles-Auguste] Bontemps, for example, who in the elaboration of his “social individualism” has always been concerned with the rigor of the foundations and the persistence of an anarchist intellectual life. Or that of Guérin, announcing — and stimulating — this current of ideas that is now rediscovering anarchism starting from Marxism.

Another notable sector of our cultural activity is the historical studies undertaken by certain of our comrades on the stages of the anarchist movement, on pedagogical experiments, etc.

Research on anarchism once against becomes an anarchist research. The CIRA (Centré international de recherches sur l’anarchisme) can become an essential link in the network of exchanges since it allows not only the circulation of documents but also information on the works in progress and contacts between those engaged in them.

With regard to the established anarchist movement (I am speaking of its situation in France), we can consider as positive the renunciation of the illusion of a single organization whose basis of agreement is the vagueness of common principles and the flight from substantive discussions.

The formation of groups based on “ideological” and tactical unity presents at least the one advantage the we are entitled to expect from them: a clear definition of their bases and the elucidation of the tradition on which they claim to be founded. The need for clarification seems to be recognized, since there was talk some time ago about organization-to-organization dialogue. It remains to be seen under what conditions it will be done, and whether the absence of a sufficiently developed language will not cloud the confrontation.

In the end, within the limits that I have already noted, we can count on the contagion of the “counter-culture”. The clarification that is taking place in the movement of ideas that emerged from May 68 may become another component of our cultural life, insofar as spontaneist agitation and its systematic anti-intellectualism are beginning to give way to the demand for theoretical reflection and more in-depth information on the currents that have come together in leftism.

This panorama will appear very optimistic after the admission of bankruptcy in my first chapter. It is, in part, a matter of perspective. Yes, there were living cells that endured in the atrophied tissue of anarchism. The irrigation is now better, and new cells have come to graft themselves on what remains. But we still haven’t found the forms (theoretical structures, communication networks) that would allow us to unify and assimilate the disparate material of the anarchist revival.

la tradition anarchiste

C’est pourquoi j’ai tant insisté sur la nécessité de dégager dans un premier temps les formes produites par l’anarchisme dans sa genèse et son évolution. Pour reprendre un mot que j’ai utilisé en dépit d’une apparente contradiction, il s’agit de renouer avec la tradition anarchiste. Si une tradition se fige, c’est que la communauté qui s’en réclame se fige.

Une collectivité vivante, en évolution permanente, a une tradition active (dans le même sens où j’ai parlé d’un passé actif). Si nous nous contentons de remettre au jour des fragments de notre passé, nous aboutirons au mieux à fabriquer une mosaïque d’informations, un savoir morcelé. Une tradition au contraire retient et nourrit tout ce qui se laisse fondre dans son unité organique.

Nous ne sortons pas pour autant du paradoxe. Tradition implique transmission, continuité, fonds disponible. Alors que nous avons encore à inventer notre tradition… Une tradition est toujours en voie de transformation. Certains de ses éléments tombent en désuétude, d’autres sont désenfouis et réactivés. Des liaisons se composent qui n’étaient pas données au départ. Des transversales s’établissent entre des itinéraires différents. Stirner est introduit dans le courant anarchiste par sa postérité. Kropotkine situe Fourier à la source du socialisme libertaire, et en fonction du « retour » actuel de Fourier on peut s’attendre à une infiltration prochaine de ses idées dans l’anarchisme moderne. Ces démarches d’appropriation peuvent d’ailleurs porter bien plus loin dans le temps : La Boétie, Epicure, Lao-Tseu… Une tradition vivante est une tradition conquérante.

Le rétablissement de certaines liaisons nous incite à revenir sur des reniements. Les groupes communistes libertaires sont tentés d’affirmer qu’ils ne doivent rien à Proudhon. Sans doute, ils sont loin de la Banque du peuple. Mais la sociologie libertaire est pour l’essentiel l’œuvre de Proudhon, nous restons tous tributaires de ses hypothèses et de ses analyses. Plutôt que certaines de ses constructions utopiques, nous devrions réexaminer – et réutiliser – ses méthodes d’analyse, sa dialectique. N’oublions pas non plus que la théorie et la pratique de l’autogestion ont de solides racines chez Proudhon. Sans parler de son influence sur Bakounine, sur le courant antiautoritaire de la Première Internationale (même si les « collectivistes » eurent à y combattre des réformistes proudhoniens). De même, les anarchistes non violents renient Tolstoï et se rattachent plus volontiers à Gandhi … qui doit lui-même beaucoup à Tolstoï, … qui lui-même a été marqué par Proudhon.

