E. Armand in “Le Libertaire” (1902-1926)

EN TEMPS POSSIBLE OU NON !

Voici déjà deux ou trois fois que le Libertaire, très impartialement, publie des articles traitant d’une entente possible ou impossible entre les divers éléments appelés à composer une colonie libertaire en projet. Sans entrer dans le fond de la discussion je vais essayer, rapidement, de dégager la question en ce qui concerne les anarchistes chrétiens.

I. Dans un précédent n° du Libertaire, un camarade assimilait, bénévolement, les spiritualistes à je ne sais quels dévots prosternés jour et nuit devant une idole plus ou moins fantastique. Je connais deux sortes d’individus ressemblant à ce tableau : Les superstitieux ou les hypocrites de tous les temps et de tous les lieux, et les suiveurs soi-disant socialistes qui ont fait du socialisme leur Dieu et de X ou Y leur prophète. Je connais beaucoup d’anarchistes chrétiens ou de chrétiens libertaires et je n’ai jamais vu de gens plus décidés qu’eux à renverser Temples, Dogmes et Religions, comme le charpentier de Nazareth, d’ailleurs. Ceux des camarades qui sont au courant du mouvement anarchiste chrétien en Russie, en Bulgarie, en Hollande, aux Etats-Unis, ceux qui lisent l’Ere Nouvelle, le savent bien. Voilà ce qui en est lorsqu’on parle d’un sujet qu’on ignore, mais c’est un péché que je commets trop souvent pour jeter la pierre à qui que ce soit.

II. Il faudrait pourtant bien nous entendre sur ce qu’est l’Anarchie. A moins que je ne me trompe, c’est la négation intégrale de l’Autorité. Ce n’est pas un dogme. Il n’y a que des anarchistes individuels, réunis par certaines conceptions générales, c’est vrai, mais s’interdisant, puisqu’ils nient l’autorité, de vouloir s’imposer les uns aux autres leurs conceptions personnelles. Est-ce cela oui ou non ? Un anarchiste n’est pas nécessairement anti-spiritualiste, puisqu’il y a des anarchistes spiritualistes qui nient l’autorité. Nul ne possède la vérité intrinsèque. Ce qui est vérité pour A peut ne pas l’être pour B. et si A essaye d’imposer SA conception de la vérité à B, est-ce autre chose qu’un autoritaire ?

En anarchie, on pense ce qu’on veut et comme on veut, on agit de même, mais à la condition de ne pas imposer sa pensée ou son activité à autrui. Voici pourquoi, pour citer des faits, des anarchistes chrétiens écrivent régulièrement dans des journaux libertaires comme la Free Sociéty. de Chicago, et The Comrade, de New-York. Voici pourquoi encore, à Paris, je m’entends très bien avec nombre de camarades qui sont cependant au pôle de mes conceptions prétendues… spiritualistes.

III. Voici donc enfin pourquoi nous nous entendons sur le sol de la colonie. Réunis par l’accomplissement d’un but économique, nous ne nous chamaillerons pas sur des questions philosophiques, à moins d’être des inconscients. Nous y réaliserons la cité d’harmonie qui est la cité d’Anarchie, celle où tous les êtres auront leur place au banquet de la Vie.

D’autres camarades, j’en suis certain, défendront le côté économique du sujet. Peut-être y reviendrais-je au sujet de la colonie tolstoïenne de Blaricum, près d’Amsterdam, qui est en voie de prospérité et dont Elisée Reclus m’écrivait beaucoup de bien, mais dès maintenant, camarades, ne nous faites pas croire, qu’après avoir été excommuniés par l’Eglise par ce que nous refusions de croire a ses défauts, vous nous jetteriez hors l’anarchie parce que nous n’acceptons pas le dogme matérialiste. D’ailleurs, quand même deux ou trois anarchistes autoritaires excommunieraient les chrétiens libertaires, ceux-ci n’en resteraient pas moins anarchistes comme devant puisqu’eux. ils n’ont jamais excommunié personne. A BAS L’AUTORITE.

E. ARMAND

  • E. Armand, “En temps possible ou non!,” Le Libertaire 9 — 4e série — no. 5 (7 Décembre 1902): 3.

A PROPOS D UNE COLONIE LIBERTAIRE

LE POUR ET LE CONTRE

REPONSE A QUELQUES OBJECTIONS

J’avais promis de parler de la colonie en projet au point de vue économique. Uue récente entrevue à Bruxelles avec Elisée Reclus, lequel vient, d’ailleurs, d’adhérer à notre tentative, et d’envoyer sa souscription, me permet de répondre à un ou deux points sur lesquels l’opinion de ce camarade concorde avec la mienne.

Je ne puis discuter indéfiniment avec le camarade Francis qui ne parait pas avoir une connaissance exacte de la philosophie tolstoïenne ni des conceptions anarchistes chrétiennes. L’idée d’un Dieu capricieux et énigmatique comme l’envisagent les théologiens orthodoxes ou dogmatiques est. en effet, dangereuse et néfaste. Lequel d’entre nous s’est jamais ‘allié à cette idée-là? Dieu —- Idée — Force, Dieu-Force d’émancipation intégrale et consciente se rendant en nous par la conscience un formation et hors nous par la nature eu évolution, voilà par exemple, une Qc nos conceptions que je ne puis qu’effleurer et mii n’a rien de commun avec les inepties des catéchises ou autres manuels d’éducation cléricale.

Semblable à ce camarade qui s’écriait : « Mon Dieu à moi, c’est la matière », les camarades connue Francis semblent vouloir nous faire de la science un Dieu el instaurer ainsi une sorte de religion du Scientisme. Personne plus que moi n’admire et ne désirerait profiter des découvertes de la science, mais il est fou de la laisser a son rôle d’enregistreuse de faits expérimentés, de servante el non de maîtresse de l’esprit humain. J’espère que le camarade Francis, pour être conséquent. ne lient aucun compte des découvertes des savants déistes ou spiritualistes, car ce serait introduire le loup dans la bergerie. A la pensée que Newton était un spiritualiste et qu’il a découvert la lui de la gravitation universelle, il n’y a plus qu’à se voiler la face. Heureusement que le bon sens indique qu’en matière scientifique ou en matière économique, d’où qu’ils viennent, tous les efforts, toutes les bonnes volontés doivent s’unir pour concourir à rétablissement de cette Cité d’harmonie et de Bien-être que sera la Société à venir.

Puisque les conceptions libertaires du camarade Francis ne lui permettent pas de supposer qu’en Anarchie on pense comme on veut — veut-il dire autrement que lui ? — tant pis ! Revenons à nos moutons, c’est-à-dire à la colonie de Blancum, autrement dit groupe de quatre colonies : culture maraîchère, boulangerie, imprimerie, menuiserie, qui fonctionne très bien. Après un labeur acharné les colons sont arrivés ù faire produire au sol, asperges, rhubarbe, fraises, etc et ; gela. à deux heures et demie d’Amsterdam ! Le terrain vaut actuellement plusieurs fois le prix auquel il a été acheté. Grâce à la vente des traductions hollandaises des œuvres de Tolstoï, l’imprimerie a pu aider les autres colonies. Les colons vivent en parfaite harmonie, Elisée Reclus les considère comme une véritable élite morale et il m’a déclaré en avoir la meilleure impression. Ils ne laissent rien au hasard et paraissent devoir réussir. Voilà trois ans, d ailleurs, que la colonie fonctionne !

Tout autour de cette colonie s’en forment d’autres : tentatives agricoles, ateliers et chantiers communistes, etc.

Voici que nous touchons à la seule objection serieuse qu’on ait jamais opposée à notre projet «le colonie. Au lieu de réveiller l’énergie des conscients. des militants, n’endormira-t-il pas leurs efforts ? Non. car si en un lieu donné, des individus peuvent, sans autorité et par libre entente, produire autant avrils consomment, en vivant en harmonie parfaite, ceux qui les entoureront s’en apercevront bientôt et essaieront de les imiter. Ils se rendront compte alors que le régime économique actuel est le seul obstacle s’opposant à la réalisation immédiate de leurs conceptions. Une tentative de communisme, prospérant normalement, produira infailliblement des révoltés conscients et Vantant, moins perdus dans les nuages de la philosophie. qu’ils auront sous les yeux l’exemple de la théorie mise en pratique.

Elisée Reclus pense également, el avec raison, pie la tendance générale de la pensée libertaire s’oriente vers la mise en pratique des théories communistes. De tous les côtés des colonies se projettent et se créent. En Belgique en Hollande, an Allemagne, aux Etats-Unis. etc… Dans tel village. en France, les paysans no songent-ils pas à l’aire disparaître les bornes qui séparent leurs lopins de terre ? Sans compter qu’il existe un nombre considérable de colonies prospérant. En ce qui me concerne. des lettres me parviennent nui sont dos révélations. Au Canada, dans le nord du Mexique, en Argentine, en Uruguay… Freedom. un journal libertaire de Londres le faisait remarquer avec justice, c’est simultanément des ville et des campagnes que va jaillir l’étincelle — toute petite d’abord, insignifiante au début — qui métra le feu aux poudres et sapera par la bave les ’ déments autoritaires et égoïstes de la Société bourgeoise ! Qu’importe d’où qu’elle parle pourvu qu’elle accomplisse sa besogne !

E. ARMAND.

  • E. Armand, “A propos d’une colonie libertaire: Le pour et le contre,” Le Libertaire 9 — 4e série — no. 8 (28 Décembre 1902): 2-3. [there were additional articles on the same subject by others]

TOLERANCE

Certains passages de l’article d’Yvetot — Causerie ouvrière — du dernier numéro ont trouvé un écho dans nombre de consciences. Il est temps en effet, île réagir contre cette tendance funeste et déprimante préconisée par certains camarades — sincères sans doute — et qui ne vise rien moins qu’à rendre stériles, par excès d’intolérance, les efforts des mieux intentionnés. D’aucuns s’imagineraient que ces camarades trouvent leur joie à désorganiser les groupements, à exclure les individualités et inconsciemment au profit de la leur, à semer la mauvaise graine : la zizanie. Ne pense-t-on pas comme en.r sur un point donné, ils vous accusent d’illogisme sans plus de façons, vous couvrent d’injures, prennent des poses de puritains effarouchés… tandis que les bourgeois, dans la coulisse, se gaussent de voir ces camarades faire leur jeu avec tant d’innocence.

Nous causions attristés ces jours derniers, un camarade bien connu et moi pour conclure : Un tel état de choses provient de l’esprit d’intolérance, que nombre d’anarchistes n’ont pas su dépouiller, c’est un reste du viel homme… et que de temps perdu pour taire rimer intolérance avec anarchie ! On n’y parviendra pas.

Torquemada, Luther, Calvin, etc., furent des intolérants, et dans tous intolérant se dirait-il, mille fois anarchiste, il y a, avant tout, un Torquemada au petit pied.

Intolérance sous entend dogme ou doctrine ; or, il ne saurait y avoir en anarchie de dogme ou de doctrine, le mot lui-même les exclut, il y a des individus unis par une conception commune ; la négation de l’autorité eu général et de l’homme en particulier, conception qui n’a rien d’une doctrine. Pour le reste tout anarchiste est libre de concevoir selon sa mentalité, son tempérament, ses affinités, sou « moi ». En un mut, tout anarchiste détermine sa conception individuel de l’anarchie. Vouloir réglementer formuler une doctrine libertaire, créer une église de plus avec une profession de foi, — d’où excommunication plénière de quiconque n’y souscrirait pas.

Etre tolérant, c’est admettre franchement la multiplicité des moyens et des méthodes pour atteindre un même but. résultant de la diversité des individualités, la Nature, d’ailleurs ne procède pas autrement. J’emploie cette méthode-ci parce qu’elle convient à ma mentalité, à mon caractère ; X emploie celle-là parce quelle s’accorde axez, son tempérament et ainsi de suite. La propagande, en outre, y trouve son plus grand profit, car tel moyen amènera celui-ci auprès de qui telle méthode aurait échoué.

Il faudrait être aveugle ou de parti pris pour ne pas comprendre la valeur nu la portée de ce raisonnement si simple et d’une mathématique exactitude.

Quelle absurdité de vouloir réduire à une même taille mentale, morale ou physique tous ceux qui ont horreur de l’autorité de l’homme sur l’homme et de sa conséquence. l’exploitation de l’homme par i homme quelles formes que l’une ou l’autre revêtent.

Qu’on laisse donc la vie s’épanouir sans entraves, au lieu de tirer les uns sur les autres, et que les vrais libérés puissent enfin former par des affinités, des groupes s’entraidant pour le but commun, chacun suivant sa vie propre. On fera plus ainsi pour la préparation de la Cité future, la Cité d’harmonie qu’en essayant d’imposer une doctrine, laquelle, on finirait par le croire, ne sert à masquer que d’encombrantes et vaniteuses personnalités.

E. ARMAND.

  • E. Armand, “Tolerance,” Le Libertaire 9 — 4e série — no. 17 (1 Mars 1903): 3.

LE MOUVEMENT COMMUNISTE

Le mouvement communiste s’accentue. Les lecteurs du Libertaire se sorti rendus quelque peu Compte de par la dernière note parue sur le Milieu Libre que nous sommes en bonne voie de prospérité. C’est d’abord l’entente parfaite qui règne entre les colons. Tous les camarades qui ont visité le site du la colonie, tout proche de Château-Thierry, en reviennent enchantés. Tous s’accordent à reconnaître que la bonne humeur, la gaité, l’entrain des travailleurs sont sans rivaux. Les paysans s’intéressent — et ce n’est pas peu dire — et on trouve toujours moyen entre deux labours, de leur expliquer la théorie communiste-libertaire, dont cette tentative présente la. leçon de choses par excellence. La période industrielle va commencer : tailleurs, cordonniers, tisseurs, vont se mettre à l’œuvre parallèlement aux agriculteurs.

Aussi intéressant est l’essai tenté à Anvers. Le manifeste des communistes anversois considère l’établissement de ces colonies où un certain nombre de camarades se groupent pour produire sans autorité ni règlement d’aucune sorte, assez pour suffire à leur consommation, comme l’antichambre de la révolution sociale.

Nos camarades de Belgique ont recueilli nous rapidement et en plus grande quantité que nous l’argent nécessaire. C’est vrai qu’ils ont eu l’appui moral d’Elysée Reclus, et d’autres, communistes hollandais bien connus, et qu’ils se proposent d’organiser une série de conférences où sera, développé le communisme libertaire et où on insistera sur la nécessité du su mise en pratique.

Plus intéressante encore est celle association hollandaise qui date du 20 octobre licol et qui, su us le litre de « Société peur la colonisation communiste du sol », se propose d’arracher le plus de terrain possible aux capitalistes agraires. Cette association comprend 450 membres qui versent régulièrement des cotisations; elle reçoit des dons d’amis fortunés qui s’intéressent au mouvement, — certains propriétaires terriens mettent gratuitement de la terre à sa disposition. Son but est de développer dus groupements dont les différents membres- se livreront au travail le plus utile ou le plus conforme à leurs aptitudes, toutes les questions du labeur quotidien étant réglées par entente mutuelle. Ces milieux ignorent le loyer, les intérêts, les intermédiaires. Et, comme les colonies ne produiront pas de sitôt certaines nécessités de la vie comme le combustible, les vêlements, les chaussures, etc., l’association installe des dépôts partout où habitent quelques-uns de ses membres. dépôts où se vendent les produits des cuir nies. Les bénéfices ne sont naturellement pas partagés, ni entre les membres de l’association, ni entre les consommateurs : ils servent à l’achat de terrain cl à la création de nouveaux milieux libres.

A l’heure où la situation se présente sous un aspect des plus graves, où une crise, une révolution peut éclater d’un moment à l’autre, l’extension d’un pareil mouvement dans un pays relativement peu étendu comme les Pays-Bas, ne laisse pas que d’attirer l’attention.

E. ARMAND.

  • E. Armand, “Le mouvement communiste,” Le Libertaire 9 — 4e série — no. 22 (5 Avril 1903): 2.

x

  • E. Armand, “Agitation: Movement Communiste,” Le Libertaire 9 — 4e série — no. 37 (17 Juillet 1903): 3.

Anarchie et Révolution !

Le dernier article du camarade Guerdat, sur « Révolutionnaires et Pacifiques », mérite qu’on s’y arrête.

J’ai lu avec une attention soutenue et je suis persuadé qu’en anarchiste qu’il s’affirme être, l’auteur acceptera qu’on discute son idée.

J’essaierai d’établir ce premier point, que l’anarchie est, en essence et en principe, une conception qui repousse la violence organisée connue moyen de propagande. Cette idée n’est d’ailleurs pas neuve, et on la trouvera développée dans l’ouvrage de Parsons, l’un des martyrs de Chicago, intitulé Philosophy of Anarchism. L’anarchie ne peut postuler la violence, car celle-ci est la manifestation concrète, tangible de l’autorité, antithèse de la conception anarchiste. Je travaille dans un atelier à tel travail qui me répugne et pour un nombre d’heures épuisant, parce que j’y suis forcé. Je me pue devant telle loi, etc., etc., parce qu’on me violente, etc. Non parce que cela me fait plaisir et je ne demande pas à la société, en général, ni aux individus, en particulier, de devenir anarchistes ou communistes, par la bonne raison que j’ignore s’ils sont assez développés.mentalement ou économiquement pour réaliser ou comprendre la théorie communiste libertaire. J ignore même si elle leur conviendrait ; c’est à peine, en effet, si je sais quelle elle me conviendrait à moi.

Je ne réclame donc rien d’autre de la sociale quelle elle me laisse vivre à ma guise, me développer dans tel sens qui permette à ma mentalité, à mon caractère, à mon tempérament, à mes conceptions économiques, etc., de s’affirmer dans toutes les directions. — Cela seul ou en compagnie des camarade auxquels me réunissent mes affinités personnelles.

Ce n’est pas pour obtenir autre chose, j’imagine, que des anarchistes feraient une révolution spontanée.

Quant au reste des hommes, libre à eux de s’organiser comme ils l’entendent.

En effet, si, par suite d’un coup de main heureux, des anarchistes communistes parvenaient à… réorganiser (des anarchistes qui réorganisent !) la société sur une base économique de leur goût, il s’ensuivrait que, communistes ou non, les non-anarchistes devraient s’adapter au régime. Autrement dit, il pourrait se produite que les « révolutionnaires » forçassent — parti victorieux —- les vaincus à accepter le bonheur selon leur formule à eux. Une telle révolution — les exemples sont là pour le prouver — n’aboutirait d’ailleurs à rien. Durant quelques années, — plus ou moins longtemps, — apeurée, effarée, la masse suivrait, en tremblant, les révolutionnaires vainqueurs, qu’elle trahirait quelque beau jour. Comme toujours.

Je ne pense pus non plus que les cinq cent mille révolutionnaires, auxquels pense le camarade Guerdat, soient aussi disciplinés que des grenadiers prussiens ou que des électeurs collectivistes. Et le camarade Guerdat oublie les petites querelles, las jalousies, les rancunes, les froissements, les calomnies qui tuent nos groupes hélas ! et qui découragent les meilleurs d’entre nous. C’est cela qui m’intrigue ; comment fera-t-on évoluer ces cinq cent mille hommes ? Combien constitueront-ils de régiments, de bataillons, de sections ? Qui leur imposera plutôt cette tactique qu’une autre? Je me réserve, quant à moi, d’agir à mon heure, en dehors de toute organisation et de tout cadre, seul, ou avec tels camarades qu’il me plaira et dans telle direction que je jugerai la meilleure.

Or, la direction que je juge la meilleure — quant à moi et pour l’instant. — c’est la multiplication de milieux libres où la preuve puisse être faite que sans autorité, ni patron m délégué d’aucune sorte, on peut produire entant qu’on consomme et vivre en bonne harmonie. Je parle de les multiplier afin qu’un échange de membres et de produits puisse s’accomplir continuellement entre les différents groupes. Quand vous aurez persuadé la masse par l’expérience, que le régime capitaliste, n’est ni utile, ni nécessaire, mais qu’on peut s’en passer avec profit, cela vaudra mieux que toutes les autres propagandes.

Sauf celle-ci, pourtant, faire des hommes. Que nous vu avons besoin ! Des hommes débarrassés de préjugés, qui aient appris à ! -se mettre à la place de leurs camarades, . quand ceux-ci font un geste, émettent une parole, accomplissent un acte, au lieu de les juger, de les qualifier, de les condamner. Des hommes qui aient d’abord opéré, au point de vue moral, la révolution en eux. Des hommes qui, à l’atelier, à l’usine, au chantier, partout, se distinguent des autres non par de farouches déclamations, mais dans leurs rapports avec leurs compagnons de misère, dans leurs actes de la vie quotidienne, cela sans faiblesse et sans transaction. Oh. la bonne méthode révolutionnaire que celle-là ! La masse comprendra alors l’inutilité des juges, des prisons et des gendarmes.

Des hommes libres, des milieux libres, — des individus et des groupes pour lesquels la révolution ne se fera pas demain ou après-demain, mais dans lesquels elle se fait aujourd’hui, sans cesse, voilà les révolutionnaires effectifs ! C’est ce que j’essaie d’être.

E. ARMAND.

  • E. Armand, “Anarchie et révolution!,” Le Libertaire 9 — 4e série — no. 39 (1 Août 1903): 3.

COMMUNISME EXPERIMENTAL

EN HOLLANDE

Grâce à la générosité d’un ami hollandais, j’ai pu passer quelques heures dans le milieu où depuis cinq ou six années se poursuivent les expériences de communisme pratique : Blaricum, Walden, etc.

Le système de la « mise au tas » et de la « prise au tas » semble avoir a peu près complètement échoué, puisque de la floraison de colonies communistes de Blaricum il ne reste plus qu’une boulangerie qui fonctionne admirablement d’ailleurs et qui comprends deux ménages et deux célibataires.

La cause : dissent ions intestines, incapacité et inconstance des colons.

Van Eeden qui incline de plus en plus vers le coopérative semble triompher. La Société pour la possession du sol en commun multiplie les débouchés mais j’ai bien peur que ce soit une victoire à la Pyrrhus. Dans ces sortes de colonies non seulement on est arrivé à rendre financièrement indépendante les unes des autres les différentes branches de la production industrielle, mais encore à attribuer un salaire variant selon les capacités du producteur. Ajoutons que la Société pour la possession du sol en commun doit lutter contre la concurrence industrielle et qu’il lui faut de bons ouvriers.

Van Eeeden me disait encore : « Où trouver dos individualités à la fois très habiles en leur métier et en même temps conscients ? » On n’en rencontre pas.

Je ne mentionne que pour mémoire les anarchistes-individualistes de Blaricum qui maintiennent la propriété individuelle et se rémunèrent à tant l’heure chacun possédant ses outils et les emportant s’il part. Je ne vois pas ce que cela peut avoir à faire avec le communisme.

Une fois de plus la prouve est faite de l’insuffisance du milieu à transformer les individus. Non, l’homme n’est pas une équation qu’un résout en l’abreuvant de pâtée plus ou moins épaisse. Ça ne suffit pas. Il y a là la, question des sympathies, des affinités, des tempéraments, .il ne sait point toujours user du sa liberté.

Ainsi donc, à l’heure où à Lille, à Roubaix, à Marseille, à Bruxelles, à Romans, etc., en parle de créer des « milieux libres » il fait bon de. rappeler que leur réussite est liée à la qualité des membres appelés à les réaliser et je comprends que les communistes libertaires hollandais, avant de recommencer leur tentative parient d’un stage plus ou moins long.

Ce n’est pas, d’ailleurs, que je sois revenu de Hollande — un pays inconnu de nous et fort intéressant — en rien découragé. Mais de plus en plus je sens l’utilité de l’éducation individuelle et l’inanité des discussions stériles sur un point de philosophie ou de tactique.

Comme en face de la pratique ces dernières paraissent de vulgaires tartarinades.

E. ARMAND.

  • E. Armand, “Communisme experimental,” Le Libertaire 9 — 4e série — no. 50 (18 Octobre 1903): 2.

Enquête sur les tendances actuelles de l’anarchisme (1)

E. ARMAND

1° Qu’entendez-vous par anarchie ?

L’absence d’autorité sous tous ses aspects ; dans la pratique, un état de choses où seraient inconnus domination de l’homme sur l’homme et exploitation de l’homme par l’homme, une société se développant inintellectuellement, moralement et économiquement à l’abri de ces deux fléaux.

2° Quel est votre idéal quant à une société future et quelle doit dire, selon vous, la société de demain ?

Rien de plus ni de moins qu’une société dont tous les membres se développeraient intégralement selon les tendances de leur être, sans qu’aucun imposât à autrui ses propres conceptions économiques, intellectuelles ou morales — un milieu où le dogme et le préjugé seraient inconnus, où la seule immoralité connue sciait ait la violence ou le mensonge — un monde où l’expérience individuelle et l’observation collective serviraient de seul procédé éducatif et de base unique à la libre entente entre les individus.

C’est là ce que j’entends, quand je parle d’hommes « s’aimant les uns les autres ».

3° Quelles sont, selon vous, les modifications successives que subira la société pour y parvenir ?

C’est difficile à déterminer, puisque le fait est là qu’en grande majorité les mentalités des individus que nous croisons sur notre route ne les préparent pus à réaliser la société communiste anarchiste que nous souhaitons. Peut-être les hommes essayeront-ils toutes les formes du socialisme avant d’y parvenir. D’ailleurs, je n’en suis rien ; ce n’est qu’une hypothèse.

4° Quels sont les moyens que vous considérez comme les meilleurs pour hâter l’avènement de l’état social que vous préconisez ? Si vous clés partisan des réformes, quelles sont celles que vous croyez pouvoir obtenir et quels seront les moyens d’action pour arriver à ce but ?

