E. Armand, “Scènes de Noel / Christmas Scenes” (1901)

Scènes de Noel

I.

Une église ou un temple. De la lumière, beaucoup de lumières. Des cierges qui illuminent de vastes crucifix, ou bien un Arbre de Noel chargé de jouets, sapin dont les rameaux toujours verts évoquent l’image d’éternité. Des orgues dont les envolées sonores semblent un écho des hymnes célestes. Des cantiques qui nous rappellent ceux dont nos mères berçaient notre sommeil… De beaux messieurs en redingote serrée à la taille, aux huit reflets luisant ; astiqués, pommadés, peignés, vernissés, cravatés. De belles madames élégantes, odorantes, constellées de bijoux, vrais ou faux, dont la jupe légèrement relevée laisse apercevoir un pied chèrement chaussé au bout d’une cheville finement cambrée… Des bonnes et braves familles endimanchées, embourgeoisées, des troupes d’enfants dont l’arbre symbolique illumine la face réjouie… L’aisance, le confort, la joie !… tout la lyre.

Une chambre à peine meublée dans un hôtel plus ou moins avouable. Un matelas couché à terre sur lequel reposent trois petits enfants. Une femme attelée à une machine à coudre. Une petite fille qui lui passe au fur et à mesure de ces corsages à dix-neuf et vingt-neuf sous dont regorgent les magasins de nouveautés. Sur la table, un fragment de pain rassis et des débris de charcuterie… La femme, pâle et maigre, coud, coud, coud sans relâche. Et la petite fille, pâle et maigre, déjà, prépare et ramasse les corsages… C’est demain soir que le délai donné par le propriétaire expire et, à moins de passer la nuit, il ne peut être question de payer la semaine de loyer en retard. Soudain le silence est troublé par un chant qui s’élève d’une église voisine et l’on entend distinctement monter vers le ciel

Minuit, chrétiens, c’est l’heure solennelle.

La femme a relevé la tête. « Qu’y sont veinards, ceuss-là ! » dit-elle tristement. Et elle se remet à coudre.

Christmas Scenes

I.

A church or a temple. Light, many lights. Candles that illuminate vast crucifixes, or a Christmas tree laden with toys, a fir tree whose evergreen branches evoke the image of eternity. Organs whose sonic flights seem an echo of celestial hymns. Carols that remind us of those with which our mothers rocked us to sleep… Handsome gentlemen in frock coats, tight at the waist, with eight shining gleams; polished, pomaded, combed, varnished, tied. Beautiful, elegant, fragrant ladies, studded with jewels, real or fake, whose slightly raised skirts reveal an expensively shod foot at the end of a finely arched ankle… Good, honest families in their Sunday best, made respectable, troops of children whose happy faces the symbolic tree illuminates… Ease, comfort, joy!… all that is good.

A barely furnished room in a more or less respectable hotel. A mattress lying on the ground on which lie three small children. A woman harnessed to a sewing machine. A little girl who gradually passes her those nineteen- and twenty-nine-sou bodices with which the novelty shops are crammed. On the table, a fragment of stale bread and scraps of charcuterie… The woman, pale and thin, sews, sews, sews relentlessly. And the little girl, pale and thin, is already preparing and picking up the bodices… Tomorrow evening the deadline given by the landlord expires and, unless you spend the night, there can be no question of paying the week’s rent late. Suddenly the silence is disturbed by a song that rises from a nearby church and we distinctly hear rising towards the sky.

Midnight, Christians, is the solemn hour.

The woman raises her head. “Some lucky buggers, they are!” she says sadly. And she goes back to sewing.

II.