Ce n’est pas faire de la généalogie pour le plaisir. L’intérêt de la chose, c’est de retrouver l’implicite de nos positions, et des lignes de cohésion. La recherche de l’unité passe par la recherche des fondements. Mais ce n’est là encore qu’un aspect du véritable travail de fondation, qui pour nous a lieu dans le présent. Le passé anarchiste ne manque pas de disparate ni d’incohérence. Notre lecture du passé dépendra donc aussi de la cohérence que nous aurons introduite dans nos idées actuelles, ces deux efforts de structuration nous renvoyant sans cesse de l’un à l’autre.

Et dès que nous nous attaquons à la mise en forme de nos idées en fonction du présent, nous nous trouvons confrontés au courant de la vie intellectuelle moderne.

the anarchist tradition

This is why I insisted so much on the need to first identify the forms produced by anarchism in its genesis and its evolution. To take up against a word I used despite an apparent contradiction, it is about reconnecting with the anarchist tradition. If a tradition is sclerotic, it is because the community that claims it is sclerotic.

A living community, in permanent evolution, has an active tradition (in the same sense in which I spoke of an active past.) If we content ourselves with bringing to light fragments of our past, we will end up at best creating a mosaic of information, a fragmented knowledge. A tradition, on the contrary, retains and nourishes everything that lets itself melt into its organic unity.

However, we have not escaped the paradox. Tradition implies transmission, continuity, available funds. While we have yet to invent our tradition… A tradition is always in the process of transformation. Some of its elements are falling into disuse, others are unearthed and reactivated. Links are made which were not given at the start. Connections are established between different stories. Stirner is introduced into the anarchist current by his posterity. Kropotkin places Fourier at the source of libertarian socialism, and as a function of Fourier’s current “return” we can expect an imminent injection of his ideas into modern anarchism. These processes of appropriation can also carry much further in time: Etienne de la Boétie, Epicurus, Lao-Tzu… A living tradition is a conquering tradition.

The reestablishment of certain connections prompts us to reconsider some renunciations. The libertarian communist groups are tempted to assert that they owe Proudhon nothing. No doubt they are far from the People’s Bank. But libertarian sociology is the essential work of Proudhon and we all remain dependent on his hypotheses and analyzes. Rather than concentrating on some of his utopian constructions, we should re-examine — and reuse — his methods of analysis, his dialectics. Let us not forget either that the theory and practice of self-management have solid roots in Proudhon. Not to mention his influence on Bakunin, on the anti-authoritarian current of the First International (even if the “collectivists” had to fight “proudhonian” reformists there.) Likewise, non-violent anarchists deny Tolstoy and more readily attach themselves to Gandhi,… who himself owes much to Tolstoy,… who himself was marked by Proudhon.

This is not a genealogy undertaken for fun. The interest of the thing is to discover what is implicit in our positions and what are the lines of cohesion. The search for unity comes through the search for foundations. But this is still only one aspect of the real foundational work, which for us takes place in the present. The anarchist past is not lacking in disparity or inconsistency. Our reading of the past will therefore also depend on the consistency that we have introduced into our current ideas, these two structuring efforts constantly sending us from one to the other.

And as soon as we tackle the shaping of our ideas for the present, we find ourselves confronted with the stream of modern intellectual life.

réseaux de communication

Nous serions à nouveau perdants si la « relecture » se faisait au détriment d’une « lecture » du présent : interprétation théorique des nouvelles formes d’aliénation et de lutte contre l’aliénation, confrontation avec les recherches théoriques qui se développent autour de nous. Le mouvement libertaire sera animé d’une vie culturelle effective quand toutes ces démarches seront intimement liées, quand nous pourrons aborder la vie intellectuelle du moment avec l’acquis original de notre tradition et réexaminer notre passé avec l’acquis des connaissances et des expériences actuelles.