Adversaire des réformes, je ne vois pas d’autre moyen que de réaliser, dès maintenant et dans la société actuelle — autant que faire se peut, bien entendu, — notre idéal d’une « société communiste-anarchiste ». Vivre en anarchiste : ne pas mentir, ne pas user de violence (2), ne pas exercer d’autorité sur qui que ce soit, ne pas exploiter quiconque, se montrer tel que l’on est et ne pas paraître ce que l’on est pas. Ne pas essayer d’imposer sa façon de voir à autrui, l’exposer, la proposer, la vivre enfin.

Au point de vue pratique, montrer ce que peuvent accomplir le travail libre et rentes i te en commun, par la formation de groupes d’éducation et de solidarité fraternels, de coopératives, de production et de consommation de tous genres, de Milieux Libres de toutes sortes, de sociétés ignorant le « tien » et le « mien » d’autant plus assurés de la réussite qu’ils se composeront d’éléments décidés et préparés.

La réalisation de l’idéal libertaire n’est donc pas inévitablement liée au succès d’une révolution sanglante accomplie par des bandes enrégimentées, conduites par des chefs avoués ou non — séduites par l’appât grossier d’améliorations purement matérielles — fanatisées par l’annonce de la bonne nouvelle du Milieu-Providence, où par suite de la seule transformation des conditions économiques toute l’humanité serait heureuse. Ji dépend exclusivement de la formation d’individualités conscientes, réellement décidées à vivre librement sans autres limites que la liberté de vivre d’autrui — substituant au déterminisme aveugle des majorités, l’exemple expérimental de l’effort individuel, à l’association forcée, le groupement par affinités, par sympathie.

5° Considérez-vous qu’une alliance sur le terrain de la philosophie et sur celui de l’action suit possible entre les différents groupements dont nous avons parlé ci-dessus et, si oui, quelle peut en être la base ?

L’alliance est possible pour la bonne raison vile toute philosophie, môme la plus ingénieuse, ira qu’une valeur terrestre. Elle ne répond, en effet, à aucune réalité cosmique. Avant de savoir qui a raison du camarade X ou du camarade Y, je demande à connaître les philosophies des indigènes de Sirius ou des naturels de X de Cassioppée. Nos explications de la constitution de l’univers ne sont que relatives et individuelles, donc hypothétiques. Voyez-vous l’Anarchie adoptant un dogme philosophique préconçu ? Ça jure avec le mot anarchie lui-même et ça lie se soutient pas à la discussion.

L’alliance est possible non sur le terrain de la philosophie, mais sur celui de la pratique. N’importe leurs philosophies ou leurs métaphysiques individuelles, de vrais camarades peuvent toujours se réunir pour une tentative de travail en commun.

J’ajoute que l’alliance serait impossible si la conception philosophique , quelle qu’elle soit, ne reposait pas sur le libre choix individuel et que son origine soit un enseignement imposé par l’Etat ou l’Eglise, ou une autorité quelconque, lût-elle anarchiste.

6° Considérez-vous qu’une alliance analogue puisse exister entre les diverses fractions du socialisme ?

Aucune alliance possible avec n’importe qui qui excipe d’un dogme préconçu, intellectuel, moral ou, économique.

7° Si vous vous êtes éloigné de l’anarchisme après y avoir adhéré, quelles sont les raisons qui vous ont fait agir?

8° Quelle est, selon vous, la conduite individuelle qui, dans la société actuelle, est la plus conforme à vos théories ?

.lu l’ai expliqué au n° 4 ; j’ajoute qu’innombrables sont les momies d’activité, variant selon les personnel. On pourrait classer, selon moi, parmi les plus révolutionnairement et les plus profondément éducatives, celles qui consistent à refuser le service militaire. le paiement de l’impôt, du loyer, la culture du sol ou le travail salarié pour autrui, etc. Mais tous ces mouvements de grève collective ou générale exigent, pour réussir, un grand nombre d’individus conscients ; ceux qui les osent isolément actuellement en sont d’autant plus héroïques. Je m’en tiens donc, personnellement, à ce que j’ai déjà indiqué.

9° Quelle est, à votre avis, la situation actuelle de l’anarchisme, quelle a été son oeuvre et quel avenir lui croyez-vous réservé ?

Ce que Marestan appelle l’Anarchisme se débat dans une crise, dont, à mon avis, l’idée libertaire sortira victorieuse. J’ai la conviction personnelle qu’a près avoir goûté de tous les régimes plus ou moins autoritaires, la société y viendra d’elle-même. Quand ? Je n’en sais rien. Et ce n’est qu’une conviction personnelle. Mais elle me subit pour nôtre pas découragé des insuccès apparents.

(1) Voir le Libertaire numéros 51 et suivants.

(2) Quand je parle de ne pas user de violence, je ne mets pas en jeu la question de légitime défense. A chacun, d’ailleurs, sur ce point-là, de déterminer sa conduite.

  • E. Armand, “Enquête sur les tendances actuelles de l’anarchisme,” Le Libertaire 10 — 4e série — no. 4 (28 Novembre 1903): 2-3.

Déjà ?

J’ai lu les commentaires que le camarade Léon Rouget a bien voulu consacrer au numéro préparatoire de l’En dehors. Il me semble qu’on aurait pu attendre s; parution régulière. Il est compréhensible que j’aie dû me restreindre dans une feuille dont une grande partie est rempli par des règlements de compte et des questions d’administration, si bien qu’un second numéro préparatoire ne sera pas de trop pour situer notre activité.

Eu fait d’action, force m’est, pourtant, de constater que ce n’est pas pour cause d’inaction propagandiste que j’ai pas: j quatre ans et demi sous les verrous !

Ceci dit, il y a plusieurs façons de se situer par rapport au système de domination-exploitation qui régente actuellement les sociétés humaines. On peut se situer en dedans, on peut se situer en dehors, au point de vue de l’activité. Je me situe en dehors de toute théorie ou pratique qui tend à exercer sur l’unité humaine — isolée ou associée — une contrainte ou une obligation de quelque ordre que ce soit, sous réserve de la réciprocité.

Il n’a jamais été mon intention ni ma pensée de présenter comme le summum de la réalisation individualiste-anarchiste la pratique d’une hygiène alimentaire ou thérapeutique, la possession d’une petit bicoque à la campagne ou l’exercice d’un petit metier, loin de là. Puisqu’il citait des textes, le camarade Léon Rouget mirait pu mentionner le passage du numéro préparatoire de l’En dehors d’où il ressort clairement que nous nous élèverons « contre les pseudo-copains individualistes qui prétendent avoir accompli leur révolution individuelle et achevé le cycle de leur évolution personnelle parce qu’ils se sont terrés… dans quelque situation médipcre ou parce qu’ils ont amassé péniblement un piètre avoir…

« Nous ne concevons pas, ajoutons-nous, de foyer sans rayonnement, de vie intérieure sans activité extérieure, de sculpture de la personnalité intime sans réaction conte l’emprise oppressive et déprimante de l’ambiance. Pas de concessions sur ce point. »

Je suis persuadé qu’il faut laisser aux avocats généraux et aux commissaires rayés les Conseils de guerre la méthode de définir la propagande d’un homme en se contentant d’extraire des passages de ce qu’il écrit sans les accompagner de leur contexte.

D’ailleurs, je ne vois pas bien à quoi veut en venir le camarade Léon Rouget. J’appartiens, pour toutes les questions, à la tendance individualiste de l’anarchisme, et je ne suis pas toujours d’accord avec la façon dont, au Libertaire, on envisage l’action anarchiste. On le sait parfaitement.

Mais je n’ai jamais fait l’injure à aucun des collaborateurs de ce journal de la foire capable de se dire détenteur de la formule ne varietur de l’anarchisme. On pourrait longuement épiloguer sur ce qu’il faut entendre par « action »… Je ne veux pas le faire. Je suis l’ennemi acharné de l’unilatéralité en matière de mode de propagande et de tactique, de tentatives d’exécution et de réalisation. Malheur au mouvement d’avant-garde qui ne facilite pas à l’autre son de cloche la possibilité ou les moyens de se faire entendre. Ce qui se passe en Russie soit surabondamment suffire à montrer à quoi aboutit la pratique de l’unilatéralisme.

E. Armand.

  • E. Armand, “Déjà?,” Le Libertaire 2e série, 4 no. 183 (21 Juillet 1922): 3-4.

Pour faire réfléchir

Dans la rubrique « Journaux et Revues d’avant-garde » Le Liseur polémique avec Paul Bergeron concernant Emile Cottin. Paul Bergeron explique, entre autres, dans le dernier numéro des Vagabonds, que lorsqu’on s’est occupé « consciencieusement » de mon cas, ma libération n’a guère tardé.

Il est bon de remettre les choses au point Comment ai-je obtenu ma mise en liberté ? parce que ceux qui se sont occupés de moi ont réussi à faire prévaloir ce point de vue — d’ordre essentiellement juridique, c’est entendu — qu’ayant été assimilé à un militaire lorsque j’avais été condamné par le conseil de guerre, il était de toute équité que cette assimilation se poursuivît quand il s’agissait d une mesure générale de libération comme la suspension de peine. Il n’y avait aucune raison de m’exclure de celle mesure. C’était, somme toute, une répétition de l’affaire Branquet.

Le succès de ces démarches s’est traduit par un gain de six mois de liberté Tant mieux pour moi. Il s’agit maintenant de savoir si j’ai clé diminué du fait de la réussite de l’intervention de mes amis.

Nullement. Personne ne m’a réclamé un engagement de renoncer à une propagande, antiautoritaire quelle quelle elle fût. Je n’ai fait aucune promesse de m’abstenir de critiquer, de combattra d’attaquer l’Etat —bourgeois ou prolétarien — de dénoncer la domination ou l’exploitation Au contraire. J’ai toujours fait savoir qu’aussitôt rendu à la liberté, et dès que je me retrouverais en état de le faire, je reprendrais activité contre les manifestations du voir, peu importe qui l’exerce et au fi ce de qui il soit exercé — la ploutocratie occidentale ou la commissarocratie orientale.

Je n’ai pas plus été diminué que le camarade qui, victime d’un accident du. travail, a recours è certains formalités légales pour obtenir l’indemnité de rigueur. Ou que les camarades qui écrivent au Libertaire en s’astreignant à la formalité légale du gérant. Ou, pour prendre un * exempte parmi tant d’autres, et citer un camarade, que j’estime profondément, pas plus que ne l’a été Alexander Berkman du fait des démarches réitérées de ses amis et avocats, tantôt à la commission des grâces (Pardon Board), tantôt aux cours de justice supérieures pour obtenir sous motif d’inconstitutionnalité de sa condamnation, la révision de son procès (voir Prison Memoirs of an Anarchist).

Personne ici n’est diminué, parce que ni les formalités légales consenties, ni les démarches tentées n’impliquent reniement des opinions ou renoncement à la propagande.

Il faut s’entendre. Plus de démarches, mais alors plus d’avocats, plus de réponses au juges, quels qu’ils soient, devant lesquels on comparait. Inutilité des Comités de Défense Sociale dont les brochures mentionnent « que tout camarade arrêté doit immédiatement faire connaître au juge d’instruction l’avocat qu’il a choisi et ne répondre qu’en présence de ce dernier ». Et je ne comprends plus l’intervention de Me Oscar Bloch pour sauver la tète de Cottin ?

D’ailleurs, qu’on ne s’v trompe pas, agitation dans la rue, meetings immenses, tant qu’on voudra — on n’obtient ta libération d’un camarade que grâce à une mesure de clémence, à un acte légal, un décret émanant de l’exécutif. Aucun détenu n’est mis en liberté sans une décision de l’autorité supérieure dont il relève.

Décidément non, la place d’un anarchiste – individualiste ou communiste — n’est as plus en prison qu’à la caserne, etc. a prison est un enfer, elle constitue un régime dégradant, avilissant ou l’on poursuit sous toutes ses formes et de toutes s façons l’annihilation de l’initiative individuelle, l’abolition de la dignité personnelle. Non. on ne peut pas se faire, sans ‘ sentir » repris » au dedans de soi-même, l’idée que, des années et des années, un tirade végète et s’étiole dans un atelier dont les parois suent le désespoir, ou dans ne cellule, vestibule de la tuberculose eu e la folie. Il est de bonne, d’élémentaire camaraderie d’essayer de tirer de prison les camarades qui y languissent, par tous les moyens n’impliquant pas reniement de leurs opinions, abstention de leur propagande. Il ne faut pas que Gaston Rolland, canne Morand, Emile Cottin, « crèvent » à prison, delà ferait trop plaisir à ceux ui les ont enfermés. Iî faut qu’ils vivent t qu’ils donnent toute l’activité dont leur énergie les rend encore capables. Et c’est ne responsabilité qu’il me parait impossible de prendre — quand on le peut. — de se refuser à accomplir une démarche ou ne série de démarches qui peuvent avoir comme résultat d’arracher un des nôtres à la déchéance physique ou intellectuelle, à la mort.

E. ARMAND.

N. B. — La parution de L’en dehors se trouve retardée au 15 novembre par suite de circonstances indépendantes de ma volonté.

  • E. Armand, “Pour faire réflechir,” Le Libertaire 2e série, 4 no. 197 (4 Octobre 1922): 3.

Sur le “Libertaire” quotidien

Qu un quotidien antiautoritaire s’impose, cela, pour nous, ne saurait se discuter. Toutes les autorités ont leur porte-parole : l’autorité des privilégiés de la fortune comme celle des détenteurs des hautes fondions militaires et civiles, l’autorité des différentes dictatures : économiques, politiques, intellectuelles. Il est l’équité même que tes antiautoritaires aient leur journal, bien à eux. Que le quotidien libertaire ne soit pus une petite chapelle : qu’il ouvre ses culmines à tous les écrivains anarchistes oui ne sont pus des dilettantes. communistes comme individualistes, cela ne se discute même pas.

Oui, mais à condition qu’on n’y fasse pas de doctrine. Je ne vois pas, dans un quotidien anarchiste, qu’il y ait place pour la confrontation des différentes tendances, des différentes nuances, des divergences de lu pensée et de l’aspiration anarchiste. Que la doctrines. la philosophie soient réservées à nos hebdomadaires, à nos bi-mensuels, à nos revues. Dans le quotidien libertaire, nous ferons du journalisme. chacun selon notre tempérament, communistes comme individualistes — du journalisme anarchiste, s entend.

Ce que le public attend d’un quotidien tomme celui, qu’il s’agit de créer, ce ne sont, à mon sens, ni des dissertations ni des polémiques, c’est l’opinion, le point de vue anarchiste sur le fait du jour, sur les événements qui font tressaillir lei individus et les collectivités, qui émuevent les mentalités personnelles et secouent l’apathie des foules. Un quotidien libertaire ne peut se confiner à prêcher des convertis : c’est l’homme dans la rue, l’hésitant, qu’il faut atteindre. persuader, conquérir. Et que roulez-vous que comprenne cet homme-là à nos discussions doctrinales ?

Voilà comment je conçois le quotidien libertaire.

E. Armand.

  • E. Armand, “Sur le « Libertaire » quotidien,” Le Libertaire 2e série, 5 no. 245 (28 Septembre 1923): 1.

La liberté triomphera

Il n’y a plus de feuilles aux arbres. Les derniers ouragans ont enlevé les dernières qui résistaient encore. Il fait froid. Plus de lueurs sur le bord des routes. Un brouillard dense et morne grisaille hommes et choses- On dirait que va sonner la dernière heure du monde, tant les contours des objets apparaissent flous, imprécis.

Plus d épis dans les champs. Le vent souille sur des plaines désolées. Là où cet été s’élevaient toutes sortes de graminées destinées à la nourriture des êtres vivants, ce n’est plus que le désert. Les sentiers des forêts sont jonchés de cadavres de petits oiseaux aux couleurs ternies, victimes de la faim et du froid.

Plus de mésanges, plus de pinsons, plus de rossignols faisant retentir l’air de leurs accents amoureux. C’est à peine si dans la nuit épaissie par le brouillard on entend lugubrement ululer les chouettes. Mon âme est triste, indéfinissablement. On dirait que d’elle aussi la vie s’est retirée. L’ambiance où elle aimait à se retremper n’est plus ; celle qui l’a remplacée engendre la tristesse et le dégoût de l’existence.

Mais est-il vrai que ce soit la mort ? Tout à l’heure, j’ai vu se profiler sur un guéret une silhouette, une silhouette qui, tout là-bas, s’est courbée- Non, ce n’est pas la mort véritable. C’est simplement une éclipse de la vie apparente. Au sein du sol gelé, durci il y a des semences enterrées, des semences soumises à l’influence des agents chimiques, telluriques. Les plaines ne seront pas toujours aussi sinistres d’aspect, les arbres ne se détacheront pas toujours à l’horizon comme des squelettes au travers desquels le vent hurle lamentablement, les oiseaux qui ont survécu à la misère hivernale ne resteront pas toujours engourdis. Douze à quatorze semaines encore et les blés qui pointent timidement croîtront avec vigueur ! Trois mois, trois mois et demi encore et ce sera le soleil de mars, le printemps. l’éclat et l’élan de la vie.

Les partis de réaction sont au pinacle, les idées de domination ont la suprématie. Le traditionaliste règne. Les tueurs de profession, les dictateurs sociaux, les puissances ploutocratiques orientent l’économie mondiale- Les masses sont veules et les individus indifférents. Ceux-ci et celles-là sont de l’opinion de qui s’est emparé du pouvoir. Sylla aujourd’hui, Marins demain. Ou vice-versa. La quintessence du savoir humain est employée à préparer des hécatombes de peuples. Les dirigeants sont à la recherche du procédé qui tuera, anéantira avec le plus de promptitude, de sûreté, de cruauté lors du prochain conflit qui jettera les uns sur les autres les troupeaux humains. Et les troupeaux humains contemplent, abêtis, béatement, le sort qui les attend. Les jeunes gens eux-mêmes, que j’ai connus studieux jadis, ne songent plus qu’à s’entraîner en vue des tueries guerrières. Mon esprit est triste. Dans l’ambiance inculte et intellectuelle, il ne trouve plus de quoi se satisfaire, s’apaiser.

Mais là aussi, est-ce bien la mort ? Hier j’ai rendu visite à un jeune homme, que j’ai trouvé méditant, le front penché sur un livre. Dans la rue où il demeure — vers Montparnasse — ce 11e sont que bars illuminés à porno et cinémas aux annonces alléchantes. Où il perche, au sixième — un peu plus près des étoiles — silence. Tandis que les autres, en bas, s’amusent ; lui, là-haut, il lit. Sa lecture avait pour objet de se documenter sur je ne sais plus quel sujet qu’il doit développer en réunion publique ou entre camarades, je ne sais plus bien.

J’ai repris courage. Sous le sol que piétine la botte des tanneurs de sabres civils ou militaires, lie semence de libération germe. Ne désespérez pas, semeurs d’idées généreuses, votre échec n’est qu’apparent. Les petites graines que vous avez éparpillées, un peu au hasard du geste, vont mûrir dans les cerveaux. Quelque temps encore et le soleil se lèvera, l’ardent soleil de la liberté qui dissipera la brume de l’oppression- Je vois le printemps, le doux, le radieux printemps de l’émancipation individuelle et collective sourdre, poindre dans les urnes. Les dictatures, les autorités, les contraintes, les convenions, les préjugés, la politique mollissent, cèdent, fondent comme neige, comme cire au soleil du Midi.

Tout cela n’est que du transitoire, du passager. Ayez foi. C’est la liberté qui triomphera en dernier ressort. Et ma prophétie est vraie. Car la liberté est une avec la vie.

E. ARMAND.

  • E. Armand, “La liberté triumphera,” Le Libertaire 2e série, 5 no. 267 (17 Décembre 1923): 1.

Pour faire reflechir

La Polémique

Lorsque la bête du troupeau — tireur à la ligne ou simple tête de bétail — fait de la polémique, c’est toujours à la vie privée de son adversaire d’idées qu’elle s’en prend. Et c’est compréhensible, la question d’idées passant après le reste. La bête du troupeau ramasse les commérages, recueille les on-dit, dépouille les rapports de police, et, à l’aide de ce fatras de renseignements truqués ou mensongers, constitue ses dossiers. La bête du troupeau exulte lorsqu’elle a pu établir les secrets et les détails de l’existence de son antagoniste, provoquant le scandale et les glapissements de ses congénères. Nous exclurons soigneusement de nos polémiques la vie privée de celui dont nous discutons les doctrines, les opinions, l’activité publique Sa vie privée ne nous regarde pas. Ses gestes quotidiens ne sauraient nous intéresser. Pour qu’ils puissent retenir notre attention, il serait nécessaire qu’ils eussent un retentissement sur le développement et l’épanouissement de notre vie propre. Ou encore que le ou les intéressés nous demandassent d’intervenir, ce que nous ne ferons qu’avec la plus extrême circonspection. Nous estimons que nous occuper des affaires d’autrui, c’est commettre à son égard le plus grave des empiétements. Et ce n’est pas pour être inconséquents nous-mêmes que nous le réclamons des autres. Donc, notre polémique personnelle — lorsqu’il s’agit d’un écrivain, d’un propagandiste, d’un militant, et c’est cette polémique-là à laquelle je fais allusion — portera sur son activité publique, ses écrits, ses discours, les œuvres pour lesquelles il sollicite l’attention, la sympathie ou le concours du public. En d’autres termes, pour ardente, vigoureuse et irréductible qu’elle soit, la polémique individualiste ne peut porter que sur la partie de sa vie que l’individu livre à l’extérieur ; la faire passer sur la portion d’existence qu’il entend conserver devers soi est un consens et un acte de violence.

La camaraderie

A force de se retrouver entre sympathiques à des idées semblables, entre copartageants d’opinions similaires, de se rencontrer dans les réunions, dans les petites causeries de groupes, aux promenades dans les banlieues des villes importantes, de se retrouver dans les bons et les mauvais jours, dans les temps d’épreuve et aux heures d’allégresse, une affection d’un genre tout spécial finit par vous lier les uns aux autres. Une affection qui ne comporte ni obligations, ni règles, mais qui fait qu’on se sent prêt à rendre à ceux qu’on rencontre dans ces circonstances tous les services qu’il vous est possible de rendre. Une affection qui vous fait, tout naturellement, éprouver de la joie lorsque vous voyez le rayonnement de la satisfaction illuminer leur visage, et ressentir de la tristesse quand vous les apercevez la mine défaite et abattue. Une affection qui vous fait déplorer leur absence, regretter de ne point les voir là, souffrir de les savoir empêchés d’être en votre compagnie. C’est cette forme spéciale de l’amitié basée sur la communion d’idées que nous appelions » camaraderie ».

Le bluffe moraliste

Les moralistes affirment qu’en fin de compte l’injustice est punie, que finalement l’injuste rencontre la ruine et qu’un jour vient, tôt ou tard, où l’inique reçoit un châtiment mérité. En réalité, les grands exploiteurs, les grands propriétaires finissent le plus souvent leurs jours sans connaître aucun des soucis qui hantent la vieillesse des dominés et des exploités. Il arrive que quelques-uns d’entre eux succombent dans la lutte qu’ils ont entreprise pour conquérir, amplifier leur situation, mais c’est un « accident de travail » qui n’est pas plus extraordinaire que la chute d’un couvreur tombant d’un toit, ou la mort d’un officier tué par le projectile lancé par l’ennemi.

La réalité de l’infini

Prétendre que la possibilité pour l’esprit humain de concevoir l’infini constitue une présomption en faveur de l’infini (ou de l’immortalité de l’âme) revient à dire que la possibilité pour l’esprit humain de concevoir que la lune est habitée par des hommes à deux têtes, de dix mètres de haut, constitue une présomption en faveur de l’habitabilité de la lune.

Qu’est-ce que l’infini ? Une succession jamais interrompue de faits, d’actes, de moments, de lieux dont on ne peut imaginer qu’ils aient eu un commencement, dont on ne saurait prévoir qu’ils aient une fin ou une limitation. Quels exemples concrets, quelles images pourraient rendre répréhensible à la compréhension humaine l’idée de l’infini ? Des sous qu’on entasserait par piles de cent à raison de cinq cents piles par jour et dont un million de journées de comptage n’arriverait pas à effleurer le nombre. Des pierres qu’on jetterait dans un abîme, qui auraient beau tomber durant des milliers et des milliers de siècles sans atteindre jamais le fond. Un boulet lancé à raison de cent kilomètres à l’heure et qui, au bout d’un milliard d heu des, ne serait, relativement, pas plus p^ du but, qu’au moment où il a quitte la gueule du canon.

Ces diverses images sont le produit lu fonctionnement cérébral, la résultante de l’association, de la combinaison des idées qui s’y forment. Elles n’ont pas plus de réalité que les épisodes d’un roman, les scènes d’un drame. Les Balzac, les Alexandre Dumas, les Victor Hugo, les Zola ont imaginé des situations, inventé des successions d’événements, forgé des dénouements d’use valeur de conception égale aux idées d’infini et d’immortalité de l’âme.

Que l’être humain, harassé par les épreuves de la vie et la trouvant trop courte encore, tourmenté par son impuissance à connaître, hanté par le souci d’une justice réparatrice s’exerçant au delà puisqu’elle est ignorée, en deçà de la tombe, que l’être humain, fini, borné, angoissé, ait cherché dans l’idée de l’infini une sorte d’ivresse consolatrice à laquelle il a recours quand l’existence se fait plus pénible, c’est très explicable, très compréhensible. L’idée de 1 infini, de l’immortalité de l’âme persiste en l’esprit humain au même titre que chez le buveur le souvenir de quelque breuvage enivrant, abrutisse ou générateur de rêves. Mais cette constatation ne constitue aucune preuve, aucune présomption d’aucun genre en faveur de la réalité de l’infini ou de l’immortalité de l’âme.