Un banquet de réveillon. Une salle aux tentures rouges. Un lustre de la République drapé de rouge. Des drapeaux rouges. Des bouquets d’églantine sur la table… Un banquet politico-socialiste. C’est l’heure des toasts..…. Un homme rouge, lui aussi, est monté sur une chaise et chante, j’imagine, l’« Internationale » (mais je n’en suis pas bien sûr), avec la conviction d’un radical-socialiste votant les indemnités alloués à nos missionnaires chinois. Le verre en main, les convives reprennent le refrain et en attendant d’être « demain le genre humain » sifflent aujourd’hui les crus renommés ; c’est moins idéal et plus positif… Des bravos enthousiastes saluent chaque couplet, comme si des bravos préparaient la révolution.

Un homme à la mine have, aux vêtements sordides, en lambeaux, à la démarche incertaine. Il rase les maisons, pour ne pas être vu des passants. Il titube et de temps en temps porte la main à sa poitrine. Ce n’est pourtant pas qu’il est ivre, ses mains calleuses ne révèlent pas un paresseux et quand au détour d’une rue, un bec de gaz ou une lampe électrique projette de la clarté sur son visage amaigri, ses traits dénotent la souffrance… C’est de faim et de froid qu’il chancelle, le malheureux.

Mais le voilà arrivé à la hauteur du restaurant où banquettent peut-être quelques-uns de ses élus. Les accents du chant révolutionnaire ont ranimé son énergie défaillante. Il traverse la rue en courant et colle son visage aux vitres de l’établissement, mais comme si cet effort l’avait épuisé, il trébuche et tombe sur le sol glacé, corps inanimé qu’on relèvera demain cadavre, cadavre du meurt-de-faim souverain.

II.

A New Year’s Eve banquet. A room with red wall coverings. A Republican chandelier draped in red. Red flags. Bouquets of wild roses on the table… A politico-socialist banquet. It’s time for the toasts..…. A red man, too, has climbed onto a chair and sings, I imagine, the “Internationale” (but I am not one of them, of course), with the conviction of a radical socialist voting for the allowances allocated to our Chinese missionaries. Glass in hand, the guests take up the chorus and while, waiting to be “the human race tomorrow,” knock back the vintages renowned today; it’s less ideal and more positive… Enthusiastic bravos greet each verse, as if bravos prepared the revolution.

A man with a gaunt appearance, with grubby, tattered clothes, with an uncertain gait. He keeps close to the houses, so as not to be seen by passers-by. He staggers and occasionally puts his hand to his chest. It is not, however, that he is drunk. His calloused hands reveal no idleness and when, at a bend in the street, a gaslight or an electric lamp shines light on his emaciated face, his features indicate his suffering… He staggers from hunger and cold, the wretch.

But here he is in the vicinity of the restaurant where perhaps a few of his elected representatives are banqueting. The accents of the revolutionary song revive his failing energy. He crosses the street at a run and presses his face to the windows of the establishment, but as if this effort had exhausted him, he stumbles and falls on the icy ground, an inanimate body that will be picked up tomorrow as a corpse, the corpse of the sovereign dead-by-hunger.

III.

Une famille à Londres. Une famille de respectables ouvriers… Sur la table le « christmas goose » l’oie de Noël, toute grasse, toute fumante. Au piano une jeune et jolie miss, aux yeux d’azur, aux longues tresses orées, dont la voix harmonieuse module un cantique au refrain doux et touchant, dont les paroles nous transportent vingt siècles en arrière :

Paix sur la terre, bonne volonté parmi les hommes.

La cloche du souper a sonné, et père, mère, fillettes mutines et garçonnets espièglesse rangent autour de la table. Une chaise est vide, c’est la place du fils ainé qui se trouve au Transvaal où il garde la voie ferrée, comme cent cinquante mi le de ses camarades. Le père ne l’oublie pas dans la prière qui commence le repas et à la mention de son nom, une larme a coulé sur les joues de la mère…

Dans le Sud-Africain.… Un camp de reconcentration… Une de ces prisons innommables où l’on rôtit le jour, où l’on gêle la nuit… où l’envahisseur impuissant à réduire par la force l’envahi, torture par la faim, les êtres chers à son ennemi, mères, épouses, amantes, enfants… Dans une casemate de ce bagne, inimaginé par le Dante, une femme pleure et montre le poing à un adversaire invisible, elle pleure ses trois enfants emportés par l’Ange de la Mort, en septembre, avec 1961 de leurs compagnons d’innocence. Elle pleure et dans ses yeux rougis j’aperçois l’océan de larmes que depuis des siècles et des siècles ont versé les mères auxquelles les guerres ont enlevé leurs enfants chéris, l’océan qui finira bien par submerger armées, casernes, et engins meurtriers…

III.