Nous arriverons à ce degré de « mobilisation » par étapes (si toutefois nous y arrivons…), et par un travail collectif qui demandera une grande diversification. D’où un nouveau risque d’éparpillement. Nous ne pourrions y remédier qu’en multipliant les interférences, en constituant des équipes en fonction des intérêts communs et en fonction des complémentarités ou des interactions. Là encore, nous serons gênés par notre petit nombre et notre dispersion géographique.

La première condition, et la plus stimulante, ce sera de multiplier les rencontres, en utilisant tous les moyens de communication à notre disposition (y compris les moyens de transport…). Des revues seront nécessaires pour que chacun puisse être tenu au courant des autres recherches, et pour que l’ensemble de cette production puisse être utilisé et discuté. A un niveau plus spontané, on peut envisager des réseaux de correspondance (relayés au besoin par des bulletins) qui signaleraient les projets, informeraient sur la documentation, maintiendraient la discussion la plus informelle.

Il faudra surtout créer des lieux et des temps de rencontre, où les contacts s’établiraient par delà les limites d’organisations ou de secteurs particuliers d’intervention. Je n’envisage pas d’abord ces rencontres comme des « séminaires » ou des « colloques » (que je n’exclus pas, loin de là), mais comme des carrefours où l’échange des idées se ferait au gré de l’actualité (événements significatifs ou actions entreprises).

L’intérêt de ces « noyaux culturels », ce serait d’être indépendants des « organisations », dont les exclusives et les rivalités sont peu propices aux rencontres sans prévention.

Tant mieux si chaque groupement anime son activité intellectuelle propre. Mais pour mettre sur pied des réseaux culturels, il vaut bien mieux partir des relations et des affinités personnelles, des communautés d’intérêt ou des rapports que certains groupes entretiennent entre eux selon les besoins d’actions à court terme. Rien n’empêcherait, évidemment, les adhérents d’une organisation de participer à ces contacts.

On peut objecter que c’est en rester, une fois de plus, à l’informel. Les formes – quand il y aurait besoin de formes – seraient déterminées par les tâches poursuivies : débats à préparer, revues à publier, édition, etc. Et de toute façon, il s’agit de laisser se dégager justement ces formes (structures théoriques, langage, ramifications culturelles) qui pourraient donner une raison d’être et quelque transparence à la formalisation des rapports.

J’aimerais ici quitter le domaine des hypothèses et des propositions : pour sauter dans celui de l’utopie (ou même de la science-fiction chère à beaucoup d’entre nous). Ces réseaux pourraient se donner un centre, ou des centres (… restons fédéralistes), points d’interférence et de passage, lieux de rencontres permanents. Des librairies amies jouent déjà ce rôle. Il faudrait plus : l’accès non seulement aux livres récents mais aussi aux documents plus anciens ou plus rares aux tirages réduits. Et surtout la possibilité de travailler sur place, seul ou à plusieurs, de vivre quelque temps au « centre », d’y faire des rencontres. Des équipes éparpillées se retrouveraient là, rencontreraient d’autres équipes, prendraient et donneraient les « nouvelles ». Ajoutons — pourquoi lésiner ? — des moyens d’édition, et un pas de plus nous conduira à la communauté construite autour d’une activité d’édition et d’impression (certaines communautés américaines vivent de la publication d’un journal).

Enfin, communauté ou pas, nous aurions là un centre nerveux du mouvement libertaire, à la fois mémoire et facteur d’invention, laboratoire et bonne auberge, bref, pour revenir à la science-fiction, une « centrale d’énergie ». Une Fondation.

communication networks

We would again be the losers if the “rereading” was done to the detriment of a “reading” of the present: a theoretical interpretation of the new forms of alienation and of the fight against alienation, a confrontation with the theoretical research that is developing around us. The libertarian movement will be animated by an effective cultural life when all these processes are intimately linked, when we can approach the intellectual life of the moment with the knowledge originally acquired bu our tradition and re-examine our past with both acquired knowledge and current experiences.