E. Armand.

  • E. Armand, “Pour faire réflechir,” Le Libertaire 3e série, 29 no. 1 (24 Décembre 1923): 1.

Vivre sa vie

— Pourquoi délaisser la grande route pour t’engager sur ce sentier étroit et rocailleux ? Sais-tu jeune fille où il te conduira ? Peut-être est-ce qu’il aboutit à un abîme. Personne ne s’y aventure, même pas les contrebandiers. Reste sur le chemin, le chemin large où tout le monde passe, le chemin bien entretenu régulièrement rechargé, borné kilomètre après kilomètre. Et où il fait si bon marcher.

— Je suis lasse de la route nationale et de la poussière suffocante, des voituriers lents et des piétons affairés. Je suis lasse de la monotonie des grands chemins et des trompes des automobiles, et des arbres alignés comme des grenadiers. Je veux respirer à mon gré, respirer à ma guise, « vivre ma vie ».

— On ne vit jamais sa vie, ma pauvre enfant. C’est une chimère. Les ans t’en corrigeront bien vite. On vit toujours quelque peu jouir les autres et les autres vivent toujours un peu pour vous. Celui qui sème n’est pas celui qui boulange. Et le mineur n’est pas celui qui conduit la locomotive. La vie en société est un ensemble de rouages humains très compliqués dont le fonctionnement exige beaucoup de surveillance, réclame des concessions en grand nombre et demande d’infinies attentions. Pense donc, si chacun voulait vivre sa vie, au chaos qui en résulterait. Tel qu’il règne là-bas, sur ce sentier que ne visite nul cantonnier, où les herbes folles croissent enchevêtrées et qui conduit on ne sait où.

C’est, ô vieillard, cette complication de la vie en société qui m’épouvante. Je suis effrayée par cette obligation de dépendance à l’égard d’autrui que je sens peser sur mon être épris de vivre à sa façon. Et je me sens défaillir à la pensée de vivre la vie des autres. Je veux pouvoir mordre à pleines dents dans le morceau sans discuter d’être traitée de goulue ou de malapprise. Je veux pouvoir me rouler, sur les gazons sans craindre le garde champêtre. Plutôt les racines et les bêtes sauvages, et les ronces du sentier sans issue, que le pain doré et les lambris en compagnie de qui me répugne. Et que m’importe de savoir où je vais ? Je vis pour aujourd’hui et demain m’indiffère.

— Certains, ô jeune fille, ont parlé ton langage, et comme toi, vers l’inconnu ils s’en sont allés. Ils n’en sont point revenus. Plus tard, bien longtemps après, sur les sentiers alors aplanis et les sommets enfin déflorés, on a retrouvé ici et là de petits tas d’ossements : c’était sans doute tout ce qu’il en restait. Ils avaient vécu leur vie, mais à quel prix et pour combien de temps ? Contemple plutôt ces hautes tours d’où s’échappent sans cesse d’épais nuages de fumée, ce sont les cheminées des usines immenses qu’a édifiées le genre humain, c’est là que chaque jour des milliers d’hommes, en des locaux spacieux, ventilés, peints à la chaux, actionnent ces merveilleuses machines qui dispensent à leurs semblables des objets de première nécessité. Et le soir venu, simples, contents de la tâche accomplie, conscients du pair quotidien gagné à la sueur de leur front, c’est en chantant que ces hommes regagnent 1 humble demeure où ils retrouveront ceux qu’ils chérissent. Et ce bâtiment rectangulaire, aux grandes salles largement vitrées, c’est l’école, où des ‘maîtres dévoués préparent aux difficultés de la vie sociale les petits êtres qui jusqu’ici n’en ont retiré qu’avantages ; n’entends-tu pas monter les petites voix frêles qui répètent la leçon qu’on leur enjoignit hier d’apprendre par cœur ?…

Ces sonneries martiales et ces pas cadencés annoncent qu’au tournant de la route va bientôt paraître, drapeau en tête, une troupe de ces jeunes hommes que la patrie consent à entretenir quelque temps pour leur apprendre à la défendre si elle était de nouveau menacée.

— Les hommes évoluent ainsi vers le Propres, chacun ouvrant dans sa propre sphère, selon ses propres moyens. Sans doute, il y a ries tribunaux et des prisons, mais ce sont les mécontents et les indisciplinés qui les rendent nécessaires. Avec ses défauts, l’établissement de cet état de choses a demandé ries siècles, peut-être. C’est la civilisation imparfaite mais perfectible, la civilisation dont tu ne pourras t’échapper qu’en rétrogradant et jusqu’où ?

— Dans nos vastes ailiers, je n’aperçois moi, que des troupeaux d’esclaves exécutant avec monotonie, comme des rites, les mêmes gestes devant les mêmes engins, des esclaves qui ont perdu toute initiative et à qui l’énergie individuelle manquera toujours plus, puisque le risque semble de moins en moins constituer une des conditions de l’existence humaine. Du haut en bas de l’échelle administrative, je vois circuler un mot d’ordre : étouffer l’initiative individuelle.

J’entends bien, le soir, vos ouvriers qui chantent, mais c’est d’urge voix avinée, après avoir fait halte aux cabarets qui remplissent les abords de nos grandes fabriques. Les voix qui montent de vos écoles, ce sont des voix d’enfants mornes et ennuyés qui refoulent mal le besoin de courir, d’escalader les haies et de grimper sur les arbres. Sous l’uniforme de nos soldats j’aperçois des êtres chez lesquels on tente d’annihiler tout sentiment de dignité individuelle. Discipliner la volonté, mater l’énergie, restreindre l’initiative, voilà pourquoi et à quel prix subsiste votre société. Et ceux qui ne veulent pas plier, vous en avez peur, tellement peur, que vous les jetez au tond des cachots. Entre votre civilisé du vingtième siècle, dont la seule préoccupation semble être de s’éviter l’effort nécessaire au maintien de son existence en se reposant sur autrui et l’homme * vêtu de peaux de bêtes e. je me demande de quel côté penche la balance ? Celui-ci, ne craignait pas, lui, le risque ; il ne connaissait pas l’usine ni la caserne. Ni l’assommoir, ni la maison de prostitution. Pas plus que la prison ou l’école. Vous avez bien gardé ses préjugés et ses superstitions, en en modifiant l’aspect. Mais vous n’avez plus son énergie, ni son courage, ni sa franchise.

— Je conviens que le tableau de la société actuelle présente quelques ombres. Mais il est des hommes généreux qui cherchent à introduire plus d’équité et de justice dans son fonctionnement. Ils recrutent des partisans ; demain peut-être ils seront le plus grand nombre, l’irrésistible majorité. Ne t’en va pas par les sentiers perdus ; arbore des principes, suis une méthode. Crois-en ma vieille expérience : le succès n’accompagne que ce qu’on accomplit systématiquement. La science te dira qu’il faut régulariser sa vie. En son nom, hygiénistes biologistes, biologistes, médecins, te fourniront les formules nécessaires à la prolongation et à la félicité de ton existence. ‘Hans principe, sans autorité, sans discipline, sans programme, c’est l’incohérence.

— Je ne veux pas de votre discipline. Et mes expériences, j’entends les faire moi-même. C’est d’elles et non des vôtres que je tirerai ma règle de conduite. Je veux « vivre ma vie ». J’ai horreur des esclaves et des laquais. Je déteste qui domine et qui se laisse dominer, me répugne. Et celui qui consent à courber le dos sous le fouet ne vaut pas mieux qui celui qui le tient. J’aime le risque, moi, l’imprévu , l’incertain. Je veux l’aventure et je fais fi du succès. Je hais votre société de fonctionnaires et d’administrés, de millionnaires et de mendiants. Je ne veux pas m’adapter à vos mœurs hypocrites et à vos coutumes polies. Je veux tenter de vivre mes enthousiasmes sous le plein air de la liberté. Vos rues au cordeau me torturent le regard et vas bâtiments uniformes font bouillir d’impatience le sang de mes veines. J’ignore où je vais. Et cela me suffit. Je vais droit mon chemin, au fil de mes caprices, me transformant sans cesse et point semblable à ce que je serai plus tard. Je vais et ne veux point être tondue sous le ciseau d’un commentateur unique. Je suis amorale. Je vais devant moi, éternellement ardente et passionnée me donnant au premier venu qui me porte à la peau. Au chemineau en haillons et me refusant au savant morose qui voudrait réglementer la longueur de mes pas. Ou au doctrinaire qui voudrait me débiter en règles ou en formules. Je 11e suis pas une intellectuelle, moi ; je suis une femme. Une femme qui vibre aux élans de la nature et aux paroles d’amour. J’ai la haine des entraves et j’aime me promener nue, la chair caressée par les rayons du soleil voluptueux. Et votre société, ô vieillard, peu m’importerait qu’elle se brise en mille morceaux, pourvu que je « vive ma vie ».

— Qui es-tu donc, ô fille attrayante comme le mystère et sauvage comme l’instinct lui-même ?

— Je suis l’anarchie.

E. ARMAND.

  • E. Armand, “Vivre sa vie,” Le Libertaire 3e série, 29 no. 14 (31 Décembre 1923): 1-2.

Points de repère

Sympathie et Compassion

Témoigner de la sympathie, de la compassion, non pas à tout le monde, sans discernement, vaguement, mais à des êtres qui nous intéressent ou auxquels nous nous sentons liés par des affinités d’un genre ou d’un autre — cela n’est aucune une preuve de faiblesse ou de « sensiblerie», c’est simplement mettre en œuvre notre appareil sentimental. Il y a plus de véritable force à montrer, en certains cas bien déterminés, de la tendresse et de l’affection, qu’à fuir cette « expérience ». J’estime que celui qui témoigne de la sympathie — dans le sens le plus profond du mot — possède une valeur beaucoup plus grande que celui qui s’est abstenu de donner libre cours à ses instincts de compassion. Dans maints cas d ailleurs, j’ai trouvé que cette abstention état synonyme de crainte.

Vouloir demander la sympathie n’est pas non plus une preuve de faiblesse, surtout si c’est un milieu particulier ou une personnalité spéciale que vise votre désir de sympathie. Vouloir la sympathie c’est vouloir retrouver en autrui comme en écho de son état d’être, une appréciation de son effort. « Voilà dix ans que je n’ai pas entendu une parole qui m’ait touché », se plaignait douloureusement Nietzsche, ce grand solitaire. Quelle leçon ! Vouloir la sympathie — bien entendu en dehors de toute obligation — la sympathie qui ranime, réchauffe ou rafraîchit selon l’acuité ou la température de l’épreuve traversée, c’est en somme faire appel aux clauses de l’entente qui réunit tacitement des êtres épousant certaines aspirations semblables, nourrissant de la rie une conception a peu près similaire, poursuivant des réalisations presque analogues.

La prison et les prisonniers

On peut arriver à s’accoutumer à ce que quelqu’un des vôtres — quelque un d’aimé et de chéri — passe des mois et des années en prison, vive de la vie étriquée de l’emmuré. On peut s’y accoutumer à ce point que cela devienne ordinaire de ne pas voir cet être cher ou de ne l’entrevoir que de temps à autre — quelques moments — derrière un treillis grillagé. Il est vrai qu’on s’habitue à l’usine à la caserne, à la censure. à la guerre, au despotisme. Ainsi se confirme le fait que l’animal homo est le plus adaptable des vertébrés supérieurs.

Tout prisonnier se promet de regagner le temps perdu une lois qu’il sera « dehors » et de renouer les fils de sa vie interrompue. Mais le temps perdu ne se regagne jamais et il oublie que lorsque la détention a duré plusieurs années, les bouts de ces fils brisés sont excessivement difficiles à retrouver. Les circonstances et les êtres se sont modifiés. De plus, le malheureux engeôlé oublie l’atteinte que de longs mois d’emprisonnement apporteront — sauf rares exceptions — à sa vigueur et à son intelligence. Et, à sa « sortie », c’est cette constatation qui l’aigrit peut-être plus que toutes les autres conséquences de son exil forcé.

Qu’est-ce que le sentiment ?

J’appelle « sentiment » l’ensemble, la somme des actions et réactions, des manifestations lesquelles, chez un individu donné, se rapportent plus spécialement aux différents aspects de la sensibilité, aspects que l’on désigne ordinairement sous le nom de facultés, par exemple : l’amativité, l’affectivité, la sympathie, ou encore (quand elles revêtent un caractère violent), de passions. Je ne fais pas du sentiment l’idée d’une cloison étanche, fermée fatalement aux actions et réactions des manifestations qui se rapportent plus spécialement à ce qu’on a coutume de dénommer facultés intellectuelles ou morales, ou encore cérébrales, par exemple : le raisonnement, le jugement, la réflexion, le calcul, la volonté et ainsi de suite. Non. Je considère simplement « le sentiment » comme une face particulière de l’activité individuelle, comme l’est d’ailleurs « le raisonnement ». aspect qui varie d’importance et d’intensité selon chaque unité humaine. Je vais plus loin cependant, je considère que c’est en matière de sentiment que l’unité humaine se montre à l’état le plus primordial, le plus « nature », autrement dit que c’est dans le domaine du sentiment qu’elle emprunte le moins aux conventions, au convenu, à l’artificiel enfin.

Créateur égale destructeur

A quoi reconnaissez-vous le créateur ? A ce qu’il commence par détruire. Et détruire, c’est tout autre chose que remplacer. Celui qui remplace ne transforme pas. ne renouvelle pas, n’invente pas. En fait, il n’apport, il ne produit aucune valeur originale. C’est un modificateur de situations personnelles ou collectives, non un créateur. Mettre les savants à la place des ignorants, les littérateurs à la place des guerriers, les prolétaires à la place des capitalistes, ce n’est pas produire une « société nouvelle », c’est continuer, avec une autre enseigne, la même entreprise. C’est faire la même chose que remplacer le respect du prêtre par celui du législateur, le respect de Dieu par celui de la Loi. Le créateur, c’est celui qui détruire ce qui existe, qui l’annihile sans esprit de retour, en produisant un état de choses ou d’êtres, sans aucune analogie avec ce qui avait lieu autrefois. Ainsi, cette société-ci fonctionne au moyen de divers rouages dénommés Etat, Gouvernement, Justice, Armée, etc. Une société « nouvelle » ne le sera réellement que si ces rouages en ont disparu. Que l’action de gouverner soit exercée par une classe au lieu de l’être par une autre, que les lois soient éditées par tel elite legislative au lieu de l’être par un corps élu — rien n’est changé à l’essence du fonctionnement du milieu humain.

Surmonter ou résister ?

« Surmonte le mal par le bien. » Mais qu’est-ce que le bien ? Et qu’est-ce que le mal ? Tendre le joue gauche à celui qui vient de vous frapper sur la joue droite n’est pas une solution. Il y a des temperaments qui ne considèreront jamais comme le bien de ne pas resister à celui qui vous inflige sciemment une punition ou une souffrance. Oppose à ce qui t’est nuisible ce qui t’est utile — a ce qui t’opprime, ce qui te libère. Résiste à tout ce qui vise à entraver son développement et à mutiler ton activité. Résiste par l’affirmation de ta propre supériorité : tel l’aigle dont nul ne distance le vol — par la ruse : tel le serpent qui, faute de mieux, imagine d’être une branche de l’arbre sur lequel il a pris refuge. Mais résiste : l’essentiel — aigle ou serpent, c’est que tu ne te diminues pas à tes propres yeux. Et c’est là une problème d’une portée autrement pratique que celui du bien et du mal.

De l’analyse appliquée à la psychologie

Je ne crois pas que l’analyse appliquée à la psychologie donne des résultats exacts. Je ne crois pas qu’on puisse résoudre un être humain comme on résout une equation algébrique. Rien ne prouve, étant admis qu’une circonstance se produise, qu’un individu donné agira comme il l’a fait dans une circonstance précédente. Rien ne prouve non plus qu’étant analysée sa conduite dans une action antérieure, tel individu se conduira de même — cette action viendrait-elle à se representer exactement.

Il est impossible de connaître tous les éléments determinants d’un acte, non seulement les éléments actuels, mais encore les éléments passés : influence personnelle des ascendants, influence du milieu où ceux-ci ont vécu, influence particulière d’un de ces ascendants, etc. Dans les déterminantes d’un acte, il y a une certaine dose d’imprévisibilité, une inconnue dont l’intensité plus ou moins forte est à meme de dérouter l’analyse la plus perspicace.

E. Armand.


La bonté

Dès lors que tout recours à l’autorité est écarté. pour régler les rapports entre êtres humains, il va de soi que le recours au raisonnement s’impose pour la solution des difficultés qui peuvent surgir dans le milieu antiautoritaire. N’est capable — semble-t-il au premier abord — de se passer d’autorité extérieure que celui qui se sent apte à se servir à lui-même et de loi et de coutume. Sans doute. Dans tout milieu actuel ou à venir où la contrainte est ignorée, où on ne connaît plus les institutions basées sur la contrainte, il est évident qu’on aura recours à la raison, à la logique, pour résoudre les conflits ou les désaccords qui pourront malheureusement subsister parmi ceux qui le composent. Toujours ? Cet éternel, ce continuel appel à la froide raison ou à la logique implacable est insatisfaisant. Pareil milieu ressemblerait, à y réfléchir sérieusement, à une salle d hôpital ou à un couloir de prison cellulaire bien entretenue : ordonné. balayé, rangé, aux lits ou aux cellules soigneusement numérotés.

Non, la raison, la logique, ne suffisent pas à établir, à régler les rapports entre les unités humaines lorsque le recours à la violence eu est absent. Un facteur autre est indispensable, et ce facteur c’est la bonté. Rappelons-nous que l’humain assez conscient pour écarter l’autorité de ses rapports avec .ses semblables n’est pas seulement doué de puissantes facultés d’analyse ou de synthèse, n’est pas seulement un mathématicien ou un classificateur : c’est un être sensible, compréhensif, bon. Il est bon parce qu’il est fort. On peut suivre une marche désespérément rectiligne et être un faible — plus qu’un faible — quelqu’un qu’une excursion hors de la ligne droit désorienterait irrémédiablement. Le logicien imperturbable est souvent un pauvre hère qui perdrait toute faculté de se conduire s’il était transporté hors du cycle de ses déductions. La logique indistinctement appliquée à tous les cas trahit souvent un manque de compréhensivité. Or, c’est à cela que se résume la bonté : essayer, s’efforcer, tenter de saisir, de comprendre, de pénétrer la mentalité, les désirs, les aspirations de celui ou de celle avec qui les habitudes ou les imprévus de la vie de tous les jours vous mettent en présence ou vous laissent en contact.

Je maintiens que la bonté est l’un des principaux facteurs qui président aux relations entre les composants d’un milieu d’où est bannie toute autorité : la bonté qui se penche sur la souffrance que l’existence engendre chez les vivants : la bonté qui n’est point envieuse, que ne rebute pas une apparente froideur ; la bonté qui ne s’irrite point et qui ne soupçonne pas le mal, qui use de patience et de longanimité ; la bonté qui revient plusieurs fois à la charge si elle a des raisons de supposer que son geste a été faussement interprété ; la bonté qui espère et qui supporte ; la bonté qui sait tout le prix, toute la valeur d’une parole qui apaise, d’un regard qui console.

Nous pensons que c’est l’autorité qui est la cause de tous les maux dont se plaignent et les individus et les collectivités ; nous pensons que la. « douleur universelle » est la résultante des institutions coercitives. Un milieu sans autorité, c’est un milieu où on ne doit plus souffrir, un milieu on on ne saurait rencontrer un seul cerveau qui s’atrophie faute de culture, un seul estomac qui se rétrécisse faute de nourriture, un seul cœur qui saigne faute d’amour — car où tout cela manque fait aussi défaut la possibilité de liberté de choix. Un milieu antiautoritaire qui ne ferait pas tout son possible pour assurer cela à ses constituants nous serait une pénible déception, une désillusion cruelle.

Un m’objectera qu’il est des souffrances inévitables ; que dans tous les temps et dans tous les lieux — à supposer même que toute autorité soit bannie des groupes où l’on évolue — il n’est pas sûr qu’on se comprenne l’un et l’autre sur tous les points. J’en conviens. Mais croit-on que le raisonnement sec et aride, l’âpre et dure logique soit à même de réduire à un nombre toujours moindre les cas de douleur évitable ? La bonté souple, flexible, compréhensive, réussira là où échouera l’implacable rigidité. Le monde de nos rêves, celui où nous souhaitons nous développer, croître, nous sculpter — le milieu nouveau auquel nous aspirons — après lequel languissent et notre chair et notre esprit — c’est une ambiance où ne seront plus trouvées les larmes, la rancir, l’amertume, l’aigreur. C’est un monde nouveau pour de vrai. C’est un monde d’où aura disparu tout au moins la souffrance évitable, où un effort constant, inlassable, est voulu pour réduire à un minimum toujours grandissant les occasions de souffrance inévitable. Eh bien dans ce monde nouveau la bonté est appelée, selon moi, à jouer un rôle plus décisif que la raison pure.

J’entends dire à la cantonade que c’est utopique. Bah ! est-ce que la conception d’un milieu sans autorité n’est pas de l’utopie? Est-ce celui qui a cru à la possibilité de faire du feu ou de planer dans les airs ne faisait, pas de l’utopie ? Ce sont les utopistes qui, en dernier ressort, ont raison, parce qu’ils voient plus clair, plus loin, plus tant que le reste de leurs semblables.

E. ARMAND.


Questions de Sexualité

Jusqu’à neuf heure» et quart, l’être avec lequel vous aviez depuis ai longtemps cohabité, était doué de toutes sortes d’attributs et de qualités morales sans rivales. C’était, à vous entendre, l’incarnation d’un idéal, presque un ange, descendu du ciel et envoyé du ciel pour vous tenir compagnie, et rendre votre existence terrestre supportable. A 9 h. 20 vous apprenez que cet être unique, extraordinaire. perfection des perfections, a couché avec quelqu’un d’autre que vous, hier, ou la semaine dernière, ou dans le mois écoulé, ou il y a six mois ou un an peut-être. A 9 h. 25 — il faux bien cinq minutes pour vous ressaisir — cette perfection des perfections est devenue le montre le plus répugnant que la terre ait jamais porté, sa présence vous est devenue tout a coup odieuse, et vous ne voyez d’autre ressource, pour contrebalancer cette nouvelle, que de quitter à jamais le toit sous lequel vous avez vécu ensemble tant d’heures de joie et surtout d’affliction…

Je ne sais pas sur quelles raisons d ordre moral — laïques, juridiques ou religieuses — vous vous basez, mais quant à moi, je vous déclare franchement que je ne puis concevoir votre conduite autrement que dictée par l’un des trois mobiles : l’ignorance, la méchanceté ou la démence. Or, je ne désire pas faire ma compagnie d’ignorants, de méchants, de déments.

Il ne s’agit pa= de se demander si la pratique de l’amour libre a donné, lorsque réalisée en des natures impréparées ou inaptes, de mauvais résultats. Il ne s agit pas de poser la variabilité amoureuse comme un l’acteur d’évolution du fait sexuel.Il ne s’agit pas de se demander si la monogamie ou la monoandrie est un préjugé — si la polygamie ou la polyandrie est une aberration. Nous posons la question de la liberté sexuelle, comme nous posons la question de la liberté intellectuelle ou scientifique — la question de la liberté d’opiner, de se réunir ou de s’associer. Et c’est dans un esprit semblable que le problème doit être résolu. Faire une exception pour l’activité amoureuse; revendiquer, sauf dans ce domaine, la faculté pour chacun de se déterminer selon ses aspirations et ses goûts, c’est faire montre d’un illogisme indéfendable.

Loin de moi la pensée de préconiser une détermination unilatérale de la vie sexuelle, de présenter comme meilleure ou supérieure à sa voisine la monoandrie, la monogamie, la polyandrie, la polygone, la communauté ou la promiscuité sexuelle. Je revendique pour n’importe laquelle des formes de l’activité sexuelle, de la vie amoureuse pleine liberté, pleine possibilité d’exposition, de proposition, d’expérimentation. Il s’agit en outre de dégager du blâme qui y est souvent attaché — parfois même dans nos milieux — les formes de réalisations sexuelles qui se perpétuent à la dérobée et qui n’ont contre elle;, apures tout, que les foudres dont les frappent la religion, les préjugés ou la loi.

Je maintiens que l’homme ne donnait rien de la femme, avant d’avoir entretenu des relations sexuelles avec elle. Et vice versa, j’affirme que s’unir dans l’ignorance de l’idée que chacun des futurs cohabitant se fait de la vie sexuelle est une monstruosité. Perpétuer cet état de choses, c’est se rendre coupable de l’un des crimes les plus odieux qui aient été commis contre l’Individu et contre l’Espèce. On ne devrait pouvoir envisager une cohabitation suivie qu’après une expérience sexuelle prolongée.

Je serai cynique. Je prétends que le dévergondage sexuel — et cela n’a rien à voir avec la liberté sexuelle — ne produirait pas, s’il devenait universel, plus de souffrances et de misères que la façon dont on conçoit et se contracte le mariage actuel.

Je ne puis concevoir que l’idée d’édifier simultanément plusieurs « foyers » paraisse plus étrange que l’idée d’établir plusieurs dépôts de vente d un journal de propagande: qu’il y ait des tempéraments incapables de mener une -entreprise comportant plusieurs succursales, je le veux bien ; qu’il y ait des tempéraments rebelles à l’expérience des « ménages » parallèles, je l’accorde ; mais je nie qu’il appartienne à ces derniers de tracer une ligne de conduite aux autres, ni de stigmatiser leur conduite. Egal respect pour toutes les phases de l’expérience amoureuse, s’il vous plaît.