A family in London. A family of respectable workers… On the table the Christmas goose, all fat, all steaming. At the piano a young and pretty miss, with azure eyes, with long golden braids, whose harmonious voice modulates a carol with a soft and touching refrain, whose words transport us back twenty centuries:

Peace on earth, good will towards men.

The dinner bell rings, and father, mother, rebellious little girls and mischievous little boys line up around the table. A chair is empty: it is the place of the eldest son who is in the Transvaal where he guards the railway, like a hundred and fifty thousand of his comrades. The father does not forget him in the prayer that begins the meal and at the mention of his name, a tear runs down the cheeks of the mother…

In South Africa…. A concentration camp… One of those unspeakable prisons where you roast during the day, where you freeze during the night… where the invadesr, powerless to overcome the invaded by force, tortures by hunger the loved ones of their enemies: mothers, wives, lovers, children… In a bunker in this penal colony, unimagined by Dante, a woman cries and shakes her fist at an invisible adversary, she cries for her three children carried away by the Angel of Death in September, with 1961 of their companions in innocence. She is crying and in her reddened eyes I see the ocean of tears that for centuries and centuries have been shed by mothers from whom wars have taken their beloved children, the ocean that will eventually overwhelm armies, barracks, and murderous machines…

IV.

La Palestine. Une étable. Un enfant. Mon âme tu l’as reconnu, c’est Lui. Il est né, le Prolétaire sublime, le Fils de Dieu Amour. Il est né dans la « crèche parce qu’il n’y avait pas de place à l’hôtellerie. » Tu ne nous a pas trompés, ô Christ, une crêche à ta naissance, une croix à ta mort; les insultes, les crachats, l’abandon des tiens pour récompense, pour salaire. Pour sceptre, une couronne d’épines. Salut, ô Rédempteur ! Nous avons entendu ton appel : Suivez-moi et nous te suivons, ô Maitre; nous te suivons, sachant qu’il n’y a pas de désillusion en toi et que tu as accompli ton programme jusqu’au bout ; nous te suivons, ô Frère, parce que tu as partagé nos misères, nos luttes, nos souffrances et que par la chair, tu sors de notre sein. Nous te suivons, ô Ressuscité, parce que les yeux fixés sur l’avenir, nous sentons ton Esprit à l’œuvre, ton it d’amour et de sacrifice — ton Esprit à l’œuvre pour sauver l’homme et l’humanité de l’égoïsme, pour instaurer le règne de l’éternelle Justice.

E. Armand.

IV.

Palestine. A barn. A child. You have recognized him, my soul. It is He. He was born, the sublime Proletarian, the Son of the God of Love. He was born “in a manger, because there was no room in the inn.” You have not deceived us, O Christ, a manger at your birth, a cross at your death; the insults, the spitting, the abandonment of your followers for reward, for salary. For scepter, a crown of thorns. Hail, O Redeemer! We have heard your call—Follow me—and we follow you, O Master; we follow you, knowing that there was no disillusionment in you and that you have completed your program to the end; we follow you, O Brother, because you have shared our miseries, our struggles, our sufferings and because, through the flesh, you come among us. We follow you, O Risen One, because with our eyes fixed on the future, we feel your Spirit at work, your spirit of love and sacrifice—your Spirit at work to save man and humanity from selfishness, to establish the reign of eternal Justice.

E.Armand.

E. Armand, “Scènes de Nöel,” L’Ère nouvelle 1 no. 8 (Décembre 1901): 4.

Working translation by Shawn P. Wilbur.

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