We will arrive at this degree of “mobilization” in stages (if we arrive there at all…), through a collective work that will require great diversification. So there is a new risk of dispersal. We could only remedy this by increasing the overlaps, by forming teams based on common interests, on synergies or interactions. Here again, we will be hampered by our small number and our geographical dispersion.

The first condition, and the most stimulating, will be to multiply the number of encounters, using all the means of communication at our disposal (including the means of transportation…). Periodicals will be needed so that everyone can be kept abreast of other research, and so that all of this output can be used and discussed. At a more spontaneous level, we can envision networks of correspondence (relayed if necessary by newsletters) that would announce projects, provide information on the research and maintain the more informal discussion.

Above all, it will be necessary to create meeting places and times, where contacts would be established beyond the limits of organizations or particular sectors of intervention. I do not see these meetings primarily as “seminars” or “colloquia” (which I do not exclude, far from it), but as crossroads where the exchange of ideas would take place as current events (significant events or actions taken) dictate.

The interest of these “cultural centers” would be to be independent of “organizations”, whose exclusivity and rivalries are not very conducive to unprejudiced encounters.

So much the better if each group hosts its own intellectual activity. But to set up cultural networks, it is much better to start from personal relationships and affinities, communities of interest or relations that certain groups maintain between themselves according to the needs of short-term actions. Nothing would, of course, prevent the members of an organization from participating in these contacts.

One could object that it is, once again, to remain informal. The forms — when there is a need for forms — would be determined by the tasks pursued: debates to be prepared, journals to be published, editing, etc. And, in any case, it is a question of allowing precisely those forms (theoretical structures, language, cultural ramifications) to emerge that could provide a raison d’être and some transparency to the formalization of relations.

Here I would like to leave the field of hypotheses and proposals, in order to jump into that of utopia (or even the science fiction dear to many of us.) These networks could give themselves a center, or centers (let us remain federalists), points of interference and passage, places for permanent meetings. Friendly bookstores are already playing this role. More is needed: access not only to recent books but also to older or rarer documents with reduced print runs. And above all the possibility of working on site, alone or with others, of living for a while at the “center”, of meeting people there. Scattered teams would meet there, meet other teams, take and give the “news”. Let us add — why skimp? — means of publishing, and one more step will lead us to a community built around an activity of publishing and printing (some American communities live on the publication of a newspaper.)

Finally, community or not, we would have there a nerve center for the libertarian movement, at once memory and factor of invention, laboratory and good hostel, in short, to return to science fiction, a “powerhouse.” A Foundation.

ouverture

Le « programme » que je viens d’exposer procède d’un bel optimisme. J’invoquerai en faveur de l’optimisme l’extension actuelle d’un mouvement antiautoritaire concernant tous les aspects de la vie et je rappellerai les précédents historiques. Le mouvement anarchiste a connu déjà des périodes d’effervescence intellectuelle, ce qui indique qu’il n’est pas congénitalement taré.

Cela dit, le programme proposé est entaché d’une faiblesse première : il est le fait d’un seul individu. La chose est fréquente en milieu anarchiste, mais ce n’est pas une raison pour s’en accommoder. De mon point de vue comme de celui d’ANV, ces notes sont donc destinées d’abord à la discussion sur les raisons d’être et les modalités d’une activité culturelle. A partir de là, nous verrons si un « programme commun » est possible, non pas sous la forme d’un manifeste en x points, mais comme coordination d’actions déjà engagées ou au moins projetées.

Pour éviter que ce débat (l’attente du débat est une autre preuve d’optimisme) ne démarre sur des malentendus, je voudrais relativiser certaines de mes prises de position. Les tendances négatives et dissolvantes de l’anarchie remportent par la force des choses sur ses tendances positives et créatrices. Pour faire jouer vraiment la dialectique entre les unes et les autres, il me paraît nécessaire de renforcer les secondes, et j’ai orienté mon propos en ce sens. Cela ne signifie pas que je veuille éliminer le négatif.