Que penser du silence de l’immense majorité des femmes devant les lois liberticides qui frappent de sanctions si sévères l’exposition des moyens préventifs ? La « maternité volontaire » est cependant le corollaire de l’émancipation de la femme, de son émancipation économique, de son émancipation intégrale. Si les femmes l’avaient voulu, jamais pareilles lois n’auraient etc mime proposées. Maintes fois, les femmes se plaignent d’être considérées comme des objets de plaisir — exclusivement — par le? hommes… La faute n’en est pas toujours qu’à ceux-ci.

Il parait actuellement très singulier jaune femme puisse vouloir cour père de -es enfants un autre homme que son compagnon habituel, je veux dire un mâle débordant de santé, aux formes idéales, aux proportions corporelles impeccables, sans tares physiques aucune — ou le plus rapproché de cet idéal. Et la même fermière qui ne veut faire saillir sa jument ou sa vache que par un étalon de race pure, trépigne d’indignation quand on lui dit que, naturellement parlant, il ne saurait y avoir de différence quand il s’agit de procéder à la sélection des produits humains (1).

Que la femme soit victime de la maternité, non pas. On pourrait adresser aux partisans de la l’inerte sexuelle le reproche de ne pas avoir créé des associations, des groupes de garantie, d’assurance mutuelle contre les risques que peut impliquer la pratique de leurs théories — en l’espèce la maternité et les maladies vénériennes; dans l’état actuel des choses, le versement de cotisations par ceux ou celles qui tiennent pour l’application desdites théories permettrait d’obvier à ces risques, de pourvoir à l’entretien de la progéniture que la mère ou le procréateur serait hors d’état d’assumer pour une raison ou pour une autre… Mais n’appartient-il pas aussi à la femme de se préoccuper de la question ?

Je veux bien prendre ma compagne pour mon amie intime, ne rien lui laisser ignorer de mes désirs, de mes aspirations, de mes pensées les plus secrètes; mais c’est à la condition qu’elle n’agisse pas à mon égard comme< un pion ou un confesseur, c’est-à-dire que ie la trouve toujours disposée à m’infliger quelque pénitence. Uu je lui dirai tout; et alors, au lieu de me morigéner, et de me. réprimander, elle m aidera de ses conseils, elle m’assistera de ses expériences, elle approfondira mon tempérament afin de prendre une part réelle à mes angoisses et à mes liesse-. Ou je ne lui dirai pas tout, par crainte de ses remontrance-, et alors- elle ne sera qu’une amie partielle. Tout homme, avant de contracter liaison avec une femme, devrait se demandai : « Combien de temps pourra-t-elle être mon amie intime ? »

Parce que nous tenons pour la liberté sexuelle, les « bourgeois » nous jugent indifférents, insensibles, vaccinés contre la douleur ou le chagrin qui résulte des incompréhensions, des malentendus, des séparations, des ruptures. C’est bien mal nous connaître. Dussions-nous en éprouver des souffrances mille fois plus atroces, dussions-nous en être crucifies sentimentalement, nouer voulons pas plus de la dictature en matière amoureuse qu’en matière politique, économique, morale, intellectuelle, nous ne voulons pas plus, dans le domaine de l’amour, de la domination de l’homme sur la femme, que de la domination de la femme sur l’homme.

« L’homme qui se trouve dans des conditions de santé sexuelle normale, se trouve naturellement attire vers toute femme qui lui plaît, c’est-à-dire éveille en lui le désir ». Est-ce exact ou non ? Si c’est exact, il s’agit de se demander — non à la lumière de la religion, de la moralité ou de la loi — mais à la clarté, de la vie. s’il y a avantage ou non pour l’Individu, pour l’Espèce, à perpétuer la souffrance qu’occasionne chez un grand nombre le renoncement à ce désir naturel, normal ? Ne. faudrait-il pas au contraire en prendre carrément son parti et faire tourner ce fait au plus grand bien de l’être individuel ou du milieu ?

« La femme dupe de l’homme ». Cela est-il bien exact, et que faut-il entendre exactement par cette déclaration ? “Qu’après s’et être servi, l’avoir utilisée comme instrument de. plaisir, de son plaisir, l’homme abandonne, ne se soucie plus de la femme. Mais il y a aussi l’homme que la femme abandonne, sans y mettre plus de gants que son congénère masculin, parfois moins. Il y a même plus — il y a l’homme réduit à l’état de pantin par la coquetterie féminine, l’homme dont la femme se sert comme d’un jouet et qu’elle utilise à ses fins. Il y a davantage : il y a l’homme dupe du foyer, de l’intérieur, du ménage, de la famille — l’homme qu’en employant toutes sortes de pressions, la femme retient à la maison, distrait, éloigne de tout mouvement émancipateur, aussi bien individuel que général ; l’homme que la femme avachit, rend incapable de s’intéresser tout autant à son développement personnel qu’à l’évolution collective. Il y a la femme outil de réaction, proie et instrument des êtres de recul, exerçant une influence néfaste sur son compagnon et sur sa progéniture. Et la femme qui s’acharne à la ruine matérielle de l’homme qui est tombe dans ses filets ? Je n’en finirais pas si je voulais énumérer toutes les manières dont l’homme, lui aussi, est a dupe » de la femme… Soyons équitable. J’admets que fréquemment la femme est la dupe de l’homme, mais je maintiens qu’à proportions égales l’homme est la dupe de la femme. Plus souvent que la femme le fait pour lui, l’homme sacrifie à cette dernière son évolution cérébrale, le développement de son intelligence, son perfectionnement physiologique et psychologique.

E. ARMAND.

(1) Sur ce dernier point surtout, l’article de votre camarade Armand nous suggère quelques réflexions. Certainement nous reviendrons sur la question un de ces jours.

  • E. Armand, “Questions de sexualité,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 42 (28 Janvier 1924): 2.

Souvenirs pénitentiaires

par E. Armand.

On me demande de livrer à la publicité quelques-uns de mes souvenirs sur le Régime • pénitentiaire. Je n’ai jamais subi de prison à la suite d’un acte devant me rapporter un bénéfice matériel. J’ai toujours souffert de la privation de liberté à cause d’autrui. Deux fois, j’ai été victime d’êtres sans noblesse qui espéraient se tirer, à mes dépens, de situations fâcheuses pour eux-mêmes. J’attribue à cette circonstance le fait, que malgré ces emprisonnements, je n’ai jamais rien perdu de ma puissance intérieure. Cependant, j’ai bu la coupe jusqu’au fond et la lie ne m’a pas été épargnée. Si je le rappelle, ce n’est pas pour m’attirer de la popularité eu me présentant comme une victime d’autrui. Non, c’est parce que je ressens de la fierté de n’avoir pas été privé de la liberté — le bien le plus précieux à mon avis — parce que j’avais profité du soi-disant délit causa de ma condamnation. Il ma plaît de me rendre témoignage à moi-même qu’à cet égard, j’ai les « mains pures ». Je n’en suis que mieux placé, en ma qualité de vieil abonné des villégiatures pénitentiaires, pour écrire sur le Régime infligé aux malheureux qui sont les hôtes des Maisons Centrales.

Et cependant, j’ai toujours hésité à prendre ou à publier des notes sur mes séjours en prison. J’ai refusé à plusieurs reprises des offres de publications de mémoires pénitentiaires, Pour comprendre l’état d’être d’un prisonnier, il faut être à sa place. Je parle naturellement du prisonnier qui sent son état, car il faut avouer qu’une grande partie des « emmurés » n’a qu’un désir, n’éprouve qu’un souhait : « tuer le temps ». Le tuer de n’importe quelle façon que ce soit. L’être qui vous est le plus cher ne pourra jamais savoir exactement ce que vous éprouvez en votre for intime. Que vous lui écriviez, que vous le voyiez — il se sait épié — il ne vous répondra, il ne vous dira jamais la vérité. On contracte en prison une habitude dont on a ensuite — si on ne réagit pas énergiquement — la plus grand’peine à se défaire : se dissimuler, car on sait nue dire franchement ce qu’on connaît, raconter l’existence qui vous est faite, exprimer son dégoût de certains faits qui se passent sous vos yeux, n’aurait, qu’un résultat : ou faire aggraver ‘ votre sort, ou vous exposer à être l’objet de la suspicion de ceux commis à votre surveillance, sous le prétexte que vous êtes une forte tête. Personne n’ignore que vous ne dites jamais la vérité et vos surveillants ne croient jamais ce que vous dites, même quand ce que vous dites est exact. Ils savent qu’ils sont haïs de ceux qu’ils sur veillent, qu’il leur faut se tenir en un état de continuelle défiance à leur égard, ils savent très bien que les menus services que peuvent leur rendre les détenus le sont à contre-jour. Aussi se contentent-ils d une apparence de soumission extérieure qu’ils obtiennent par un procédé sommaire : la terreur, la menace d’un châtiment disciple noire. Ôn peut imaginer l’état d’esprit d’un être qui a dû, des années durant, se puer à un régime semblable.

Il y a du comique dans l’emploi de certains termes dont se servent, pour écrire à des prisonniers, des gens qui ont l’heur de se mouvoir en liberté… Les correspondants des prisonniers oublient que dès qu’il a franchi le seuil d’une de ces maisons hospitalières, dont le fronton s’orne de la devise républicaine, l’emmuré n’est plus possédé que par une pensée : ressusciter au plus tôt à la vie libre. Malgré l’adoucissement momentané qu’ils peuvent apporter à sa souffrance, ce n’est pas de mots consolateurs et de paroles d’espoir que le prisonnier a besoin, c’est d’apprendre que se rapproche l’heure de sa libération.

Le plus grand nombre de ceux qui se sont occupés du prisonnier avant qu’il soit condamné s’en désintéressent dès la sentence prononcée sous prétexte que personne ne peut intervenir dans le régime intérieur des établissements pénitentiaires. On dirait que la famille, les amis, les avocats, sont au bout de tous leurs efforts dès lors que la condamnation est acquise. Ou bien leurs efforts ne s’exercent plus que dans le sens de recours en grâce, efforts qui réussissent plus ou moins. quant à rendre le séjour du condamné moins pénible, moins douloureux, personne n’y songe, ou n’ose y songer. Les avocats ignorent le Code dés Prisons et il en existe un cependant. Aucune Ligue des Droits de l’Homme n’intervient pour savoir à quel régime est soumis l’engeôlé. Or. c’est sa vie qu’il risque souvent.

Comme on ne se contente pas de le priver de la liberté pendant un certain temps, mais qu’on l’astreint à un règlement lui supprimant certains menus plaisirs dont il est friand et que quatre-vingt-dix neuf fois sur cent, il ne peut se procurer que pat taraude, le prisonnier est naturellement porté à jouir en cachette de ces menus plaisirs dès qu’il peut le faire. Il lui arrive souvent d’être pris en faute et puni. Ce qui ne le fait point cesser. Il essaie une prochaine fois d’agir avec plus d’adresse et de dissimulation.

Officiellement, le système de « répression » en usage dans les pays civilisés consiste en une réclusion solitaire ou en commun pendant une période plus ou moins longue, à une astreinte, à une surveilla plus ou moins rigoureuse, à un travail plus ou moins pénible qui occupe le prisonnier toute la journée : à l’obligation de se plier à un régime plus ou moins sévère.

En France, les infractions au règlement intérieur des prisons comportent des sanctions dont voici l’échelle :

1. Réprimande.
2. Amendes ou autres punitions lacunaires.
3. Privation de cantine.
4. Privation de pitance.
5. Pain sec.
6. Privation
de promenade.
7. Privation de correspondance.
8. Privation de visites.
9. Salle de discipline.
10. Cellule simple.
11. Cellule ténébreuse.
12. Cellule avec camisole de force.
13. Cellule avec fers et menottes.

On trouve trop souvent des surveillants de basse mentalité qui s’acharnent après un détenu dont « la tête ne leur revient pas ». Ils l’accusent d’avoir commis une infraction imaginaire, ou d’une infraction insignifiante, ils font, en un rapport rédigé selon l’art, un manquement grave à la lettre des Règlements. Voici le malheureux traduit devant le Directeur de la maison dont il est l’hôte involontaire, à ce tribunal pénitentiaire qu’on appelle le « Prétoire ». C’est en vain qu’il contestera le « rapport » du surveillant qui l’a « signalé » et qu’il y aura lieu à enquête. Si l’auteur du rapport maintient son dire — et il le fait toujours — il sera bel et bien condamné à une peine disciplinaire, aggravée parce qu’il a conteste les dires du gardien. Il n’est d’ailleurs jamais confronté avec le surveillant qui l’a signale.

Le moins prévenu s’aperçoit bien vite que le personnel de l’administration pénitentiaire agit comme s’il faisait de la détention renouvelée des malheureux qui viennent en prison une des conditions de leur existence en tant que corps de fonctionnaires. Ceux qui surveillent les détenus et ceux qui les font travailler à leur profit ne paraissent pas avoir la moindre idée de ramener « l’illégal » à la situation que lu société considère comme normale, régulière. Leur besogne est d’obtenir par la crainte de ceux qu’ils sont payés pour sur. veiller ou qui travaillent pour eux, le silence ou l’observation automatique des règlements qui viennent aggraver la privation de la liberté.

En prison, le voleur est contraint de travailler pour un industriel (le travail pour l’Etat est une exception) auquel il n’a fait aucun tort et qui le traite comme si c’était lui que le prisonnier avait volé. Cet. industriel fait sur le travail de cet être qui ne lui a jamais porté préjudice d’aucune sorte, des bénéfices bien supérieurs ù la somme que. dans la plupart des cas, le voleur s’est appropriée.

Comment un « voleur » redeviendrait-il un « honnête homme » lorsqu’il voit « truquer » sous ses yeux. L’industriel — le « confectionnaire » — pour lequel il travaille laisse partir pour la vente au dehors des produits notoirement défectueux. On exige du détenu qu’il les maquille pour en rendre les défauts invisibles. Tel produit manqué qu’on ne lui paye point, qu’on lut impute même à « mal façon », il le voit s’en aller pour être vendu. Condamné à une amende parce que son travail est défectueux, il voit son employeur ajouter à son bénéfice, tout ou partie du produit de cette amende.

Moralement et socialement, il n’y a pas de différence entre l’homme dont le casier judiciaire est vierge et celui dont ledit «casier porte trace de condamnations plus ou moins variées. Il n’y a pas plus de différence entre « l’honnête » et le « malhonnête » hommes normaux qu’entre le pratiquant et non pratiquant normaux d’un culte quelconque, par exemple. Quiconque a étudié sur place la population pénitentiaire, quiconque l’a étudiée hors des prisons sait à quoi s’en tenir à ce sujet. Les u honnêtes » et « malhonnêtes » gens sont semblables en « défauts » ou « qualités ». L’envie, la jalousie, la délation, ‘la colère, l’arrivisme, la mauvaise humeur possèdent l’une ou l’autre catégorie — tout comme la générosité, la jovialité, le bongarçonnisme, la patience, la cordialité. Le monde « des prisons » ne diffère pas du monde u en général » — les distinctions sociales y demeurent tranchées. En Maison centrale, un -notaire ou un avocat ne fraye pas avec une « terreur de quartier excentrique ».

L’alimentation dont on nous gratifiait en Maison centrale de Nîmes était atroce : denrées avariées, payées sans doute à un prix dérisoire, et dont n’aurait pas voulu un chien. J’ai soutenance de certains haricots à la naphtaline et de châtaignes au pétrole qu’il fallait cependant absorber, puisqu’il n’y avait rien d’autre à manger. Je m’en suis tiré avec une intoxication intestinale. Mais on ne sera pas étonné d’apprendre que le taux de la mortalité pénitentiaire est le triple de la modalité ordinaire. A Nîmes, quand je m’y trouvais, elle était montée au quintuple.

J’évalue à un taux variant de 10 à 15 % le nombre de condamnés victimes d’erreurs judiciaires, c’est-à-dire subissant un châtiment pour un « crime » ou « délit » auquel ils sont étrangers.

E. ARMAND.

  • E. Armand, “Souvenirs penitentiaires,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 48 (3 Février 1924): 1-2.

En fait de réalistes…

On rencontre un très grand nombre — relativement parlant — de camarades préparés à accomplir toutes sortes de réalisations… extérieures, prêts à enter en lutte avec l’autorité, même sotie son aspect le plus brutal ; prêts à s’unir avec des compagnons d’idées pour ; manifester dans la rue à l’occasion de ; quelque iniquité dont l’outrance dépasse la mesure à laquelle on est habitué. Rien ne leur coûte. Rien ne les arrête. S’agit-il d’un nouveau groupe à créer, d’une cotisation à augmenter, d’une souscription à envoyer, ils sont là. Demande-t-on leur concours pour distribuer des tracts, vendre les feuilles que nous aimons sur la voie publique, faire connaître les réunions ou les meetings, ils répondent à l’appel, et les premiers. Leurs poches sont toujours bourrées d’invendus, de brochures qu’ils sont disposés a distribuer au premier passant dont la figure leur revient, à laisser sur la banquette d’un autobus, à glisser dans une boîte à lettres. Ce sont eux qui collent des papillons partout où ils le peuvent, de nuit comme de jour; vendent les journaux dans les assemblées, et les dimanches d’été, quand il y a promenade, vont tenir de petites réunions en plein air dans les villages voisins du lieu de rendez-vous. Ces camarades-là, que je voudrais voir mille fois plus nombreux qu’ils ne sont, nous consolent de tant de lâchetés, de tant de pusillanimités, de tant d’indifférences dont nous sommes les témoins.

Mais toute cette activité n’est qu’un aspect du réalisme anarchiste. Il y en a un autre qui ne demande aucune mise en scène, qui ne place pas en vedette celui qui le pratique — et dont la portée, néanmoins, est plus profonde et mène à des résultats plus immédiats que le réalisme à grand orchestre. Certes, la vie est le plus précieux des biens que possède l’humaine unité et celui qui risque ce bien unique pour faire réussir la réalisation d’une idée qui lui est chère, ou empêcher un tyran de nuire plus longtemps, montre un courage ou une résolution qu’on ne peut contester — même quand on n’approuve pas le geste commis, ou qu’il vous semble par trop résulter de de l’influence ambiante. Mais il y a autre chose, en fait de réalisations, que donner toute sa vie, d’un seul coup. Il y a un autre réalisme que le réalisme… extérieur.

On peut, en effet, accepter cérébralement une doctrine, une idée, une opinion et ne se l’assimiler que de cette façon-là. On peut être le propagandiste, le militant convaincu, ardent, désintéressé d’une conception de la vie — souffrir à cause de cette propagande — et n’être qu’un réalisateur très médiocre dans les détails de l’existence journalière.

Le « militant » anarchiste perd beaucoup de sa valeur, qui a conservé tout ou partie des préjugés ou des manières de penser ou de juger dominant chez les archistes. Qu’importent toute cette exubérance, toute cette luxuriante, toute cette productivité si « l’anarchiste » où elles débordent augmente ou accroît chez ses compagnons le fardeau de la douleur qu’on éprouve à vivre — antiautoritaire — dans un milieu social basé, fondé sur l’autorité. Qu’importent le parler éloquent et l’écrit fleuri si on trouve chez le parleur ou chez l’écrivain la dureté de cœur, la rancune, l’envie, la suffisance, le désir de causer de la -peine à ses camarades, le plaisir de jouir de leurs souffrances. Qu’importe une assiduité notoire aux réunions du groupe, si — hors du groupe — l’assidu se montre jaloux ou méchant, l’assidue coquette ou cruelle. Qu’importe le plus beau distributeur de tracts, si dans ses rapports avec ses camarades il se montre hypocrite, insincère, ou juge ses amis avec l’esprit d’un polémiste de gazette, bourgeoise. Qu’importe la compagne la plus potasses de bouquins qui se puisse trouver, si elle se conduit vis-à-vis de ceux qu’elle fréquente comme la première commerçante ou petite bourgeoise venue.

Réalistes pour l’extérieur… Parfait. A la vérité, un compagnon anarchiste peut-il être autre chose que cela ? Mais on demande que ce réalisme du dehors se complète par un réalisme du dedans — un réalisme à la maison, un réalisme à l’égard de ceux qui font mite avec vous plus ou moins longtemps — vis-à-vis de vos compagnons de combat pour l’émancipation de l’individu. Et croyez-moi, c’est le réalisme du dedans le plus difficile.

E. ARMAND.

  • E. Armand, “En fait de réalistes…,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 51 (6 Février 1924): 1.

POINTS DE REPÈRE

Le risque et la volupté.

Je suis l’adversaire résolu de tout plan d’organisation précaire qui supprime le risque et bannit l’aventure. C est par son effort que l’individu doit conquérir la jouissance de sa vie. Là d’où l’aventure a disparu, il ne reste plus que le réglé ; là où il n’y a plus de braconniers, il ne reste plus que le garde-chasse. Là d’où le risque a été banni, il ne reste plus que des êtres taillés ou confectionnés sur le même modèle : des automates. des fonctionnaires, des administrés. Là où la bohème est morte, il n’y a plus que des gens rangés.

Je m’insurge contre les religions ou les morales qui prêchent, enseignent ou préconisent le mépris de la volupté. Qu est-ce que la volupté ? — sinon un état spécial de notre sensibilité qui nous permet d apprécier, de jouir avec une intensité extrême et une violente passion des aspects divers de la vie. Ce n’est pas seulement l’aspect sensuel de la vie qui est susceptible d’être senti avec volupté : tous les aspects de la vie peuvent être appréciés de cette façon : la poursuite d’une recherche scientifique l’accomplissement d’une besogne manuelle, l’entreprise d’un voyage, la confection d’un poème, la composition d’un morceau de musique, la culture d’une pièce de terre, le manger et le boire même. Il approche bien près de l’individu-type celui qui a acquis ou conquis une aptitude à jouit de sa vie, telle, que, quoi qu’il sente, crée ou imagine, il se meut dans une atmosphère de volupté.

L’amitié et l’amour.

« L’amitié survit à l’amour ». C’est-à-dire que l’aspect fondé et éprouvé de l’affection dure encore,- tandis que pâlit de plus en plus, l’aspect uniquement émotionnel et superficiel de l’attraction physique.

La marche rectiligne.

La marche rectiligne n’indique pas toujours l’homme fort — le plus souvent, au contraire, elle est un signe de médiocrité. Qu’est-ce qui caractérise l’homme médiocre en effet ? C’est qu’il ne porte ombrage à personne et que personne ne songe à mettre des obstacles en travers de son chemin.

Qui dit vie où abonde la lutte — c’est-à-dire vie origine — ne dit pas chemin en ligne droite. Car la lutte implique les sinuosités. les sentiers de chèvre, les avances de flanc, les reculs, les retours au point de départ, s’il le faut. Quand cm lutte, c’est pour remporter la victoire, et il faut user de bien des stratagèmes parfois pour remporter la victoire.

Trop grossier ou trop sombre.

J’ai sous les yeux une édition classique des « Voyages de Gulliver » — un des livres les plus puissants de critique sociale et individuelle qui aient jamais été écrite, soit dit en passant. Or ce livre, étant à l’usage des classes, est expurgé : comme l’explique la préface, on a enlevé ce qui paraîtrait ou o trop grossier » ou « trop sombre ». Dans cela tient toute l’éducation classique : il ne faut pas que le a trop grossier » ou le a trop sombre » paraisse ; il ne faut laisser des descriptions de la vie individuelle et de l’évolution sociale que le poli ou le brillant, c’est-à-dire l’artificiel. Et c’est ainsi qu’on forme des « ignorants » ; car, dans la vie et dans la nature, le grossier et le sombre coexistent avec le raffiné et l’éclatant : ils en sont l’envers ou l’endroit, comme on voudra.

La vie complexe.

Vivre d’une vie complexe n’est pas chose facile après tout. Je crois qu’on pourrait compter sur les doigts les êtres humains aptes à vivre d’une vie réellement complexe, c’est-à-dire à mener de front plusieurs existences qui ne s’enchevêtrent, ni ne se confondent. Quel épanouissement des facultés chez les êtres capables de se manifester, de se Tépandre ainsi en plusieurs activités dont aucune ne contrarierait sa voisine ! Quelle connaissance de soi-même et d’autrui il en résulterait ! Quelle richesse, quel capital que cette accumulation d’expériences ! Il est infiniment probable que l’homme-type du devenir ne sera pas l’homme d’un but unique — the man of one purpose — mais l’homme aux desseins multiples, aux multiples rayonnements, assez puissant et assez énergique pour mener parallèlement et simultanément plusieurs existences. J’aime à croire qu’il y sera merveilleusement aidé par les innombrables associations volontaires qui existeront alors et qui se donneront comme but, chacune en leur sphère, de ne laisser inexploré aucun des domaines où il est loisible à l’être humain de poursuivre ses investigations et d’atteindre des réalisations d’un genre ou d’un autre.

Se faire valoir.

« Humiliez-vous. Soyez humbles. Courbez-vous sous la volonté du Maître des deux et de la terre ».— Voilà tout le christianisme. Je vous propose, non pas d’être des suffisants, des fats ou des prétentieux, mais de travailler à acquérir une notion aussi juste que possible de « votre valeur » — puis, cette notion acquise de « vous faire valoir i» selon vos aptitudes et vos aspirations. Dressez-vous de toute votre hauteur. Si vous vous courbez parce que la perte n’est pas assez élevée, faites-le en vous révoltant en votre for intime et redressez-vous un fois l’huis franchi — à moins, si les on dit vous laissent froids, que vous ne préfériez passer par la croisée.

Réciprocité.

Au détour d’une rue, je rencontrai Archippe. — Maître, commença-t-il… Ça flatte toujours un peu la vanité, même quand on se prétend mort à ces choses-là… Maître, tenez-vous toujours la réciprocité comme base des rapports entre les humains ? — Certes oui et plus que jamais. — Eh bien, n”est-ce pas la réciprocité même qu’en échange de l’entretien que j’assure à ma famille, ma femme me conserve une fidélité impeccable ? — Tu ne t’es donc pas regardé, malheureux ? Tu as le cheveu rare, le regard éteint, la voix sans éclat, le geste sans audace… La réciprocité s’accomplit pleinement du fait que ta compagne accepte de c»habiter avec toi. fait comme tu es… Mais Archippe s’était déjà enfui.

Demeurer jeune.

Dire d’un producteur intellectuel, écrivain ou artiste, qu’il est demeuré « jeune » ne signifie pas, bien entendu, que grâce à un miracle, il a pu se soustraire au mécanisme du déterminisme universel qui fait parcourir un même cycle à tous les organismes vivants : naissance, croissance, déclin, mort. Cette locution exprime tout simplement qu’en dépit des hivers qui ont pu s’accumuler sur son front, 1 Intellectuel dont s’agit n’a rien perdu de l’originalité, de la hardiesse, du dédain des formules scolastiques et de la facilité à la diversité qui caractérisaient les débuts de sa production.

On sait que l’observation a maintes fois démontré qu’en ce qui concerne les affaires courantes de l’existence, l’on n’a jamais que l’âge qu’on se sent, a fortiori lorsqu’il s’agit de la conception des idées et de la matérialisation des enfantements de la pensée.

C’est ainsi que tel intellectuel qui nombre à peine vingt-cinq printemps peut être classé parmi les vieillards qui exploitent encore la branche littéraire ou artistique dans laquelle il opère. On pressent, à la lecture ou à l’examen de ses toutes premières productions que son esprit ne brisera jamais le moule au-dedans duquel mijote son activité. Littérateur, son dernier roman, son poème ultime portera empreinte de son jet initial. Artiste, son dernier tableau, son dernier livret, sa statue dernière révéleront les mêmes procédés de composition que ses premiers travaux. non point du tout qu’il ait atteint dès l’abord cette perfection dans les résultats qui rend presque inutile, pour quelques rares exceptions, un développement ultérieur ; mais bien parce que, dès le principe, ri est manifeste que cet intellectuel s’est inféodé à quelque routine, enrôlé dans quelque école à laquelle il restera fidèle jusqu’à la fin — à la façon dont le chien reste fidèle à son maître et à sa niche.

Mais ce n’est point à ces remarques générales que je voudrais m’en tenir. Je veux essayer de rechercher à quels signes évidents l’on peut reconnaître qu’un écrivain ou un artiste est « resté » jeune — jeune de conception et jeune d’exécution — autrement dit audacieux, vigoureux, ardent ; l’esprit aux aguets, entendement à l’affût ; ouvert aux déductions qui jaillissent de 1 imprévu — qui sourdent des expériences nouvelles, des sensations fraîches.

Ma thèse est celle-ci : que c’est dans le rôle plus ou moins prononcé que l’aspect sexuel de la vie joue dans sa production qu’on peut déterminer, qu’on peut se rendre compte de la vitalité d’un producteur intellectuel.

Il ne s’agit pas ici de l’aspect sexuel de la vie envisagé comme spécialité de production intellectuelle — on peut traiter toute sa vie de la question sexuelle d une manière froide, compassée, machinale,; comme on traiterait froidement , machinalement de n’importe quel autre sujet. Je parle de l’aspect sexuel de la vie en me plaçant au point de vue de la nature, qui ne sépara pas la floraison et l’épanouissement des organismes vivants de la faculté, de la sensibilité sexuelle. En d’autres termes, je pose que l’artiste, l’écrivain, demeurera jeune et vivant dans la mesure où il restera « amoureux » — je n’emploie ce terme un peu vulgaire que parce qu’il exprime bien ce que je veux expliquer. Le jour où pour une raison ou une autre, l’intellectuel cessera d’être amoureux, sa production portera les marques d’une décadence, d’une caducité, d’une cristallisation indécrottables. Même alors qu’on y rencontrerait une apparence d’intérêt au fait amoureux.

Je maintiens que les romanciers, les poètes, les artistes, etc., qui ont eu le bonheur de faire vibrer l’intelligence et d’émouvoir les sens de ceux qui s’intéressaient à leur labeur — l’ont dû à ce qu’ils sont demeurés amoureux jusqu’à la fin. Leur intérêt pour l’expérience amoureuse se montrait, se glissait, apparaissait enfin sous une forme ou sous une autre dans toute œuvre qui émanait d’eux. Non point, après tout, que l’amour formât le thème inéluctable de leur productivité, mais c’est parce qu’ils étaient amoureux — autrement dit sensibles à la face amoureuse de la vie — que leur œuvre reflétait de si remarquables qualités d’invention. d’imagination, de variété ou de fraîcheur — une pareille spontanéité et un tel brio.

E. ARMAND.

Dans mon dernier article En fait de réalistes, quatrième alinéa, ligne 5, lire : dominant chez les archistes (et non anarchistes).

  • E. Armand, “Points de repère,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 57 (12 Février 1924): 2.

Se tirer dans le dos

Nous sommes un petit nombre, épars, disséminés, perdus dans la forêt obscure de l’autoritarisme sociétaire. Nous errons parmi des millions d’êtres hostiles, exposés à toutes sortes d’embûches et de pièges, offerts à la vindicte des gouvernants et au mouchardant des gouvernés. On a édicté contre nous des lois qui nous placent hors du droit commun. Nous sommes à la merci d’un décret ministériel, d’une fantaisie policière, d’un caprice de procureur général. Qu’il arrive une guerre, qu’éclate un coup d’Etat et nous ne savons pas, pour chacun de nous, ce que sera le lendemain : emprisonnement, camp de concentration, déportation. Nous sommes différents de tempérament et de constitution les uns des autres. Nous n’avons pas toujours le même point de vue sur les applications pratiques de la thèse anarchiste. Un ciment commun nous relie cependant : la négation de l’utilité de l’autorité, de l’utilité de l’intervention des institutions d’ordre archiste dans les rapports on les accords que les humains peuvent établir ou contracter entre eux. Cette négation du principe d’autorité implique un combat incessant contre les manifestations autoritaires et pour le livrer nous sommes venus des quatre points de l’horizon intellectuel et moral. Nos ataviques, notre éducation ne sont pas semblables. Nos moeurs et notre façon de nous conduire s’en ressentent forcément.

Malgré cette différenciation, l’idée de la répugnance à l’autorité nous réunit si fortement, qu’elle relègue au second plan les nuances et les teintes de nos conceptions personnelles de la vie anarchiste.

Nos journaux ont un tirage infime par rapport, aux grands organes de la presse bourgeoise. Nous ne sommes jamais certains, à part, rares exceptions, que le numéro actuellement sous presse ne sera pas le dernier que nous publierons ; nous ne sommes jamais sûrs de trouver parmi ceux qui disent partager plus ou moins nos opinions l’appui financier qui nous permettrait d’intensifier notre propagande comme nous le voudrions pour quelle ait une répercussion sérieuse sur la mentalité ambiante. Faute d’argent, que de mensonges sociaux, que de préjugés individuels n’avons-nous pu attaquer que mollement et sans esprit de suite ! Que de brochures et. de volumes demeurent inachevés ou inédites, faute de ressources !

La presse autoritaire, le gouvernement. nos ennemis de droite et nos adversaires de gauche et d’extrème-gauche n’ignorent pas celte situation précaire. Ils nous épient, ils nous guettent, ils sont à l’affût des malentendus qui peuvent surgir en notre milieu particulier. fis sont toujours prêts à s’en saisir pour les dénaturer et les utiliser contre notre propagande.

Nous sommes, les uns et les autres, dans l’obligation fréquente de faire des concessions au milieu ambiant, aux institutions qui le régissent. Il est évident que les concessions sont choses dont il ne convient pas de se féliciter et qu’il faut individuellement s’efforcer de réduire toujours plus. Cependant, sans ces concessions, nous ne saurions exister ou subsister. Mais, justement, parce que nos natures sont divergentes, nous n’agissons pas de même façon à l’égard des concessions que nous sommes appelés à consentir à l’ambiance sociale. Il appartient à chacun de déterminer jusqu’à quel point il peut descendre en fait de « concessions » pour ne pas perdre sa puissance de réaction contre l’empiècement de l’autorité, contre l’influence des modes de penser et d’agir d’autrui. C’est assez difficile et il faut infiniment de discernement et. de tact pour ne pas se laisser glisser sur la pente. Mais il convient de laisser, dans ce domaine-ci comme dans les autres, chacun faire ses propres expériences. Et je conçois mal qu’on se serve de ce qu’on peut avoir appris sur les concessions qu’un camarade peut consentir au milieu pour le signaler nominalement. et s’efforcer de lui nuire auprès de ses compagnons de lutte antiautoritaire.

Je ne puis concevoir que, collaborant à une même oeuvre de propagande, on étale en public les faiblesses de ses coopérateurs dont, par ailleurs, la probité intellectuelle ou la sincérité de pensée est indiscutable. Je comprends qu’on réfute les idées, qu’on discute les opinions, qu’on examine les propositions de se comporter en telle ou telle circonstance, mais je prétends qu’il est injustifiable de se servir de ce qu’on vous a confié, par exemple, pour essayer de rabaisser dans l’estime des lecteurs d’un journal un camarade qui n’a jamais fait appel aux institutions légales pour régler ses conflits ou ses litiges avec ses amis d’idées. Il me dépasse qu’on fournisse, par l’étalage d’inconséquences qui ne portent tort après tout qu’à celui qui s’y abaisse, un aliment ou une arme à nos ennemis bourgeois ou autoritaires. Et c’est cela que j’appelle se tirer dans le dos.

E. ARMAND.

  • E. Armand, “Se tirer dans le dos,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 63 (18 Février 1924): 1.

POINTS DE REPÈRE

Du bien et du mal.

Pour comprendre l’évolution de la morale précaire ou sociale, il est indispensable de se souvenir que le bien est synonyme de « permis » et le mal de « défendu ». Un tel — raconte la Bible — « ht ce qui est mal aux yeux de l’Eternel », et cette phrase se retrouve stéréotypée en de nombreux passages des livres sacrés des Juifs, qui sont aussi ceux des chrétiens ; il faut traduire : Un tel ht ce qui était défendu par la loi religieuse et morale telle qu’elle était établie pour les intérêts de la théocratie israélite… Dans tous les temps et dans tous les grands troupeaux humains, on a toujours appelé « mal » l’ensemble des actes interdits par la convention, écrite ou non, convention variant selon les époques ou les latitudes. C’est ainsi qu’il est mal de s’approprier la propriété de celui qui possède plus qu’il n’en a besoin pour subvenir à ses nécessités — qu’il est mal de tourner en dérision l’idée de Dieu ou ses prêtres — qu’il est mal de nier la patrie, d’entretenir des relations sexuelles avec un consanguin très rapproché. Comme la défense toute seule ne suffit pas, la convention non écrite se cristallise en loi dont la fonction est de réprimer.

Je reconnais tout de suite que ‘”apparition d’une différence entre le bien et le mal — le permis et le défendu — marque une étape dans le développement de l’intelligence des collectivités. A l’origine, cette différence ne pouvait être que sociale, l’individu ne possédait pas assez d’acquis héréditaire personnel, assez d’expérience mentale particulière pour se passer de l’acquis et de l’expérience, du contrôle du groupe.

Il est compréhensible que le bien cl le mal aient été décrétés d’abord d’essence religieuse. Durant toute la période préscientifique, la religion fut à nos ancêtres ce que nous est la science. Les hommes les plus savants d’alors ne concevaient qu’une explication extra-naturelle des phénomènes ou ils ne comprenaient pas. La coutume religieuse a précédé naturellement la coutume civile.

Tout surprenant que cela nous puisse paraître, à nous, a posteriori, vivre dans l’ignorance du bien et du mal conventionnels est un signe d’inintelligence chez le primitif. Ce n’est pas du tout parce qu’il est pics de la nature que le primitif ignore le permis et le défendu — ce n’est pas du tout parce qu’il est « amoral » — c’est tout bonnement parce qu’il ne raisonne ni ne réfléchit…

Au contraire, l’humain actuel qui se place individuellement en marge du bien et du mal, qui se situe personnellement par delà le permis et le défendu, en est au stade supérieur de l’évolution de la personnalité Humaine. Il a étudié l’essence de la conception du bien et du mal social ; il s’est demande ce qui restait du permis et du défendu une fois dépouilles de leurs oripeaux. S’il préfère, avoir comme guide l’instinct plutôt que la raison, c’est à la suite de comparaisons et de jugements soigneusement élaborés. S’il donne le pas au raisonnement sur le sentiment ou au sentiment sur le raisonnement, c’est délibérément, sûrement, après avoir sondé son tempérament, li s’est séparé du troupeau traditionnel, de l’agglomération conventionnelle, parce, qu’il a considéré, l’ayant pesé et expérimenté, que la tradition et la convention étaient des entraves à son épanouissement ; autrement dit, il n’est « amoral » qu’après s’être demandé ce que valait « la morale » par report à l’individu. Il y a loin de cet hors-morale-la au primitif à peine différencié d’un ancêtre au cerveau encore embrumé, incapable d’opposer son déterminisme personnel au déterminisme ambiant et écrasant.

De l’Art et du corps humain.

Faire du dessin, de la peinture, de la sculpture sans connaître l’anatomie du corps humain, c’est bâtir une maison sans employer le hl à plomb. Il est nécessaire que, sous les plis de la draperie, on devine des membres, de la chair, la saillie des muscles, si on ne peut pas créer des êtres de rêve ou hors nature. Sinon, l’art n’est plus vie ni vérité : il n’est plus que fantasmagorie. Si déformées que soient les parties du corps recouvertes par les vêtements, elles sont de la chair, sillonnée par les veines, enveloppant les os. Tout cela doit se sentir, se pressentir dans un tableau, dans une statue. C’est un corps que représente l’artiste, non pas un bloc de coton, de laine ou de je ne sais quelle matière confectionnée dont émergent une tête et des extrémités de membres.

Il est un peu hasardeux d’affirmer que le vêtement contemporain — paletot et pantalon, jupe et corsage — rentre pour une très grande partie dans la déformation du corps humain. Il est tout aussi hasardeux d’fermer que tant que l’on a porté une tunique, une toge ou un péplum, le corps ne s’est pas déformé. J’aurais bien voulu voir les corps des esclaves athéniens ou ceux des ilotes lacédémoniens. Je crois qu’ils pouvaient, en fait de déformations, rivaliser avec le corps du mineur ou celui de l’ouvrière de fabrique contemporains.

D’ailleurs, par les découvertes faites au cours de maintes fouilles, cous savons que les élégantes compatriotes des Hélène, des Sapho, des Aspasir se servaient de corsets et d’ingrédients destinés à réparer des ans l’irréparable outrage Les femmes grecques qui avaient allaité plusieurs enfants ne devaient lus posséder la fermeté de contours qui caractérise la Vénus de Milo !

Si l’on admet que l’art signiez vie et vérité, on aboutit à cette conséquence qu’à moins d’être des menteurs, les artistes devraient représenter le corps humain tel qu’il est, avec les déformations qu’il subit du fait de la déformation professionnelle, de l’existence vécue dans les cités surpeuplées, dans les taudis désolés, dans la misère. Pourquoi dissimuler les tares corporelles, fruit de la civilisation industrielle que nous subissons ? Pourquoi ne représenter toujours que des athlètes ou des oisifs ?

A entendre certains admirateurs de l’art antique, la contemplation du « nu » grec (pour ne citer que celui-là) n’éveille qu’un sentiment absolument « pur ». tandis qu’on ne pourrait jeter les yeux sur une représentation contemporaine du nu sans qu’il se produise une excitation d’ordre sexuel. Eli bien, il est infiniment probable que le nombre vraisemblablement élevé de beaux corps qu’on rencontrait chez les anciens — chez ceux qui n’étaient pas des manoeuvres — résultait de la suggestion sexuelle qu’exerçait sur la population le grand nombre de statues représentant des êtres nus ou dont le voile laissait deviner les formes. Il y avait une provocation constante à la génération… Toute la mythologie grecque est là pour montrer que la pureté d’esprit des anciens Hellènes est un mythe. Les Grecs étaient passionnés pour la forme. Etant passionnés pour la forme, ils ne pouvaient être que des sensuels.

Les artistes florentins pensaient que le visage est le miroir de l me, les artistes grecs pensaient que c’est le corps tout entier. Voilà ce qui explique la différence qu’on ne peut s’empêcher de remarquer entre les représentations du corps humain qu’ils nous ont léguées. Le paganisme était tout sensibilité et sensualité. Les Florentins avaient derrière eux les siècles moyenâgeux et leur christianisme prêchant le mépris du corps et le renoncement aux vibrations des sens. On ne se rappelle pas assez que la Renaissance n’a aperçu le paganisme et conçu l’art antique qu’à travers le voile de l’hérédité chrétienne — quatorze ou quinze fois séculaire. Et de cette hérédité, en art comme nous en sommes encore dépendants !

De l’inspiration poétique.

Jamais aucune poésie, la mieux confectionnée qui soit ne vaut le poème — mal bâti peut-être— où le poète raconte, comme il le sent, comme il l’a ressenti, un moment de son existence qui l’a impressionné si fortement ou frappé si vivement qu’il éprouve le besoin de l’extérioriser. C’est cette nécessité impérieuse de laisser s’écouler « au dehors », par la voie de la plume ou du chant, ce qui s’accumule « au dedans » qui constitue l’inspiration ou l’impulsion. Je ne prétends pas ici que tout le monde éprouve ce besoin irrésistible, d’extérioriser ses impressions, ses émotions, ses sensations — voire ses opinions ; je suis au contraire d’avis que ceux qui connaissent ou ont connu cotte nécessité ou ce besoin sont en nombre fort restreint ; beaucoup même qui en écrivent ou en parlent n’y ont jamais rien compris — mais c’est là une digression et je reviens à mon sujet. Donc, je ne crois pas qu’il soit possible d’évoquer chez autrui le souvenir plus ou moins profondément enseveli des heures de jouissance et de souffrance qui l’ont pour un peu de temps arraché au terre-à-terre quotidien — sans avoir expérimenté soi-même les joies .les douleurs, les espérances, les aspirations qu’on décrit.

Sans doute, on peut placer sur les lèvres d’un personnage Actif le récit du moment de bonheur qui vous a ravi, les instants de désespoir qui vous ont torture. Sans doute, on peut faire exprimer à un être imaginaire de pied en cap les espérances qui, à de certaines périodes de votre vie, ont précipité la circulation de votre sang, les perspectives qui ont surexcité votre activité cérébrale. Mais c’est votre expérience que, sous un masque emprunté, vous exposez, vous livrez à ceux dont le tempérament vibre à l’unisson du vôtre.

Je n’ignore pas qu’on me reprochera d’ériger en système l’autobiographisme, peu importe. Prenez garde de ne pas confondre l’artificiel avec l’art et de prendre une perruque pour une chevelure naturelle. quiconque fait métier d’exprimer ou de chanter ce qu’il n’éprouve, ne sent, ne pense — celui-là n’a, selon moi, aucun titre au qualificatif d’artiste ou même d’artisan intellectuel : il est tout au plus un manoeuvre, une façon de marionnette.

E. ARMAND.

  • E. Armand, “Points de repère,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 73 (28 Février 1924): 2.

Lettre ouverte à André Marty

J’apprends par le Libertaire que le 6 octobre se tiendra, à la salle des Sociétés savantes, un grand meeting pour protester contre les atrocités dont sont témoins les prisons de l’Etat prolétarien russe.

Je compte apprendre que vous assisterez à cette réunion— non pas en simple auditeur, cela va de soi — mais pour joindre votre protestation aux voix qui s’élèveront contre les méthodes bonapartistes qui rendent tristement célèbres les geôliers de la république fédérative des « Soviets » !

Je me permets de vous adresser cette, lettre ouverte et de vous écrire en ces termes parce que nous ne sommes pas des inconnus l’un pour l’autre. Vous et moi, nous nous sommes trouvés ensemble pendant quelques mois à la Maison centrale de Nîmes. Vous étiez aux travaux forcés, atelier des chaises : je me trouvais à l’atelier des galoches, simple condamné à une peine correctionnelle. Nous étions d’ailleurs tous deux des « condamnés militaires ». Notre genre do travail faisait que nous nous rencontrions quotidiennement et plusieurs fois. Vous vous souvenez sans doute qu’un « bon » surveillant, un beau matin, nous informa que les gardiens avaient reçu l’ordre, s’ils nous surprenaient ensemble, de nous conduire illico en cellule. Ce séjour, ces circonstances font que je me sens tout à fait à l’aise non vous exprimer toute ma pensée.

A propos de l’incident que je viens de signaler, j’ai appris plus lard que j’étais soupçonné de transmettre clandestinement à l’Humanité des notes de vous concernant ce qui se passait à Nîmes. C’était faux, mais peu importe.

Je me permets encore du m’adresser ainsi à vous à cause de la campagne de plume que vous avez faite dans l’Humanité contre le système pénitentiaire tel qu’il est appliqué en France. Vous en avez exposé sans faiblesse toute la cruauté, toute l’infamie. Vous l’avez fait en homme de cœur. Vous avez dénoncé en termes virulents, et en vous appuyant sur des documents irréfutables, l’esprit tortionnaire dont sont animés les chefs du personnel pénitentiaire. Vous avez montré quelle lamentable épave devient l’homme qui a le malheur de tomber sous la coupe de ceux qui exercent le triste métier de maintenir leurs semblables en prison. Vous n’avez pas exagéré. Derrière les murs qui enceignent les lieux de détention, il se perpètre d’ignobles forfaits ; d’innommables brutalités sont commises sur des êtres humains qui ne peuvent se défendre, que leur situation rend incapables de regimber, de se rebeller, voire de protester. T’avoue que j’aurais voulu ne pas vous voir vous arrêter en si beau chemin, mais compléter votre campagne de plume par une campagne de réunions. Qui donc, à part exceptions, sait que le régime pénitentiaire est une honte et une lâcheté ?

Soit dit en passant, j’aurais bien voulu que vous interveniez énergiquement dans le cas de Jeanne Morand, qui fut le vôtre. A votre place, je ne voudrais pas qu’on pût penser que ce qui lui est refusé me fût accordé parce qu’on entendait, en haut lieu, donner ainsi au gouvernement russe un gage de bonne volonté. Il semble insolite qu’on vous ait libéré pour vous rendre auprès de votre mère mourante et qu’on ne concède pas la j même faveur à Jeanne Morand. M’est avis que votre intervention s’imposait. Mais il ne m’appartient pas de juger qui que ce soit et je n’émets là qu’une simple opinion.

Mais venons à l’objet de ma lettre : il parait que les prisons de l’Etat prolétarien ne le cèdent en rien sous le rapport du régime aux prisons des Etats bourgeois. On y retrouve — et en pire — l’abominable arbitraire qui fait du régime pénitentiaire français, par exemple, une incarnation de l’inhumanité. Je viens de lire des mémoires où il était question du vil traitement infligé par les valets du tsariste aux prisonniers politiques : il semble que les servants du bolchevisme ne fassent pas mieux, au contraire. On ne comprend pas que des nommes qui ont souffert des méthodes répressives de l’ancien régime, infligent ou laissent infliger des souffrances semblables à celles qu’ils ont connues, à d’autres hommes dont le tort est de penser autrement qu’eux.

Je n’ignore pas que .’existence de l’Etat implique la loi et son corollaire : la sanction à l’infraction légale. L’Etat est toujours l’Etat : il décrète, il édicte, il ordonne : il ne discute pas, il n’admet pas de contradiction. Qui dit Etat dit policiers, juges. bourreaux, geôliers, prisons, tribunaux, échafauds. Il faut plier ou vous êtes mis hors d’état de protester. Rien d’étonnant donc à ce que — à l’instauré des autres Etats — l’Etat prolétarien possède une administration et entretienne des fonctionnaires pénitentiaires. Ce qui stupéfie, c’est que le régime pénitentiaire de l’Etat, prolétarien soit susceptible des mêmes reproches, des mêmes critiques que les régimes pénitentiaires bourgeois. L’Etat prolétarien émet la prétention d’être une sorte d’Etat-modèle, de précéder de très loin les autres Etats dans la voie de ce qu’on dénomme « vraie civilisation ». Comment concevoir que les chefs de la république soi-disant soviétique accompagnent la privation de la liberté — ce châtiment suprême — d’aggravations, de punitions mesquines ou cruelles, de tortures morales, de brutalités physiques indignes d’une organisation sociale qui se pose en exemple aux autres. Du fait qu’il est privé de sa liberté, qu’il ne peut plus se débattre contre les circonstances qui lui sont imposées, du fait qu’il est impuissant, la personne de l’emmuré est » sacrée ». si l’on me permet ce mot. Que cette vérité élémentaire soit méconnue par les gouvernants de Moscou, c’est une tache ineffaçable à leur écusson.

Vous êtes membre du Parti communiste. Après ce que vous avez écrit sur les infamies du régime pénitentiaire de l’Etat bourgeois, vous ne sauriez cependant — sans inconséquence, sans illogisme — demeurer muet en présence des ignominies qui souillent le régime pénitentiaire de l’Etat prolétarien. C’est pourquoi ;e vous espère au meeting de la salle des Sociétés savantes pour stigmatiser et dénoncer à l’opinion publique” la barbarie de l’administration pénitentiaire soviétique.