La recherche de l’unité. — Je ne crois pas qu’une relecture de l’anarchisme (comme mouvement social, comme tradition intellectuelle) puisse déboucher sur une théorie unique. Un «système» anarchiste n’est pas pensable, mais nous pouvons envisager au moins une systématisation, toujours ouverte aux remises en question et aux apports nouveaux. Ce serait déjà un grand pas de fait si nous trouvions face à face – avec ce que cela comporte de contradictions et d’interférences – des théories structurées et bien informées.

Une pensée centrée sur l’idée de liberté (« c’est le vide du moyeu qui fait tourner la roue » disait Lao-Tseu) est inévitablement conduite à la pluralité, parce qu’elle ne peut appuyer son orthodoxie sur aucune instance autoritaire, même « scientifique », qui distinguerait entre la droite ligne et les hérésies. Mais on pourra interroger chaque théorie sur sa cohérence et sur la valeur de son information.

overture

The “program” that I have just outlined is the result of great optimism. I will invoke in favor of optimism the current extension of an anti-authoritarian movement in all aspects of life and I will recall the historical precedents. The anarchist movement has already experienced periods of intellectual turmoil, which indicates that it is not congenitally insane.

That said, the proposed program is tainted with a primary weakness: it is the work of a single individual. This is common in anarchist milieu, but that is no reason to put up with it. From my point of view, like that of Anarchisme et Non-violence, these notes are therefore intended first of all for the discussion of the reasons and the modalities of a cultural activity. From there, we will see if a “common program” is possible, not in the form of a manifesto in x points, but as a coordination of actions already initiated or at least planned.

To prevent this debate (and the expectation of debate is another proof of optimism) from starting with misunderstandings, I would like to put some of my positions in perspective. The negative and dissolving tendencies of anarchy prevail by force of circumstances over its positive and creative tendencies. To really bring into play the dialectic between one and the other, it seems necessary to me to reinforce the latter, and I have oriented my remarks in this direction. This does not mean that I wish to eliminate the negative.

The search for unity. — I do not believe that a re-reading of anarchism (as a social movement, as an intellectual tradition) can lead to a single theory. An anarchist “system” is unthinkable, but we can at least consider a systematization, always open to questioning and new contributions. It would already be a big step forward if we found face to face — with all the contradictions and interferences that entails — with well-structured and well-informed theories.

A thought centered on the idea of freedom (“it is the emptiness of the hub that makes the wheel turn” said Lao-Tzu) is inevitably led to plurality, because it cannot base its orthodoxy on any authoritarian body, even of a “scientific” nature, that would distinguish between the straight line and heresies. But we can interrogate each theory regarding its consistency and the value of its information.

Théorisation et culture. — Nous avons un tel retard à rattraper que la mise en forme d’une ou de plusieurs théories sera nécessairement un projet à longue échéance. C’est la théorisation qui est pour tout de suite. Elle a pour condition une activité intellectuelle multiple qui elle-même doit pouvoir s’inscrire dans une vie culturelle diversifiée. J’ai surtout évoqué ici les « fondateurs », mais la vie culturelle implique la circulation de textes bien plus variés : œuvres relevant du témoignage ou de la rage, de l’imagination ou du pamphlet. Dejacque, Darien, Cœurderoy ont leur mot à dire. Les biographies, mémoires, livres de souvenirs gardent les traces de la « tradition vécue ». La multiplicité même de petites publications éphémères n’est pas une cause de faiblesse et de déperdition s’il existe par ailleurs un courant de décantation et d’unification qui peut, servir de relais et de stimulant.

Enfin, il a été beaucoup question, dans ces notes, de travail, d’effort, d’élaboration, etc. C’est vrai qu’il y a beaucoup à faire, mais nous le ferons d’autant mieux que nous n’oublierons pas le plaisir des rencontres et des découvertes, le goût de l’exploration et de l’expérience, la curiosité et la disponibilité. Une vie culturelle est pour beaucoup faite de ça.