E. ARMAND.

  • E. Armand, “Lettre ouverte à André Marty,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 78 (4 Mars 1924): 1.

x

  • E. Armand, “Le 65e anniversaire de Havelock Ellis,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 92 (18 Mars 1924): 1-2.

POINTS de REPERE par E. ARMAND

Se récréer

Il n’importe pas à la dignité de la personne humaine qu’on soit constamment grave, morose, renfermé ; la gravité et la froideur, quand elles sont artificielles et affectées, ont une tendance pour ainsi dire inéluctable à détruire ou à fausser les manifestations récréatives, de quelque nature qu’elles soient. Ce qui me parait inséparable de la dignité individuelle, par contre, c’est qu on a remplisse avec conviction, en y mettant tout « le sien » dont on est capable — comme un chef-d’œuvre si l’on veut — les démonstrations gaies, joyeuses, plaisantes, auxquelles on est poussé par son tempérament ou impulsé oar certaines émotions dont l’origine est extérieure à soi. Ce qui est indigne d’un individu, ce n’est pas tant de s’abstenir des plaisirs, quand sa nature l’y convie, que de les pratiquer comme s’il s’agissait d’un « service commandé ». J’ai rencontré des hommes qui se livraient au plaisir avec un je ne sais quoi de contraint ou de réservé qui en souillait tout le charme, si je puis m’exprimer ainsi. J’ai pitié de tels êtres et ce qu’ils appellent des « parties de plaisir » ressemble à s’y méprendre à des « corvées ». J’aime, je voudrais qu’on s’amuse, qu’on se divertisse avec enthousiasme, avec passion et non pas qu’on paraisse s’amuser ou se divertir avec une arrière-pensée, une restriction mentale. Quand j’écris qu’il faut prendre « la vie au sérieux », cela inclut les loisirs ou les récréations qu’elle nous laisse ou que nous lui arrachons.

Emotion “noble” ou émotion “ignoble”

Il y a des gens qui voudraient que nous lassions ce qu’ils appellent « un départ » entre ce qu’ils dénomment l’émotion « noble » et l’émotion « ignoble ». Je ne comprends pas ce que cela veut dire. Je ne connais que l’émotion tout court et je crois que tout ce qui vibre dans la nature me ressemble. L’émotion que produit, la nuit, une feuille d’arbre que le vent traîne sur la route. L’émotion qui s’empare d’un petit garçon au moment où, pour la première fois, il s’apprête à ouvrir le buffet où se trouve enfermé le pot de confitures qu’il convoite. L’émoi que procure le geste d’une jeune mère tendant le sein gonflé de lait à son enfant affamé. Où voulez-vous que je discerne le noble et le trouble dans res trois aspects de l’émotion ?

Inconséquence

Sosthène a le bonheur de cohabiter avec une femme très intelligente et d’esprit « très large ». Un jour qu’il se promenait avec elle et une amie qui ne pouvait être qu’une passante dans sa vie. quelle ne fut pas sa stupéfaction d’entendre sa compagne habituelle se plaindre qu’il accordais « plus d’attention » à cette amie d’un soir « qu’à elle », avec laquelle il réside les cinq ou six dixièmes de son temps.

La nature prenant conscience d’elle-même

On a dit que l’homme était la nature « prenant conscience d’elle-même ». Au point de vue humain, si l’on veut, et rien qu’au point de vue humain. A la vérité, dans chaque organisme vivant, la nature prend conscience d’elle-même, mais à des degrés différents, plus ou moins distinctement. avec une vision qui varie selon la vivacité d^ compréhension de l’organisme dont s’agit. Tl est clair que la nature prend davantage conscience d’elle-même en l’être humain, spécialement dons les types humains supérieurs, mais elle ne prend dans aucun vôtre humain pleinement conscience d’elle-même. Elle ne pourrait le faire qu’eu un être qui l’aurait déchiffrée entièrement, donc assimilée. Et quel être humain y est parvenu jusqu’ici ?

Si l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même, c’est-à-dire la nature se rendant (compte qu’elle est. s’interrogeant sur ce qu’elle est. sur sa raison d’être, sur ses possibilités d’évolution, sur son passé, sur son présent, sur son devenir et sur tant d’autres problèmes, on peut dire que l’individu est le troupeau humain prenant conscience de lui-même, c’est-à-dire se demandant ce qu’il fait sur la terre, se posant de multiples questions sur son origine et la façon la meilleure de consommer sa vie, s’analysant, formulant des aspirations définies et calculant la somme d’efforts nécessaires on utiles pour en conquérir la réalisation.

L’erreur naturaliste

La grande erreur des naturalistes, c’est d’avoir présenté la nature comme immorale, grossière, cruelle, impitoyable. En réalité, elle n’est rien de tout cela. La nature est amorale. Elle existe en toute ignorance de bien et de mal. Elle est naturelle, et c’est tout dire. Un tigre n’est pas cruel, il agit conformément à sa nature de tigre. Un chien n’est pas immoral, il se conforme à sa nature de chien. Un pigeon n’est pas vertueux, il se conduit selon sa nature de pigeon, et ainsi de suite. Il est vrai que si les naturalistes avaient « naturalisé » — c’est-à-dire « amoralisé » — leurs héros, le public ne les aurait pas compris. Pour se faire comprendre, ils ont dû envisager la nature à travers le périls de la moralité conventionnelle. Plus donc leurs types se rapprochaient soi-disant de la nature ou plus la soi-disant nature se jouait librement en eux. plus ils se montraient foncièrement grossiers, impitoyables, ignobles, etc… A dire vrai, c’est alors qu’ils s’éloignaient davantage du naturel… Mais il fallait bien sa fripier an préjugé populaire, qui veut que le naturel soit inférieur à l’artificiel.

L’ennemi du peuple

Quel que soit le milieu ou l’agglomération — usine, caserne, prison, chantier, maison d’éducation, association quelconque — la foule ne supporte, n’admet pas l’homme qui se situe à part, en dehors d’elle-même et surtout quand c’est pour réfléchir, pour méditer, pour se replier sur lui-même. Elle met à l’index l’original qui ne bavarde pas, qui ne se mêle pas, comme les autres, aux mille petites intrigues qui occupent les loisirs des civilisés. Celui qui fuit le bruit et les canotages de son entourage a beau ne pas porter préjudice à autrui ; il est non seulement mal vu, considéré comme faux ou sournois, mais encore il sent se développer autour de lui tout un tissu d’animosités et de gestes hostiles. On lui en veut, on ne lui pardonne point d’être un solitaire, de se « singulariser ». Petit ou grand, le peuple le considère comme son ennemi. Et cette inimitié qu’il suscite est due tout simplement au fait que son environnement sent très bien qu’il lui échappe, qu’il se soustrait à son influence, à son pouvoir. La foule — petite ou grande — sent comme tin reproche, corrige un blême dans cette existence qui évolué en toute autonomes éloignée du brouhaha, des mesquineries qui l’agitent. La foule accueille volontiers un chef, un dompteur, un dictateur-démagogue, homme à poigne, homme de décision. S’il réussit à s’implanter, à se hisser sur le pavois, elle bat des mains : elle le suit, docile : mais elle ne ressent que haine ou n’entend que raillerie à l’égard de l’individu qui, lui, ne veut cependant exercer aucune sorte de domination sur elle… Le plus curieux est que ce même sentiment sature bon nombre de groupements prétendus avancés où qui se disent d’avant-garde, et qui font grise mine à quiconque dés leurs s’écarte de la mentalité moyenne ou courante chez les composants de leur milieu.

Vicieux “naturels” et “artificiels”

Il y a des gens « vicieux » par tempérament et d’autres qui le sont artificiellement, à fleur de peau. Ces derniers se reconnaissent à ce qu’ils éprouvent le sentiment qu’ils font mal chaque fois qu’ils accomplissent un de ces gestes que les préjugés qualifient d’antivertueux. Us sentent alors un besoin irrésistible de se justifier et les voilà, pour ce faire, qui entassent citations, auteurs, philosophies, méthodes scientifiques. Il y a toujours en eux de l’ange déchu, qui regrette la place qu’il occupait dans la ciel. Le « vicieux » pour de vrai, le « vicieux » au naturel ignore cette casuistique, ces combats centra la chair, ces rappels de paradis perdu. Il est allègrement, sainement vicieux. Il l’est de bon cœur, sans arrière-pensée de narguer les vertueux. Il ne se réclame d’aucune doctrine, il ne s’appuie sur Aucun texte, il n’a jamais été chassé d’aucun Eden… Il est vicieux de bonne humeur.

Pitié amoureuse ?

Sophronie est la franchise ou la charité même — comme on voudra. « Si mon compagnon savait, — dit-elle — que j’ai des amants, il en éprouverait force peine. Or, je l’aime et ce que je considère comme une faiblesse chez lui est compensé par tant d’autres qualités que c’est comme une goutte d’eau dans un vase. Voici ce que je ferai : je prendrai mes précautions oui qu’il ignoré mes expériences amoureuses extérieures et, du cette façon, je ne gâterai I pas mon plaisir en sachant qu’il en souffre. »

Se répéter

Il arrive qu’on se répète ou qu’on éprouve le besoin de su répéter, parce qu’on a le sentiment très net de n’avoir pas épuisé un sujet, de ne l’avoir pas présenté avec toute la clarté possible, de ne l’avoir pas développé intégralement, il est fréquent que des mois et des années même se passent avant qu’on y revienne. On sait bien qu’on ne l’a pus traité la première fois d’une façon qui satisfasse ; on a dû, faute de mieux, se contenter d’une exposition incomplète… Puis des circonstances sont survenues qui vous ont contraint à laisser la question de côté. Cependant, dans les tirons profonds de la mémoire, subsiste l’idée qu’il faudra quelque jour reprendre le sujet et le traiter plus à fond. Un débat, une lecture, une conversation suffisent au réveil, au rappel de cette idée. Elle prime tout labeur auquel on su consacre pour le moment et on n’a de cesse avant qu’on ait approfondi la question, du façon à être satisfait. Un peut ainsi revenir dix fois sur une thèse avant d’en avoir tiré tout le développement qu’elle est susceptible de fournir.

“Égoïsme” ou “Altruisme”

Il est curieux — j’allais dire comique — de constater quelle peine se donnent les « idéalistes » pour opposer sans cesse — et sous de nouvelles formes à mesure que les anciennes deviennent caduques — « l’altruisme » à « l’égoïsme », ce qu’ils dénomment le « dévouement » à ce qu’ils appellent « l’intérêt ». Comme si l’égoïsme n’était pas la réaction la plus évidente d’un tempérament individuel, « généreux, libéral, prodigue de soi », sur des forces qui lui sont contraires. Je vous défie de trouver un altruiste pour de vrai — j’entends qui le soit de bonne volonté — qui ne ressente du plaisir, de la satisfaction, de la volupté, donc de l’intérêt, à se dépenser, à se sacrifier. Or, quelle est la fin de l’égoïsme, sinon la gratification de soi ?

E. Armand.

  • E. Armand, “Points de repère,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 100 (26 Mars 1924): 1-2.

x

  • E. Armand, “Le chapitre des concessions,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 109 (4 Avril 1924): 1.

Le “Ku Klux Klan” et les Associations secrètes aux Etats-Unis

Les journaux uni public, il y a quelques jours, une dépêche émanant d une ville de la Pensvlvanie annonçant qu’une bagarre s’était produite entre les habitants de cette localité et les membres du « Ku Klux Klan », qui s y étaient rendus pour célébrer une de ces manifestations ou fêtes annuelles dont ils sont coutumiers. A la suite de cette bagarre, il y a eu des tués et des blessés — car les « Klansmen » n’ont pas hésité à taire usage de leurs revolvers.

On sait vaguement, en Europe, que le « Ku Klux Klan » est une sorte d’association secrète à tendance nationaliste outrée et aux procédés fascistes et théâtraux : expéditions « punitives » en robes blanches et en cagoules, dont le but est, en général, d’enduire de goudron et de rouler dans la plume les malheureux qui se sont attiré la haine du « Klan », parfois les fouetter ou les marquer au fer rouge d’un K. Il arrive que ces expéditions ont des conséquences plus tragiques : l’incendie, le massacre, l’assassinat, si on refuse de se laisser expulser de telle localité, de tel « comté », de tel Etat où le « Klan » ne veut pas vous voir résider.

Tout cela, on le sait vaguement. Ce qu’on ignore, c’est la puissance réelle de cette organisation hiérarchiquement disciplinée qui compte près de 2 millions de membres et exerce une domination terroriste dans certains Etats de la « République étoilée », tels que le Texas et l’Oklohama. Le « Klan » est ores puissant encore dans le Kansas, le Missouri, l’Illinois, l’Ohio, une bonne partie de la Pensylvanie. Il a déterminé une-élection d’Etat dans l’Obregon. Il se présente comme un facteur politique extrêmement important dans la prochaine élection présidentielle. Il est redouté à un tel point, que le New York World du 11 juin 1922 a pu dire que sur cent mille attentats commis par les hommes du « Ku Klux Klan », aucun n’avait été puni publiquement.

Le mot d’ordre du « Ku Klux Klan » c’est : cent pour cent d’américanisme. Comme l’a déclaré son « Sorcier impérial » actuel, le Dr Evans, le juif, le nègre, le catholique romain ne sont pas assimilables à la vie nationale américaine. A fortiori, l’élément étranger, l’agitateur venu d’outre-Atlantique, le promoteur de grèves non-américain, le « rouge » natif ou non des Etats-Unis. Toute cette catégorie d’habitants des Etats-Unis — et ceux qui les appuient — sont l’objet de la persécution, de la haine, — tout au moins de la suspicion ou de la surveillance des « Ku klux klanistes ». Ils ne trouvent jamais assez sévères, jamais assez draconiennes les mesures prises pour restreindre l’immigration, ou les droits des étrangers, ou les conditions à la naturalisation, etc…

Ils s’engagent, par des serments solennels, à obéir à leurs officiers ou dignitaires, à se conformer aux règlements et coutumes de leur Association, aux décrets et édits émanant de leur chef suprême : le « Sorcier impérial », à répondre à toute convocation. Ils s’obligent à mourir plutôt que révéler les mots de passe ou les signes de reconnaissance du « Klan ». Ils promettent de ne point se calomnier, se tromper, se frauder, se porter tort. — de faire tout leur effort pour qu’il ne subsiste pas d’animosité entre eux, etc. Dans son credo, l’homme du « Klan » déclare qu’il est un Américain-né et que ses droits dans son pays sont supérieurs à ceux des non-Américains ; il croit aussi à des rapports étroits entre le capital et le travail, à la suprématie du blanc. Les questions préparatoires à l’initiation, le seraient, le credo, sont saturés de formules et d’expressions mystiques. L’homme du « Klan » croit en Dieu, aux dogmes de la religion chrétienne. Il ne croit pas qu’une nation athée puisse prospérer. Une église qui n’est pas basée sur des principes de moralité et de justice est une moquerie à Dieu et aux hommes. Le serment d’obéissance, celui de fidélité, sont pris « en présence de Dieu, des mystérieux membres du « Klan » (qui assistent à la cérémonie) et sur leur honneur sacré ». Le « Ku Klux Klan » lui-même est un « invisible Empire », dont les simples sujets ne connaissent pas toute l’étendue.

Le « Ku Klux Klan » ne compte pas plus de huit ans d’existence. Sa fondation est du domaine de la légende. Son fondateur est un certain William Joseph Simmons, professeur d histoire dans une Université d’Atlanta (Géorgie), qui aurait médité vingt ans avant de mettre au jour son projet. Le premier « meeting » des membres du « Ku Klux Klan » eut lieu dans la nuit du 20 octobre 1915, sur une montagne non loin d’Atlanta. Les trente-quatre personnes présentes étaient vêtues de robes blanches, le visage enfoui dans une cagoule; elles étaient réunies autour d’une croix de l’eu (c’est le signe de la présence des chevaliers du « Klan ») ; elles luttaient « contre les vents cruels et l’air glacial ».

L’historien Simmons était un rêveur et un mystique.

« Le « Klan » — a-t-il écrit — est la lignée la plus sublime de l’histoire, commémorant et perpétuant la plus audacieuse organisation que les hommes aient jamais connue : son secret constitue la garde sacrée de la cause la plus sacrée qui soit au inonde : son courage est l’âme de la chevalerie, le bouclier impénétrable de la vertu, l’impulsion d’une race invaincue ; ses enseignements inculquent les principes sacrés et les nobles idéaux du plus grand ordre de chevalerie du monde et indiquent à l’initié la voie — à travers la philosophie mystique — à l’invisible Empire. » Lui-même se désignait comme l’Empereur ou le « Sorcier impérial ».

Il y avait déjà existé un « Ku Klux Klan » en 1866, — après la guerre de Sécession. — fondé par des sudistes à la recherche d’un moyen de se garantir des dangers possibles qui pourraient résulter de affranchissement’ des noir?: A la réunion de fondation, ceux qui avaient lancé le projet proposèrent le nom de « Kukloi Klan », du grec kyklos (cercle), mais quelqu’un d’illettré qui se trouvait là, lança, on ne sait trop pourquoi, le nom de « Ku Klux » ; un autre assistant lit alors remarquer que ce ternie rappellerait fort opportunément le clan de Cocletz, ancienne société secrète très influente du Tennessee. Le nom de « Ku Klux Klan » fut alors adopté, sans doute à cause de son onomatopéisme.

Au bout de peu de temps, on n’entendit plus parler de ce premier « Ku Klux Klan ». Simmons lui emprunta les appellations sous lesquelles il désignait ses dignitaires : sorciers, cyclones, dragons. titans, furies, faucons, etc… Originellement destinées à effrayer les noirs superstitieux, déjà très apeurés de voir circuler des cavaliers en cagoule et en robes blanches. Mais il avait besoin d’autres officiers, et il trouva pour chacun d’eux un nom commençant par KL. trait de génie, car une grande partie du succès du « Klan » est dû à ces dénominations qui sentent le mystère. Il y eut donc dans chaque loge le te Klaliff » ou vice-président, le « Klofard » ou orateur, le « Kludd » ou aumônier, le « Kligrapp » ou secrétaire, le « Kladd » ou directeur de réunion, le « Klarogo » ou gardien de l’ordre intérieur. le « Klexter » ou gardien de l’ordre extérieur, le « Klokan » ou investigateur. Ces officiers exercent leurs fonctions à des « Klonvocations » ou assemblées qui se tiennent dans des « Klaverns » et le rituel employé est emprunté à un « Kloran ». La réunion des chefs de l’Association se dénomme un « Kloncilium ».

La guerre empêcha le « Ku Klux Klan » de se développer, et il faut bien dire que Simmons était trop peu pratique pour obtenir un résultat sérieux. Vint alors un certain Edward Young Clarke, qui vit d’un coup d’œil, étant donné la vague de chauvinisme, tout le parti qu’on pouvait tirer de l’association languissante. Il conclut un arrangement avec le « Sorcier impérial », donc Simmons, qui lui octroya le titre de « Kleagles impérial » ou chef de la propagande. Dans chaque Etat il y eut un « Kleagle royal », sous la direction duquel manqueraient un certain nombre de « Kleagles » ou recruteurs ; chaque membre recruté et enrôlé versait 10 dollars comme droit d’affiliation. De ces dix dollars, le « Kleagle » ou recruteur local en gardait 4 et envoyait le reste au « Kleagle royal » ou recruteur central de l’Etat où il opérait. Ce dernier en conservait un pour lui et renvoyait les 5 autres au Trésor, c’est-à-dire à Clarke. Clarke s’octroyait deux dollars par nouveau membre et avec le reste payait tous les frais du « Ku Klux Klan », y compris le salaire du « Sorcier impérial », 1.000 dollars par mois. Au bout des seize premiers mois de son administration, il avait enregistré 85.126 membres nouveaux et empoché 170.252 dollars (deux millions trois quarts à trois bilions de nos francs). quant à Simmons, il avait vendu tous ses droits et titres moyennant un forfait de 150.000 dollars (deux millions, et demi à deux millions trois quarts au cours actuel). Le Dr Evans lui avait succédé comme « Sorcier impérial ».

Le mode de recrutement était simple : « Détestez-vous les catholiques, les juifs, les nègres, les étrangers, les anarchistes, les « rouges » quels qu’ils soient — voire vos voisins, — enrôlez-vous dans le « Klan », vous y trouverez sympathie à vos préjugés, “protection, secours en cas de besoin. »

Les Sociétés secrètes sont très nombreuses actuellement en Amérique. On est une « souris », un « cerf », un « élan », un « aigle », une « chouette », un « loriot », un « hobereau », un « bon templier », un « franc-maçon », un « forestier », un « homme des bois », un « glaneur », un « artisan », un « druide », un « B’nai B’rith », un « Homme rouge », un « prophète voile du Royaume Enchanté », un chevalier de tel ou tel ordre. Pour n’être rien de tout cela, il faut vraiment être un… « en dehors ». Et cependant, au commencement- du XIXe siècle, on comptait sur tout le territoire des Etats-Unis cinq ou six cents membres de la fameuse Société Tammany ; quelques membres de la « Phi Bêta Kappa », épars dans les Universités, 3.000 francs-maçons à pleine. Le XIXe siècle vit encore environ 600 sociétés secrètes, dont 350 survécurent. A un moment donné, ce mouvement engloba à peu près la moitié de la population masculine et, par la suite, un grand nombre de femmes. Aujourd’hui, les 65 plus importantes Associations américaines groupent 18 millions de membres et les adhérents du « Ku Klux Klan » ne figurent pas dans ce chiffre.

Beaucoup de ces Sociétés sont anticatholiques. Un grand nombre n’admettent pas de noirs parmi elles, tels sont les Francs-Maçons, les Hommes des Bois qui comptent 800.000 membres, les Chevaliers de Pythias, qui en nombrent 750.000, cela malgré l’humanitarisme dont ils se targuent. Ce qu’ils appellent fraternité, c’est la fraternité entre êtres à peau blanche, et leur « Etre suprême » est le chef extra-humain des blancs. Les « Hommes Rouges », qui atteignent presque un demi-million de membres, sont aussi nationalistes que les chevaliers du « Ku Klux Klan » ; ils ont joué un rôle analogue vers 1840-1850. L’Ordre des Artisans américains unis a aussi fait tout ce qu’il a pu pour évincer de l’administration le catholique, le juif, le noir, l’étranger ; il s’est surtout employé à la fermeture des écoles privées, à faire lire la Bible chaque matin à l’école publique, à soustraire celle-ci à toute influence qui ne serait pas nationale.

L’esprit rétrograde dont sort animées la plupart de ces Associations — et elles groupent somme toute, les plus actifs, les plus remuants, les plus ambitieux, les moins scrupuleux parmi tes Américains — explique pourquoi la grande république de l’Amérique du Nord est à l’heure actuelle l’un des plus forts Etats de la « réaction » dans le monde.

E. ARMAND.

  • E. Armand, “Le « Ku Klux Klan » et les associations secrètes aux Etats Unis,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 115 (10 Avril 1924): 1.

x

  • E. Armand, “Points de repère,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 119 (14 Avril 1924): 2.
  • E. Armand, “Aux « épargnés »,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 126 (21 Avril 1924): 2. [verse, reprint]
  • E. Armand, “A propos de « l’Amistie integrale »,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 127 (22 Avril 1924): 1.
  • E. Armand, “Points de repère,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 133 (28 Avril 1924): 1-2.

Les Sirènes

Ceux qui ont étudié la criminologie pratique savent combien est grand le pourcentage des emmures que leur amour pour une femme a menés en prison. A en croire son extrait de jugement, le condamné l’est pour vagabondage spécial, faux, vol simple ou vol qualitié, agression à main armées, meurtre, etc… Mais gagnez la confiance du détenu, du bagnard, du relégué — captez-la de maçon qu’il vous raconte son « histoire », vous ne tarderez lias longtemps à apprendre que dans un très grenu nombre de cas — j’ose hasarder dans la majorité des cas — il y a une femme à l’origine de ce qu’ils appellent « leurs malheurs ». C’est une grande erreur de s’imaginer que ceux qui languissent entre les quatre murs d’une Maison centrale ou — en attendant d’y laisser leur peau — sous le soleil de la Guyane, sont des asociaux, dans le sens où nous l’entendons, nous autres, anarchistes ; la plupart de ces outlaws sont des bourgeois manqués. La plupart du temps, c’est accidentellement — très accidentellement — qu’ils sont devenus des « illégaux ».

Un tel était un jeune et bon ouvrier ; mais, joli garçon, il a été remarqué par une jolie fille, de la classe de celles qu’on qualifie de « mœurs légères » ; elle l’a accapare, a voulu en faire « son homme » — tant et si bien qu’il en a perdu le goût du travail, goût point difficile à perdre, comme on sait. Il attend que ses quinze mois de prison soient écoulés pour s’en aller sur les bords du Maroni, en quelque camp de relégués. Car la IIIe République ne badine pas avec les souteneurs non-officiels : elle ne se montre accueillante qu’aux maquereaux titrés, aux gentlemen décavés qui « se réions » en épousant une riche héritière bourgeoise — ceux-là. su voient récompensés par un siège à la la Chambre, à moins que ce ne soit par une ambassade ; d’autres se résignent à succéder tout bonnement à leur beau-père, comme chef d’industrie ou comme rentier.