Theorization and culture. — We have such a delay to make up for that shaping one or more theories will necessarily be a long-term project. It is the theorization that is to be immediate. It has as a condition a plural intellectual activity that must be able to inscribe itself in a diversified cultural life. I have particularly mentioned the “founders” here, but cultural life implies the circulation of much more varied texts: works relating to testimony or rage, imagination or the lampoon. Déjacque, Darien and Cœurderoy will have their say. Biographies, memoirs, books filled with souvenirs maintain the traces of the “lived tradition.” The very multiplicity of small, ephemeral publications is not a cause of weakness and loss if there exists a current of clarification and unification that can serve as a relay and a stimulus.

Finally, there has been a lot of talk in these notes about work, effort, elaboration, etc. It is true that there is a lot to do, but we will do it all the better if we do not forget the pleasure of encounters and discoveries, the taste for exploration and experiment, curiosity and receptiveness. A cultural life is largely made up of those things.

Les idées « extérieures ». — La « réinvention » d’une tradition originale ne signifie en rien le retour au vase clos. Nous reconnaissons une anarchie spontanée sur le plan de l’action : indépendamment de toute étiquette anarchiste ou de toute filiation, certaines interventions dans les mouvements sociaux ou dans la vie quotidienne manifestent la logique d’un combat libertaire. Il est temps de reconnaître qu’il en va de même sur le plan de la pensée et de l’activité culturelle. Nous n’avons pas plus le monopole de l’expression libertaire que celui de l’action libertaire, même s’il nous revient de développer jusqu’au bout la logique anarchiste de certaines attitudes ou de certaines idées.

Des « fragments d’anarchie » particulièrement incandescents ont été lancés par les surréalistes, et tout récemment par les situationnistes. Après la guerre, l’existentialisme a diffusé un courant d’idées qui avait de nettes composantes libertaires. Les anarchistes ont passé à côté du surréalisme comme si de rien n’était. (Une collaboration régulière du groupe surréaliste avec l’équipe du « Libertaire » s’est engagée au début des années cinquante… mais le journal était déjà aux mains de « révisionnistes ».) L’existentialisme n’a pas été mieux compris, et même le parrainage que pouvait lui donner Stirner n’a été d’aucun poids.

Les idées situationnistes ont eu un impact plus direct, comme sur l’ensemble du mouvement autoritaire (même si la marque reste souvent superficielle) ; mais en ce qui concerne les sphères officielles du « mouvement » anarchiste, elles y ont surtout déclenché une réaction panique et contribué à faire mûrir une des scissions périodiques de la F.A. (1967).

Je m’en tiens ici à des contre-courants nettement repérés pour aller vite. Chaque équipe, chaque individu, selon ses coordonnées propres peut être conduit à chercher ses références hors de la tradition. Aucune limite, sinon celle de la cohésion interne, ne peut être opposée à l’absorption, par une théorie anarchiste, des substances et des radiations utiles à sa croissance et à sa vitalité.

“External” ideas. — The “reinvention” of an original tradition in no way means a return to a vacuum. We recognize a spontaneous anarchy on the plane of action: regardless of any anarchist label or any filiation, certain interventions in social movements or in daily life manifest the logic of a libertarian struggle. It is time to recognize that the same is true of thought and cultural activity. We have no more monopoly on libertarian expression than on libertarian action, even if it is up to us to develop to the end the anarchist logic of certain attitudes or certain ideas.

Particularly incandescent “fragments of anarchy” have been emitted by the surrealists, and quite recently by the situationists. After the war, existentialism released a current of ideas that had clear libertarian components. The anarchists have gone right past surrealism as if nothing had happened. (A regular collaboration of the surrealist group with the Libertaire group began in the early fifties … but the newspaper was already in the hands of “revisionists.”) Existentialism has been no better understood — and even the sponsorship that Stirner could give it has been of no consequence.

Situationist ideas have had a more direct impact, as they have had on the whole of the authoritarian movement (even if the mark often remains superficial); but as regards the official spheres of the anarchist “movement”, they above all triggered a paniced reaction and helped to ripen one of the periodic schisms of the F. A. (1967).

I am sticking here to clearly marked cross-currents, in order to go quickly. Each group, each individual, according to their own coordinates, can be led to look for their references outside of the tradition. No limit, except that of internal cohesion, can be opposed to the absorption, by an anarchist theory, of substances and radiations useful for its growth and vitality.

Ordre et progrès. — C’est avant tout dans le mouvement antiautoritaire des dernières années que l’anarchisme puisera dans l’immédiat ses énergies. Un tel processus d’assimilation appelle en retour des remises en cause. Mais l’anarchisme porte en lui-même l’impulsion à sa propre remise en cause. Ses tendances négatives et dissolvantes ne risquent pas de perdre leur vigueur avec une réanimation culturelle. La contestation, la volonté de rupture, la tentation du particularisme et de l’éclatement, le refus de tout donné et les élans passionnels sont indissociables de l’anarchisme. Aucune tradition, même souple et évolutive, ne peut éviter la remise en cause, en milieu anarchiste moins que partout ailleurs. Le tarissement de la vie culturelle, et non pas son exigence de mise en forme et de continuité, amène la sclérose de la tradition. L’effort de construction et d’unification ne refoule pas la négativité; il dirige au contraire les tendances destructrices vers leur vrai but : le «vieux monde», son idéologie et ses appareils de domination.

La question anarchiste — puisqu’il faut bien en reparler pour finir — attend une réponse pratique. Prouver le mouvement en marchant. La réappropriation et l’assimilation ne prennent leur sens et leur efficacité que dans une production nouvelle : le développement d’un langage à travers des analyses précises et des expériences de communication, le prolongement, dans nos écrits, des écrits transmis ou reconnus.

Je cite là deux démarches parmi d’autres, parce qu’elles peuvent être entreprises dans l’immédiat, avec tout ce que notre situation leur imprimera de lacunaire, d’approximatif et de provisoire (comme en témoigne ce texte…). La recherche plus ou moins tâtonnante et erratique d’un nouveau genre de vie poursuit par ailleurs son cours, avec un premier effort (une partie de la presse « underground ») pour parvenir à l’expression.

Cette tentative de communication, qui est elle-même à la recherche d’antécédents, devrait normalement converger avec celle qui dérive de l’écrit.

On ne peut guère en dire plus. J’ai essayé d’indiquer quelques démarches nécessaires, quelques bases de départ et quelques potentialités. Les formes concrètes de notre vie culturelle se dessineront en cours de route, chaque étape pouvant ouvrir, pour l’étape à venir, des possibilités jusque-là imprévues.

Order and progress. — It is above all from the anti-authoritarian movement of recent years that anarchism will draw its energies for the time being. Such a process of assimilation calls in return for questioning. But anarchism carries within itself the impetus for its own questioning. Its negative and dissolving tendencies are unlikely to lose their vigor with cultural revival. Contestation, the will to rupture, the temptation of particularism and fragmentation, the rejection of everything given and the passionate impulses are inseparable from anarchism. No tradition, however flexible and evolving, can avoid questioning, least of all in an anarchist environment. The drying up of cultural life, and not its demand for form and continuity, leads to the sclerosis of tradition. The effort of construction and unification does not suppress negativity; on the contrary, it directs the destructive tendencies towards their true aim: the “old world”, its ideology and its apparatuses of domination.

The anarchist question — since we must speak about it once again in closing — awaits a practical answer. Prove movement by walking. Reappropriation and assimilation only take on their meaning and effectiveness in a new production: the development of a language through precise analyses and experiments in communication, the extension, in our writings, of writings passed down or recognized.

I list here two particular steps, because they can be undertaken immediately, with all of the incomplete, approximate and provisional character that our situation will lend to them (as evidenced by this text…) The more-or-less groping and erratic search for a new kind of life also continues its course, with a first effort (part of the “underground” press) to achieve expression.

This attempt at communication, which is itself in search of antecedents, should naturally converge with that which derives from the written word.

We can hardly say more. I have tried to indicate some necessary steps, some starting points and some potentialities. The concrete forms of our cultural life will take shape along the way, each stage being able to open up, for the stage to come, possibilities that were unforeseen until then.

René Furth, “La Question anarchiste,” Anarchisme et Non-violence 31 (Octobre-Décembre, 1972): 2-30.

[Working translation by Shawn P. Wilbur]

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