Cet autre a connu une femme à qui il fallait toilettes et bijoux. Comment faire, quand on est un modeste employé de bureau et que la femme vous tient u la peau V On joue aux courses avec de l’argent prélevé sur la caisse du patron, quand on est caissier; — on garde pour soi le montant des lacunes touchées, un jour qu’elles atteignent une somme rondelette, quand on est encaisseur ; — on lave des titres, on falsifie des chèques, quand on est employé de banque. Un commet un abus de confiance quelconque. Voilà la femme aimée parée, habillée à en faire pâlir la femme du patron estampé ou escroqué. Mais voilà aussi l’amoureux parti pour Melun, Thouars ou Cayenne.

Celui-ci a vu « rouge » un jour. L’avait-elle lait souffrir, sa « môme » ? Il est né sous une malheureuse étoile, doublement affligé qu’il est et d’un tempérament jaloux et d’une arme coquette. Il a vu rouge et il a « buté » celui qu’il croyait être son rival. Sans son avocat, qui a ému le jury en racontant les a firent s et les avanies dont le malheureux avait été abreuvé par celle qu’il adorait — à la folie, on peut bien le dire, sans son avocat, donc, il passait sous le couperet. Lt cela eût mieux valu que les « durs à perpètre » dont l’a gratifié la Cour d’assises.

Ces trois cas typiques sont bien connus de tous ceux qui ont étudié la psychologie du « criminel ». Pour ma part, je les ai rencontrés tirés à une foule de clichés. Naturellement, il y a des cas dont le processus est plus ‘ compliqué, où il faut creuser plus profondément pour découvrir « la femme ». Ils sont moins fréquents. On trouve aussi un assez grand nombre d’emprisonnés qui ont été « donnés » par leurs compagnes, qui connaissaient de leur passé un acte répréhensible et punissable, et qui ont livré ce secret à la police. C’est un fait reconnu que les femmes vendent proportionnellement beaucoup plus d’hommes à la justice que les hommes ne dénoncent de femmes. Chez beaucoup de femmes des milieux où se recrute la population des établissements pénitentiaires, il existe un plaisir, une jouissance sadique à voir ci bellement souffrir l’homme, les hommes qui les ont aimées. Je n’analyse pas le fait. Je le constate. Je ne fais pas ici œuvre scientifique, mais une chronique.

* * *

Il arrive que cette tendance à faire souffrir l’homme qui l’aime se retrouve parfois chez la femme dite « d’idées avancées ». Au cours d’une tournée de réunions effectuée il y a peu de temps, j’ai été mis au courant d’une histoire d’un autre genre, que je vais vous narrer, tandis qu’elle est encore toute chaude a ma mémoire.

Dans une ville que la Saône traverse avec la grâce nonchalante qu’on lui connaît, habite depuis treize ou quatorze ans un de mes meilleurs amis, que nous appellerons. si vous voulez, Lucien. Lucien est un camarade dans tout le sens du mot. Durant la guerre, il a refusé de marcher ; il ne s’est pas réfugié dans le maquis de l’objection de conscience dont les promoteurs, pour lancer l’idée, ont attendu qu’il n’y ait plus de danger. Il a refusé, en pleine guerre, de porter les armes. Cela lui a coûté la bagatelle de cinq années de prison qu’il a accomplies presque intégralement. Cinq années durant lesquelles il a été, non plus un homme, mais un matricule ; cinq années durant lesquelles il ne pouvait faire un pas sans être surveillé, pas même dormir, pas même satisfaire ses soins les plus intimes. Cinq années durant lesquelles ses compagnons de souffrance eux-mêmes lui tenaient rigueur de ne pas avoir des idées comme « tout le monde ». Cinq ans durant lesquels il ne put écrire ni recevoir une lettre sans passer par la censure, pas lire de livres autres que ceux — hélas ! — de la bibliothèque de l’établissement où il était détenu. Quelle souffrance pour mon ami Lucien, qui est un érudit, oui lit Shakespeare, Cervantès, Dante Alighieri dans l’original… Toutes choses ont une fin pourtant et un jour vint où mon ami vit s’ouvrir les lourdes portes de son enfer. Le voilà revenu à la vie active, un désir lui consumant l’âme : se réatteler à sa besogne de décrassai de cerveau x, de débourrée de crânes.

Quelque mois après sa réapparition au plein jour de la liberté, mon ami Lucien fit la connaissance — très accidentellement — d’une employée des postes travaillant à une vingtaine de kilomètres de la ville où il réside, et que nous apposerons Jeanne cour les besoins de la cause.

Jeanne était jolie, dans l’épanouissement de ses trente ans, gracieuse, onduleuse, souple. Non point un corps mièvre, d’une féminité douteuse, comme le veut la mode, mais un corps de femme, sain, aux formes rappelant la Venus de Milo.De beaux yeux, prenants, voluptueux, mais le regard fuyant, trop rayant quand même. Un port de déesse et de toute la personne, un air de séduction rayonnant et captivant presque malgré soi. Un parler affable et choisi. Tout cela eût laissé peut-être indifférent l’artiste qu’est en fin de compte mon ami Lucien si Jeanne n’avait pas été une intellectuelle. Lucien a beaucoup souffert du manque d amour durant les cinq années de son dur emprisonnement, Lucien est passionnément amoureux, mais il a un faible, un très grand laide pour les « intellectuelles ». J’mme donc était une intellectuelle ; elle lisait les journaux anarchistes ou les avait lus, elle avait parcouru Ibsen et étudié Ratante ; elle comprenait Stimer elle s’allie hait volontiers « stirnerienne » Des stirneriennes, cela ne sc rencontre pas à tout bout de champ. Et avec cela élégante et toujours joliment habillée.

J’ai dit que Lucien était d’un tempérament passionne, donc porté aux extrêmes. Jeanne lui plut et il l’aima tout de suite, avec fougue, éperdument. La vérité me force à aire que la jeune femme montra beaucoup plus de coquetterie qu’il n’aurait été de mise, et cela eût dû ouvrir les yeux de mon ami. Lucien qui est de bonne foi croit ce que les femmes lui disent — il voit toujours en elles des camarades. Il crut Jeanne quand elle lui écrivait qu’elle rainerait longtemps, qu’elle lu savait, qu’elle le sentait, il la crut quand elle lui promit une amitié sûre, durable, originale, qui résisterait aux épreuves. Il la crut quand elle lui écrivait, par exemple : « Hier, je me sentais aimée comme j’ai tant besoin de l’être, sans hâte, doucement, avec les simples mots qui prennent l’âme. Cela m’a été très doux, très égoïstement doux », etc. Il la crut d’autant plus que l’ayant mise au courant d’une désillusion amoureuse de jadis, dont il avait longtemps et atrocement souffert, il lui avait demandé — en camarade — de ne le point faire souffrir. « Elle se serait retirée alors, m’avouait-il l’autre jour mon ami, que cela ne m’aurait rien fait ». Elle ne se retira pas et comme le bureau de poste où elle travaille est situé sur la ligne Paris-Lyon, et que Lucien se rend assez fréquemment dans cette dernière ville, nos deux tourtereaux se remettaient de la main à la main leurs lettres au passage des trains. C’était idyllique.

* * *

L’idylle dura ce que durent les roses.. Sans que Lucien ait rien fait pour justifier ce changement d’attitude — je vous assure que mon ami est un camarade excellent dont le seul défaut est de croire « que c’est arrivé » — Jeanne se montra soudain à son égard d’une méchanceté, d’une cruauté révoltantes. Je vais en citer un ou deux exemples. Elle lui avait donné rendez-vous un certain soir chez elle et un accident voulut qu’il arrivât une heure en retard ; il trouva la porte fermée ; cela eu pleine nuit d’hiver, alors qu’il lui était impossible de rentrer chez lui autrement qu’en faisant quatre heures de bicyclette par un froid à geler sur place.

« Ce serait à recommencer — lui mandait-elle le lendemain — que je fermerais avec plaisir la porte sur votre bonheur… » La même femme qui écrivait huit jours auparavant avoir été aimée comme elle a tant besoin de l’être déclarait maintenant qu’en recevant les caresses de mon ami, elle pensait à un de ses anciens amants, particulièrement à une journée où. en pleine forêt, elle se tenait sur sa poitrine nue. Lucien pleurait en me racontant cela. Oui, cet homme qui a passé cinq ans en prison sans que faiblit son vouloir de répandre les idées qui lui sont chères pleurait en se remémorant ces lettres mauvaises qui l avaient torturé, déchiré, broyé. Et je pensais, en regardant couler ses larmes, à ces élégantes qui, à Satory, du bout de leurs ombrelles, fouillaient les plaies des vaincus de la Commune.

Je passe volontiers pour l’un des défenseurs les plus acharnés qui soient de la thèse anarchiste de la liberté sexuelle. Il n’y a point d’inconséquence en mon attitude. Amour libre et liberté sexuelle, comme on voudra, tant qu’on voudra. Expérimentation de tous les aspects, de toutes les faces de la vie sexuelle, de la jouissance amoureuse, mais cela en bonne camaraderie. Non point pour se faire souffrir, non point pour se délecter sadiquement en la contemplation de la douleur qu’éprouve celui ou celle à qui on a permis de s’attacher à soi par des promesses ou par des réalisations. Le contrat d’ordre sentimental, si je puis m’exprimer ainsi, évolue sur un plan d’une extrême délicatesse. Sa rupture ne saurait se produire à la légère ou dans l’intention de blesser l’un quelconque des cocontractants. C’est en camarades qu’il convient de mener à sa fin l’expérience amoureuse, — quand fin il y a, — en camarades disposés à la recommencer le lendemain si l’occasion se présente. Entre anarchistes, une expérience n’est jamais définitivement terminée. Le mot jamais, en effet, implique autorité, chose jugée, ce qui n’est point libertaire.

Bref, j’ai pris parti pour mon ami Lucien, qui est un sensible et qui ne mérite point qu’une femme « se paye sa tête ». Il a trop souffert par les bourgeois pour que j’admette un- instant qu’une petite-bourgeoise élargisse sa plaie, encore toute vive. Ce dont il a besoin, après avoir payé de sa personne, c’est qu’on lui rende la vie plus douce. non point plus amère. Que la fille qui fait métier de faire souffrir les hommes aille frapper à une autre porte : il ne manque pas de u viveurs » auxquels elle peut s’adresser.

* * *

Je viens d’écrire le terme « petite bourgeoise ». Voyant dans quel état cette aventure lamentable avait jeté mon ami Lucien, je me suis livré à une enquête. Je n’ai pas été long à découvrir le pot aux roses. Anarchiste, Jeanne ? Fille de petits commerçants, de cette classe que Tailhade ou Zo d’Ax — je ne sais plus lequel — a stigmatisée de « racaille sociale ». Les petits boutiquiers dont nous retrouvons les fils parmi les officiers subalternes qui forment la majorité dans les conseils de guerre qui condamnent les Jeanne Morand, les Cottin, les Gaston Rolland, combien des nôtres ? Les petits boutiquiers, profiteurs patentés qui vous estampent sur le poids, le volume, la qualité, la quantité de ce qu’ils vous débitent ; qui vous comptent cent sous, dix francs, vingt francs, ce qui leur passe par la tête, pour une réparation de montre ou de vélo ; qui feraient envoyer au bagne un pauvre hère qui aurait essayé de leur passer un billet de banque d’un demi-louis ! Jeanne — cela va sans dire — est restée au mieux avec les siens. Anarchiste ? Mais elle s’est tourmentée 8 jours parce qu’une nuit où elle avait reçu Lucien chez elle, son voisin du bâtiment en face lui a posé une question captieuse : Que diront sa mère, ses collègues, la receveuse ? Stirnerienne ? Pure fantaisie.

Elle a effleuré Stirner en passant, comme elle lait de tout ce que touche son intelligence, mais sans en saisir la portée générale; le fond de ses lectures, les écrivains qui font ses délices, ce sent les Bourget, les Prévost, les René Bazin, les Gyp et tutti quanti. Capable d’amour ? Mon ami n’est pas le seul à avoir été victime de sa coquetterie malfaisante : tel employé de l’Enregistrement, pour la fuir, a volé jusqu’au Maroc; elle est d’ailleurs assez éclectique dans ses choix : chefs de gare, officiers, éleveurs, instituteurs, pourvu quelle elle séduise, qu’elle conquière, qu’elle fasse souffrir. Le plus curieux c’est que dans le bourg où elle réside elle ne passe pas pour amour vibrisse, mais pour entretenue, ses toilettes excédant les appointements qu’on lui suppose. Jeanne a voulu ajouter Lucien à la liste de ses caprices, simplement parce qu’elle avait envie de goûter de l’anarchiste, comme d’autres coquettes ressentent l’envie de goûter du curé ou du militaire, pour en jouer, pour s’amuser un peu de temps. Mon ami s’y est laissé prendre, et j’ai essayé de le guérir en lui exposant le plus gentiment possible Joui ce que mon enquête m’avait révélé.

Que je voudrais que Lucien soit guéri ! Il ne. peut se faire à l’idée au une petite bourgeoise de la trempe de Jeanne se soit f…ichue de lui. Il m’a écrit hier qu’il la méprisait. J’espère que c’est vrai, et elle n’a pas volé une bonne leçon je vous assure, car je connais l’affaire à fond. Et si je vous l ai racontée, c’est parce qu’elle comporte un enseignement pour mes lecteurs des deux sexes dont je ne doute pas qu’ils fassent leur pro…

E. Armand.

  • E. Armand, “Les sirènes,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 140 (6 Mai 1924): 2.

  • E. Armand, “Points de repère,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 146 (12 Mai 1924): 1-2.

L’âge des dinosauriens

On a découvert récemment dans le nouveau monde des restes de monstrueux dinosauriens mesurant 45 mètres de hauteur et se tenant debout sur leurs pattes de derrière. Cette découverte a donné lieu à toute sorte d’hypothèses relatives à « un monde peuplé de géants ». C’est une question qui revient de temps en temps sur l’eau, mais on conçoit qu’elle redevienne d’actualité si l’on songe que les dinosauriens les plus gigantesques, connus jusqu’à une époque très récente, ne dépassaient pas 25 mètres de haut. La tradition veut que les siècles préhistoriques aient vu des humains géante fouler le sol de la planète. On sait que la mythologie grecque raconte les combats des Titans avec les Dieux. Bien qu’ils entassassent Ossa sur Pelion et Pelion sur l’Olympe, ils furent vaincus. La Bible parle de « fils de géants » à l’époque du roi David et toutes les légendes orientales racontent que la terre fut d’abord peuplée de géantes. La question n’est pas encore résolue complètement, s’il s’agit d’une fable proprement dite ou si le souvenir ne subsistait pas de races primitives de très haute stature. Le fait que les gisements géologiques ne renferment aucune trace de représentante de ces « races » ne prouve pas grand’choc. On peut admettre comme à peu près démontré que l’homme — ou l’espèce qui lui en donné naissance — date de l’ « éocène », c’est-à-dire a apparu il y a environ huit millions d’années. Or, on peut considérer comme insignifiant ce qui a été découvert en fait de vestiges humains. Et ces humains de stature très élevée pouvaient avoir habité des continents engloutis.

Pour en revenir aux dinosaures dont s’agit et qui parcouraient la terre il y a de quinze à vingt millions d’années, un drame météorologique se joua sur la planète, qui eut pour résultat un refroidissement inattendu de la température. Ces géants de la faune d’alors se mirent à dévorer des dinosaures de plus petite taille, qui eux, étaient herbivores. Bientôt, il n’y eut plus de végétaux quelconques pour nourrir ces derniers. Dinosauriens petits et grands moururent de froid et d’inanition. On les a retrouvés par troupeaux de plusieurs centaines d’individus, les uns et les autres, agglomérés, pressés. Malgré qu’ils se tinssent debout, leur intelligence n’était pas assez développée pour qu’ils pussent découvrir une alimentation destinée à remplacer celle qui leur manquait et à faire du feu.

Le représentant unique de ces dinosaures vit en Australie : il mesure tout juste vingt-cinq centimètres de long. C’est un petit lézard qui se tient debout sur ces pattes de derrière, à l’instauré de ses grands ancêtres.

Un grand saurien plus intelligent fut sans contredit l’iguanodon. Non seulement l’iguanodon se tenait debout, mais son pouce s’opposait aux quatre autres doigte de la main. Sa main donc était embatte à la nôtre, c’est-à-dire qu’il pouvait tenir un outil, le manier, s’en servir.

Malheureusement, l’iguanodon ne mesurait que sept mètres de hauteur et il avait pour ennemi implacable sinon le crocodile, mais un grand animal qui ressemblait fort au crocodile actuel. Pour parvenir à s’en défaire, force lui était de renverser son adversaire sur le dos et, sans lui laisser le temps de se ressaisir, de lui ouvrir le ventre. Pensez à cet ongle de trente centimètres fouillant les entrailles du monstrueux lézard ? De quels combats corps à corps durent être témoins ces âges reculés ?

Puis l’iguanodon était « végétarien » ; son pouce, son terrible pouce, lui servait à labourer la terre, à la recherche des racines dont il faisait sa nourriture : Tant et si bien que le pouce devint rigide.

Qu’aurait été une civilisation où les iguanodons ou quelques autres monstres de cette taille eussent joué le principal rôle ? Il va sans dire qu’ils se fussent servis, à leurs fins, de l’intelligence de l’homme ou plutôt du sous-homme de ces temps-là, comme nous le faisons pour le chien ou pour le cheval. Quelle eût été leur conception de la vie sociale ? Quels couteaux de silex, quelles flèches en os, quelles haches en bronze eussent-ils fabriqués ? Quelles demeures auraient-ils bâties? Quel eût été leur art ? Y aurait-on eu chez eux une mode féminine. Auraient-ils entrevu un idéal quelconque. individuel, social, religieux ? Les dentistes auraient sûrement prospéré chez eux, leur mâchoire contenant 180 dents : les coiffeurs et perruquiers auraient été réservés pour les bon mes ou demi-hommes qui auraient joué on ne sait quel rôle. Dans le Voyage au Centre de la Terre, Jules Verne fait entrevoir aux héros de son roman un géant gardant un troupeau de mammouths…

Mais tout cela est un rêve… Simplement parce que l’iguanodon avait pour ennemi le crocodile et parce qu’au lieu de se nourrir de feuilles d’arbres, il mangeait des racines. L’homme l’a donc échappé belle. Au lieu de servir des géants, plus ou moins saurions, il est l’esclave d’accapareurs et de monopoleurs de même espèce et de même taille que lui, humains, très humains même. Voilà qui est consolant au moins.

E. ARMAND.

The Age of Dinosaurs

They have recently discovered in the new world the remains of monstrous dinosaurs measuring 45 meters in height, if standing upright on their hind legs. This discovery has given rise to all sort of hypotheses relating to “a world populated by giants.” It is a question that surfaces from time to time, but we can understand how topical it has become again if we think that, until very recently, the most gigantic dinosaurs known did not surpass 25 meters in height. Tradition has it that prehistorical centuries saw giant humans tread the soil of the planet. We know that Greek mythology tells of the battles of the Titans with the Gods. Although they piled Ossa on Pelion and Pelion on Olympus, they were defeated. The Bible speaks of “sons of giants” in the era of King David and all the oriental legends recount that the earth was first inhabited by giants. The question is still not entirely resolved whether it is a question of a fable, strictly speaking, or if the memory persists of primitive races of very great stature. The fact that the geological deposits contain no trace representing these “races” comes as no great shock. We can accept as nearly proven that humans — or the species that gave birth to them — date from the Eocene, that they appeared about eight million years ago. Now, we can consider everything that has in fact been found in the way of human vestiges as insignificant. And these humans of very elevated stature could have inhabited continents swallowed up by the seas.

Returning to the dinosaurs in question, which roamed the earth fifteen to twenty million years ago, a meteorological drama unfolded on the planet, which resulted in an unexpected cooling of the temperature. These giants of the fauna then began to devour the dinosaurs of a smaller size, which were herbivores. Soon there were no plants of any kind to feed them. Dinosaurs, both large and small, died of cold and starvation. They were found in herds of several hundred individuals, all of them clustered, pressed together. Although they stood upright, their intelligence was not sufficiently developed for them to discover a diet to replace the one they lacked and to make fire.

The only representative of these dinosaurs lives in Australia. It measures just twenty-five centimeters in length. It is a little lizard that stands upright on its back legs, after the manner of its great ancestors.

A larger, more intelligent saurian was undoubtedly the iguanodon. Not only did the iguanodon stand upright, but its thumb was opposed to the four digits of its hand. So its hand, like ours, could encircle, hold, handle and use a tool.

Unfortunately, the iguanodon only measured seven meters in height and had for an implacable enemy, if not the crocodile, a large animal that strongly resembled the modern crocodile. In order to defeat it, the iguanadon had to force its adversary onto its back and, without allowing it the time to recover, rip open its belly. Imagine that thirty-centimeter claw rummaging about in the entrails of the monstrous lizard. What close combats must have been witnessed by these remote ages!

But the iguanodon was “vegetarian.” Its thumb, its terrible thumb, served it to work the earth, seeking the roots on which it fed—to such an extent that the thumb became rigid.

What would a civilization have been like where the iguanodons or some other monsters of their size had played the principal role? It goes without saying that they would have made use, for their own purposes, of the intelligence of the humans or rather the sub-humans of those times, as we have done with the dog or the horse. What would have been their conception of social life? What flint knives, what bone arrows, what bronze axes would they have made? What homes would they have built? What would their art have been like? Would there have been feminine fashion among them? Would they have glimpsed any individual, social or religious ideal? The dentists would certainly have prospered among them, their jaws containing 180 teeth. The hairdressers and wig-makers would have been reserved for the men or half-men, who would have played who knows what role. In the Journey to the Center of the Earth, Jules Verne gives the heros of his novel a glimpse of a giant guarding a herd of mammoths…

But all of that is a dream… Simply because the iguanodon had the crocodile for an enemy and because, instead of eating the leaves of trees, it ate roots. So man has escaped. Instead of serving more or less saurian giants, he is a slave of hoarders and monopolists of the same species and stature as himself—humans, and very human. That is a consolation at least.

E. ARMAND.

  • E. Armand, “L’âge des dinosauriens,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 156 (22 Mai 1924): 1.

  • E. Armand, “Points de repère,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 160 (26 Mai 1924): 2.

x

  • E. Armand, “Vengeance ou « réciprocité »,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 171 (6 Juin 1924): 1.
  • E. Armand, “Points de repère,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 180 (15 Juin 1924): 1-2.
  • E. Armand, “Dupes ou complices,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 189 (24 Juin 1924): 1.
  • E. Armand, “Points de repère,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 200 (5 Juillet 1924): 2.

Je ne suis pas blasé

Une heure du matin. Depuis longtemps déjà, j’entends chanter un rossignol. Avez-vous jamais entendu s’élever dans la nuit la chant du rossignol amoureux ? Je ne saurais dénombrer combien de fois jusqu’ici je l’ai perçue, cette mélodie, mais chaque fois qu’elle résonne à mes oreilles, elle me pénètre jusqu’à l’âme, elle « me remue ». Cette fois-ci encore, je n’y puis tenir. Tout le monde dort dans la maison, j’entends leur respiration légère me rappeler leur existence. Oh ! le chant du rossignol pendant une nuit d’été ! Je n’y puis tenir : il faut que ne m’approche de la croisée, il faut que je me sente plus près de l’artiste invisible.

Me voici appuyé sur la barre de la fenêtre. Et tandis que les trilles s’échappent de la gorge de l’oiselet chanteur, la journée chaude et ensoleillée, me revient en souvenir. Les faits, les petits incidents, les détails qui l’ont marquée défilent comme un panorama dans les profondeurs de mon cerveau. Journée comme toutes les autres ? pour moi aucun jour ne ressemble à un autre. Un jour peut être plus terne ou plus gai que celui qui l’a procédé, aucune journée ne s’écoule pour moi indifférente ou vide : j’y trouve toujours quelque chose à glaner.

Récapitulons, si vous le voulez bien. Je suis parti à bicyclette d’assez bonne heure. De chaque côté de de ma route des champs de blé. La moisson approche. Les épis sont pleins de promesses. Ils se dressent là en files serrées. Ils symbolisent le résultat de l’effort. Ce n’était pas en vain qu’aux jours sans soleil, le laboureur épandait les semences dans les sillons ; que les sabots alourdi par la boue, il avait peine à cheminer dans l’argile pâteuse. Combien y a-t-il de miches de pain, de pains de quatre livres dans ces champs d’épis dont la brise courte légèrement la cime ? Il me semble apercevoir les yeux brillants de convoitise de myriades de petits enfants auxquels leur mères préparent un tartine de confiture au de beurre, ou de graisse. Ces épisse ne sont pas seulement un symbole d’espérance, ils emmagasinent de la joie, des appétits rassasiés, satisfaits, assouvis.

Comme il y a de la joie dans ces fleurs qui s’élèvent un peu partout, le long des champs, dans les fosses, sur le bord de la route. Depuis que j’ai pris conscience des choses qui sont autour de moi, j’aime les fleurs. Jamais une fleur ne me laisse insensible. J’avoue que je ne sais pas exactement comment on appelle toutes celles qui se rencontrent sur mon chemin et en voici qui exhalent une odeur suave, dont j’ignore l’état civil botanique. Mais n’est-ce pas que c’est joli et que ce plait aux yeux, ces couleurs, ces vives nuances qui tranchent sur le vert un peu monotone du gazon qui tapisse les côtés de la voie que je suis ? J’aime des fleurs qui se présentent nature, Sand ordre, là où il a pris fantaisie au vent de jeter les graines dont elles sortent. Je les préfère aux fleurs officielles, les fleurs des parterres, des serres, des plates-bandes, bien entretenues, bien soignées, bien fumées. Petites fleurs bohèmes, vous n’avez pour vous stimuler que la pluie qui tombe des nuages et des caresses du soleil. Vous êtes des anarchistes dans votre genre. Je parlais tout à l’heure du vert monotone des banquettes et des tatus, mais il n’y a pas qu’une seule espèce de vert dans la foret, dont la masse se profile là-bas ; pas très loin, un peu en hauteur.

Dans la foret, il y a toutes sortes de variétés de vert : du vert très clair et très léger, qui respire la la gaité et l’insouciance, au vent profond et sombre, qui engendre la méditation et la mélancolie. Je ne suis pénétrer dans une foret, m’enfoncer dans un sentier forestier, sans me sentir appelé à descendre au fond de moi-même, à faire mon émane de conscience, pour ainsi dire. Il n’est pas toujours satisfaisant, cet examen, comme vous devez bien le supposer. La forte, le coeur de la foret, bannit le superficiel de la pensée. Sous les grands arbres, sous ces ombrages que les rayons du soleil, même plein midi, n’arrivent souvent pas à percer, la vie vous apparaît dans ce qu’elle a de plus sérieux, vos réflexions ont une allure du rêve intérieur, les influences de l’opinion d’autrui ont moins de prise sur vous, les conventions aussi : on se sent plus près des origines; on comprend les cultes mystérieux et les religions d’épouvante.

Tout en songeant à la forêt, là-bas, presque proche, je n’avais pas pris garde au petit bois que ma route coupe en deux. Devant ma machine, les lapins étaient par dizaines, — que dis-je ? — par centaines. Est-il possible qu’il y ait par le monde autant de représentants de la gent cuniculaire ? Chaque année, à la même époque, je suis témoin du même spectacle ; il ne m’a pas encore lassé. C’est avec la même intérêt que je vois mes lapins, la queue en l’air, s’enfuir de tous côtés et s’éparpiller dans les fourrés. Mais leur timidité n’est que passagère : à peine suis-je passé que les voilà qui reprennent leur posture première. Sur leur derrière assis, ils doivent songer à un paradis tout de trèfle et de serpolet. Jouissez de votre reste, dans deux mois le chasseur cruel fera son apparition avec ses deux esclaves : le chien et le fusil. J’ai toujours abhorré ce chasseur et son carnier et son arme, et ses coups de feu et sa bête toujours prête, sur un signe de son dieu, à semer l’effroi parmi ses frères en animalité. L’année dernière, au même endroit, je me suis fait moquer de ma sensibilité par un brave homme de cultivateur, auprès duquel j’avais pris parti pour les lapins contre les chasseurs. « Vous ne pouvez pas vous imaginer quels ravages cette vermine fait dans les champs, les treillages ne sont d’aucune utilité… » Fort bien, cela n’empêche que j’aime voir la race de Jean Lapin gambader sur la route…

Voilà le petit bois dépassé. Je me demande ce que fait cette fillette assise sur le bord du fossé, à droite. Quelle tâche peut donc la préoccuper tant ? Au risque de me repentir de ma curiosité, je ralentis ma course. Elle ne me voit pas venir, puisqu’elle tourne le dos à la chaussée ; sa besogne l’occupe trop pour qu’elle m’entende. Ah ! elle effeuille une marguerite. Quel âge peut-elle bien avoir ? Quinze ans — seize, dix-sept tout au plus. Je comprends le secret qui la rendait sourde et aveugle. « T’aime-t-il ?… » Un peu, beaucoup, passionnément ? A peine as-tu pris conscience de ton individualité, de ta vie personnelle, que tu joues ton rôle dans le grand drame où nous avons figuré, où nous figurons comme acteurs. Tu suis ton instinct et il est compréhensible que tout le reste le soit indifférent. La grande question pour toi, ce n’est ni la politique, ni l’économie sociale, ni le passé, ni l’avenir, c’est de savoir s’il t’aime. Le vert de la forêt, le chant des oiseaux, les bleus qui lèvent — que t’importe ? Est-ce que sans cet instinct devant lequel, naïve et ignorante, tu te courbes tout entière — est-ce que sans cet instinct il y aurait des bleus, des oiseaux, des arbres, un route même ? Mais voici que la fillette s’est aperçue de ma présence, se lève, s’en va, courante et confuse. Elle a laissé l’instinct parler en elle, mais elle est encore trop serve des préjugés pour ne pas se sentir honteuse, ayant été surprise pensant à l’amour.

Un pont sur lequel passe une voie ferrée. Un village. Avant de le traverser, j’aperçois deux vieux, l’homme et la femme, assis ou plutôt accroupis autour d’une marmite, quelques morceaux de bois achèvent de se carboniser. Les deux vieux ne disent rien, figés en leur pose presque hiératique. Et j’avoue que ce silence m’impressionne. A quelques pas une méchante carriole dont le dos est orné de la plaque émaillée et matriculer imposée aux nomades. Pas de trace d’animal de trait, c’est le vieux qui doit trainer la voiture. Eux aussi, ils one joué leur rôle dans le drame de la vie humaine : eux aussi, ils ont eu seize ans et qui sait s’ils ne sont pas partis, chacun de son côté, à la conquête du monde ? Peut-être… Mais que servirait imaginer ? Tout indique que leur pèlerinage sur la planète touche à sa fin et les haillons qui les couvrent dénoncent leur misère. Dans ce silence, que de douleur, que de souffrance, que de souvenirs amers ! On ne les tolère ici qu’à la condition qu’ils ne s’approchent pas de plus de deux cents mètres de l’agglomération et qu’ils ne séjournent pas plus de trois jours là où ils on planté leur tente. Que de misères inconnues et insoupçonnées même des plus tendres d’entre nous ! Comme cela rend meilleur de se pencher sur ceux dont nul ne se soucie qu’ils souffrent !

Me voici donc accoudé sur la barre d’appui de la fenêtre. L’oiseau continue à chanter. Oui, c’est vrai, je ne suis pas blasé. Les faits menus, les faits quotidiens de la vie s’émeuvent comme au premier jour où j’ai essayé de comprendre la vie… Tout à l’heure, quand j’ai quitté ma table, j’étais occupé à mettre sous bande quelques invendus que je destinais à des personnes dont j’ignore les opinions et dont je prends les adresses dans des annuaire ou sur des annonces de journaux professionnels. Depuis que je m’occupe de propagande, j’ai toujours en recours à ce système. De temps à autre — pas souvent, bien sûr — je reçois une lettre émanant d’un inconnu, qui m’expose sa joie de savoir qu’il existe des humains dont les façons de penser sont semblables aux idées qu’il ne savait comment extérioriser, que c’est pour lui toute une révélation. Si ce ne sont pas là les termes exacts, c’en est l’esprit. Il m’arrive. Il m’est parvenu assez de ces missives pour que je ne regrette pas le temps que j’ai consacré à cette propagande spéciale… Non, je ne suis pas blasé…

Oh ! le chant du rossignol pendant une nuit d’été !

E. ARMAND.

  • E. Armand, “Je ne suis blasé,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 207 (12 Juillet 1924): 2.

  • E. Armand, “Points de repère,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 215 (20 Juillet 1924): 2.
  • E. Armand, “La drame d’être deux,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 224 (29 Juillet 1924): 2.
  • E. Armand, “Points de repère,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 232 (6 Août 1924): 2.
  • E. Armand, “Les fréquentations des propagandistes,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 236 (10 Août 1924): 1-2.
  • E. Armand, “L’anarchisme et le mode de production contemporain,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 258 (1 Septembre 1924): 1-2.
  • E. Armand, “Pour faire réfléchir,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 274 (17 Septembre 1924): 2. [text]
  • E. Armand, “Utopie et utopistes,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 289 (2 Octobre 1924): 2.
  • E. Armand, “Pour faire réfléchir,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 301 (14 Octobre 1924): 2. [text]
  • E. Armand, “Le surpopulation du monde,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 312 (25 Octobre 1924): 1. [text]
  • E. Armand, “Pour faire réfléchir,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 323 (6 Novembre 1924): 2.[ text]
  • E. Armand, “Pour faire réfléchir,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 338 (21 Novembre 1924): 2. [text]
  • E. Armand, “Pour faire réfléchir,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 350 (3 Décembre 1924): 2. [text]
  • E. Armand, “Surpopulation du monde et limitation des naissances,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 362 (15 Décembre 1924): 2. [text]
  • E. Armand, “A propose du « putsch » communiste d’Esthonie,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 371 (24 Décembre 1924): 1.
  • E. Armand, “Révolution prolétarienne,” Le Libertaire 3e série, 30 no. 374 (27 Décembre 1924): 2.
  • E. Armand, “Pour faire réfléchir: Science et réligion ; La réflexothérapie,” Le Libertaire 3e série, 31 no. 383 (5 Janvier 1925): 2. [text]
  • E. Armand, “Pour faire réfléchir: Le droit maternel en Afrique ; La terre qui vit ; Bourrage des crânes,” Le Libertaire 3e série, 31 no. 384 (6 Janvier 1925): 2. [text]
  • E. Armand, “Réflexions sur le langage poétique et son mode d’expression (suite),” Le Libertaire 3e série, 31 no. 401 (23 Janvier 1925): 3.
  • E. Armand, “Réflexions sur le langage poétique et son mode d’expression (suite),” Le Libertaire 3e série, 31 no. 402 (24 Janvier 1925): 3.
  • E. Armand, “Pour faire réfléchir: Actualités astronomiques ; Un précurseur de la théorie de l’évolution; Une thèse nouvelle ; Un antimilitariste du XVe siècle,” Le Libertaire 3e série, 31 no. 417 (8 Février 1925): 3.
  • E. Armand, “Pour faire réfléchir: Alimentation et anarchisme ; Vers la fabrication de la vie ? ; L’influence païenne sur le christianisme ; La lutte contre le froid,” Le Libertaire 3e série, 31 no. 433 (23 Février 1925): 3. [text]
  • E. Armand, “Pour faire réfléchir: La fin de la planète,” Le Libertaire 3e série, 31 no. 448 (10 Mars 1925): 2. [text]
  • E. Armand, “La phénomène de l’Ionisation,” Le Libertaire 3e série, 31 no. 449 (11 Mars 1925): 2. [text]
  • E. Armand, “Pour faire réfléchir,” Le Libertaire 3e série, 31 no. 463 (24 Mars 1925): 2. [text]

Aveuglement « à priori »

Le no. 1 de l’ « Insurgé » ne m’a été envoyé que très tard.

J’ai lu en deuxième page un programme de l’action que veut entreprendre ce nouvel hebdomadaire. On verra par la suite ce à quoi ce programme aboutira ; si c’est à subordonner la .culture individuelle à l’action révolutionnaire ou « vice versa » à faire céder l’anarchisme au révolutionnarisme ou le contraire.

Mais où mon attention a été attirée plus particulièrement, c’est par une phrase où il est dit que ce n’est pas « aveuglément » et « a priori » que ce journal sera contre les communistes, français dans toute leur activité.

Je ne sais pas bien qui André Colomer vise dans cette phrase. Je sais bien que je suis consciemment et « a posterions » contré tout ce qu’entreprennent les communistes français ou des autres pays.

Je le suis, non seulement au point de vue doctrinaire, mais encore parce qu’il saute aux yeux des moins prévenus que les différents partis communistes sont des marionnettes dont l’Etat russe tire les ficelles. Des soulèvements qui éclatent dans certains pays voisins de la Russie à la décision récente prise par le P.C. français, de soutenir le Bloc des Gauches. Décision prise afin de ne pas empirer les relations existantes entre l’Etat français actuel et l’Etat russe actuel.

Il y a un Etat russe qui possède dans les différents pays du monde, des sous-Etats décorés du nom de « partis communistes ». Ces partis entretiennent dans la masse et chez leurs adhérents la notion de la nécessité de l’Etat, la notion de la nécessité de s’organiser « bolcheviquement », etc., toutes méthodes qui sont autoritaires et anti-anarchistes au premier chef. Entre un anarchiste, révolutionnaire ou non — se souvenir qu’on peut être révolutionnaire sans être anarchiste — il n’y a aucun point de contact, « spirituel » ou « matériel ».

Je sais consciemment et « a posteriori » qu’après avoir profité de l’effort révolutionnaire des anarchistes, les communistes russes les persécutent, les traquent, ne leur permettent aucune espèce de droit de critique antigouvernementale. Je sais que les communistes français ne se préoccupent pas du tout, en aucune façon, de faire vider les prisons russes des anarchistes-bandits (? ? ?) qu’ils contiennent, d’empêcher les expulsions des anarchistes de Russie, d’obtenir la liberté de propagande écrite et orale, en Soviétie, pour les idées anarchistes, spécialement révolutionnaires et syndicalistes.

Je sais qu’une insurrection fomentée par les communistes français ne conduirait pas du tout à une « commune libertaire » ou à de « l’associationnisme individualiste », mais à l’autoritarisme organisé, avec police de sûreté, procureurs généraux, tribunaux, prisons, bagnes et fusillade des anarchistes récalcitrants, communistes comme individualistes, d’ailleurs.

Je pose en principe ou comme démontré expérimentalement, qu’il ne peut y avoir coopération entre étatisâtes bourgeois ou prolétariens — et anarchistes, sans que ce soit au détriment de ces derniers, en ultime ressort, sans que ces derniers en soient les dupes, les dupes. Et c’est « a posterions » que l’expérience me l’a démontré (Affaire Dreyfus, Révolution Russe). Si le mot « principe » gène, on peut en employer un autre.

E. Armand.

  • E. Armand, “Aveuglement « à priori »,” Le Libertaire 4e série, 31 no. 8 (23 Mai 1925): 3.

La farce de la « Double nature »

Des fanatiques se battirent entre eux dans les premiers temps du christianisme parce que certains croyaient qu’il y avait deux natures dans le Christ, l’une humaine, l’autre divine, tandis que leurs adversaires affirmaient qu’il n’y avait qu’une, tantôt humaine, tantôt divine.

Il convient d’ajouter que nul de ces illuminés n’avait jamais vu le Christ en personne, en chair et en os.

Ainsi ceux qui proclament qu’il y a une double nature en l’homme — une nature spirituelle et une nature matérielle — atout jamais vu, de leurs yeux vu, ce dédoublement.

Ils ne l’ont pas vu pour cette bonne raison que le corps de l’humain est semblable à une association d’organes dont aucun n’est inférieur ou supérieur A l’autre en fonctionnement ou en résultat. Le résultat du fonctionnement des poumons ou des organes génitaux-urinaires n’est pas supérieur au résultat du fonctionnement du cerveau, ces différents organes sont nécessaires à la vie de l’être humain, à sa vie en tant qu’individu et voilà tout.

Qu’un homme soit privé de nourriture ou d’air pendant un certain temps, il ne pensera plus : son cerveau ne ponctionnera plus et non pas seulement son cerveau, tous ses autres organes. Je sais que c’est un fait brutal, mais il en est ainsi. Privé d’air respirasse, saigné à blanc, le cerveau du plus grand des génies cesse de fonctionner, il n’y a plus ni mémoire, ni imagination, ni coordination des idées. Il faut moins que cela : une voiture passant sur le corps du plus grand chimiste de l’Europe, et c’en est fait à jamais du fonctionnement de son cerveau.

Il y a des humains chez lesquels la fonction ” cérébrale est plus intense que chez d’autres, comme il y a des humains dont l’estomac supporte des aliments dont l’absorption gêne certains de leurs semblables. Il n’y a dans tout cela ni supériorité, ni infériorité, il y a difféciation.

A étiqueter certains résultats du fonctionnement de l’organisme humain « spirituels », à en décorer d’autres du nom de « matériels », à donner à cette classification une discrimination qualitative, on arriverait à partager les organes et leurs fonctions en nobles et ignobles, en purs et impurs, etc. Un anarchiste, selon moi, est libéré de ces qualifications et sa propagande, dans ce domaine, tend à démontrer que l’homme est un animal que les circonstances ont favorisé par rapport aux autres bêtes, un animal que déséquilibre la restriction d’une des fonctions quelconques de son corps, la fonction intestinale comme la fonction cérébrale. Dès que cela est compris, disparaît la suggestion de la nécessité ou de l’influencé du prêtre laïque ou religieux, de l’homme à part, dépositaire de la tradition de la fonction supérieure, spirituelle, noble, pure, etc.

E. Armand.

  • E. Armand, “La farce de la « double nature »,” Le Libertaire 4e série, 31 no. 9 (30 Mai 1925): 2.

Étiquette ?

Individualiste anarchiste, je choisis, j’ai choisi « l’étiquette » anarchiste parce que cela me faisait plaisir, mais aussi après l’avoir raisonné. Mais cette étiquette d’anarchiste n’est pas seulement une étiquette, elle est une affirmation et une définition par elle-même, dont ne saurait être ignorant aucun de ceux qui ont étudié tant soit peu la sociologie ou qui ont fréquenté des anarchistes en chair et en os.

Anarchiste est une étiquette qui est aussi une déclaration : une déclaration que pour vivra isolément ou en association, pour produire ou pour consommer, pour apprendre ou pour enseigner, pour exister et pour évoluer dans tous les domaines — il n’y a pas besoin d’autorité gouvernementale, il n’y a pas besoin de l’Etat. Les gouvernants l’ont tellement compris qu’ils ont édicté contre les anarchistes des lois restrictives spéciales, des lois dites « lois scélérates ». Tous les gouvernements, jusques et y compris le gouvernement de l’élite du prolétariat.

Les dictionnaires indiquent pour le mot « anarchie » et par extension « désordre, confusion. » Mais il est facile de se rendre compte que c’est relativement à la façon d’enseigner gouvernementale, qui veut faire prédominer l’idée que sans Etat il n’est que désordre.

Un artiste, un littérateur qui ne se prostitue pas n’est concevable qu’anarchiquement, c’est-à-dire en dehors de la tutelle ou de la protection ou de l’injonction gouvernementale ou étatise — c’est pourquoi l’artiste ou l’écrivain indépendant qui emploie le mot anarchie ou anarchiste au sens de l’enseignement officiel m’est incompréhensible.

E. Armand.

  • E. Armand, “Etiquette?,Le Libertaire 4e série, 31 no. 10 (6 Juin 1925): 2.

Rupture d’union Sacrée

Je suis contre toute « union sacrée » qui tend à défendre ou à excuser un impérialisme, un nationalisme, une politique, une forme imposée de contrat social, une limitation quelconque aux facultés de s’exprimer, de proposer, de réaliser, de s’associer ou de s’isoler. Je suis pour toute entente avec des camarades qui sans penser comme moi sur tous les points de détails sont d’accord avec moi pour combattre sans réticences la notion de la nécessité de l’intervention de l’autorité dans les rapports entre les humains.

Je pense qu’en anarchie il y a place pour la conception économique dite « individualiste » et pour la conception économique dite « communiste », pour les tempéraments révolutionnaires et pour les tempéraments éducateurs, pour les partisans du naturiste comme pour ceux d’une vie intense, pour les réagisseurs et les réalisateurs qui se sentent attirés vers un point spécial des aspirations ou des revendications anarchistes plutôt que vers un autre. L’expérience m’a amené à être l’adversaire de toute lutte intestine dans le milieu anarchiste. Cette lutte intestine ne produit rien de bon. A la lutte j’oppose la concurrence, mais sous son véritable aspect : une ardente émulation à combattre, chacun selon ce qu’il croit être sa vérité, l’ennemi de tous les anarchistes : l’esprit d’étatise, le besoin d’organisation gouvernementale.

E. Armand

  • E. Armand, “Rupture d’Union Sacrée,” Le Libertaire 4e série, 31 no. 11 (13 Juin 1925): 1.

La Liberty, mère l’ordre

La liberté, mère de l’ordre : c’est Proudhon qui écrivit cela, si j’ai bonne souvenance et l’individualiste anarchiste Tucker reprit cette phrase dont il se servit en guise d’exergue tout le temps que dura son journal Liberty. L’anarchie mère de l’ordre, vous voulez rire ? Que non ! Les plus amoraux, les plus asociaux, les plus alégaux des individualistes anarchistes peuvent s’associer pour un temps et une besogne déterminée, passer contrat dans ce sens et se fixer certaines directives. établir certains statuts en vue de mener à bien la tâche qu’ils ont pris à coeur d’entreprendre… Mais alors où est la différence avec le contrat social qui nous régit ? Vous parlez sans vous rendre compte de vos paroles. Le contrat, les statuts, les directives de l’association individualiste anarchiste sont volontaires, vous êtes libres de vous y joindre ou de vous en tenir à l’écart. Dans tous les temps et dans tous les lieux, aucune autorité, aucun gouvernement, aucun Etat anarchiste ne vous forcera à en faire partie. Et si voulant rester isolé, vous ne participez naturellement pas aux bénéfices ou aux produits de l’association, nul des individualistes anarchistes qui en font partie ne songera à vous excommunier de l’anarchisme. Voila où gît la différence entre la société artiste et l’association ou le milieu anarchiste : il ne s’impose pas à vous tandis que la société autoritaire, elle, vous englobe de force en son sein, vous oblige à subir ses lois, ses coutumes, ses habitudes. ses traditions, etc… Le désordre artiste c’est le contrat social obligatoire, l’ordre anarchiste c’est le contrat volontaire, proposé et jamais imposé, — qui ne lie et ne retient que ceux qui l’acceptent pour le temps et le dessein qu’ils se proposent — et résiliable dans les conditions qu’ils arrêtent avant de se mettre à l’ouvrage. Suis-je assez clair ?

E. Armand.

Liberty, Mother of Order

Liberty, mother of order: it is Proudhon who wrote that, if I remember correctly, and the anarchist individualist Tucker took up that phrase, who used it as an epigraph for all the time that his newspaper Liberty endured. Anarchy the mother of order—are you kidding? Not at all! The most amoral, the most asocial, the most alegal of the anarchist individualists can associate for a specific time and task, establish a contract to this effect and set certain instructions, establish certains statutes with a view to carrying out successfully the task that they have determined to undertake… But then what is the difference from the social contract that holds sway us? You speak without knowing what you are saying. The contract, the statutes and the directives of the anarchist individualist association are voluntary; you are free to join or to stand aside. In all times and places, no authority, no government, no anarchist State will force to take part in them. And if you wish to remain isolated, you will naturally not share in the profits or products of the association, but not anarchist individualists who take part in it will dream of excommunicating you from anarchism.…. That is where the distance lies between archist society and the anarchist association or milieu: it is not imposed on you, while the authoritarian society forcefully includes you within itself, forces you to submit to its laws, customs, habits, traditions, etc. The archist disorder is the obligatory social contract, the anarchist order is the voluntary contract, proposed and never imposed — which links and holds only those who accept it for the time and purpose proposed — and terminable under the conditions agreed upon before setting to work. Am I clear enough?

  • E. Armand, “Liberté, mère de l’ordre,” Le Libertaire 4e série, 31 no. 14 (4 Juillet 1925): 2.

Une Histoire de m’as-tu lu ?

J’envoyai un jour « L’Initiation Individualiste Anarchiste » à un ami-directeur d une petite revue dont on jurerait que le litre a été choisi par le bon François d’Assise lui-même, Il n’en souffla mot et je trouve cela tout naturel. J’envoie un livre à quelqu’un qui ne me l’a pas demandé spécialement aux fins d’en faire un compte-rendu ; du fait qu’il le reçoit, il ne se trouve nullement obligé à mon égard. Il en rend compte si ça lui plaît, il se tait si ça ne lui convient pas et tout est fini par là. Dans tous les cas, je me sens assez de dignité pour jeter au panier tout papier où, dans un journal que j’édite, on se plaindrait que I tel ou tel n’ait pas dit son opinion sur un mien livre, même lui aurais-je envoyé sur sa sollicitation. Il y a de ces fiertés individualistes qui sont instinctives. Or, cet ami-directeur de petite revue au titre franciscain se plaint, dans un organe individualiste, que soit dans « L’En Dehors », soit dans le « Libertaire » — et c’est pourquoi j’en parle ici — je n’ai pas donné mon opinion sur un bouquin lancé récemment par le directeur même du journal où il se lamente et où, sur demande qui m’a été faite, j’écris également.

Il est bien vrai que j’ai reçu l’ouvrage dont il s’agit, orné d’une dédicace claironnante et affable ; il est bien vrai aussi que je n’en ai pas parlé ni ici ni ailleurs ; tout cela parce que je ne voulais causer nulle peine à celui qui l’a écrit. Ce livre m’a déçu, il n’a pas répondu à ce que j’en espérais, où je croyais trouver du concentré et du profond ; j’ai trop souvent trouvé du tirage à la ligne et des jeux de scène. A quoi bon exhiber toute cette misère ? Voilà ce qui m’avait fait tenir ma langue jusqu’ici.

Je connais un livre dont l’auteur raconte « Sa conquête de lui-même ». Ce livre s’appelle « L’Unique et sa Propriété ». Cet auteur s’appelle Max Stirner. Je sais de quel pêchés intellectuels on peut charger « L’Unique », mais je mets au défi n’importe qui de nier que de son contenu, on ne puisse tirer dix volumes. On condenserait en cent pages l’affabulation qui se déroule à travers les 385 pages du bouquin qui fait le sujet de ces quelques lignes qu’il dirait encore tout ce qu’il veut dire. Du moins, c’est mon avis. Moralité : Lire « L’Ours et l’Amateur des Jardins ».

E. Armand.

  • E. Armand, “Une histoire de m’as-tu lu ?,” Le Libertaire 4e série, 31 no. 17 (25 Juillet 1925): 2.

La crise de l’anarchisme

Notre excellent camarade Ferandel voit l’anarchiste en proie à une « crise » ? Est-ce bien certain ? Il y a quelque vingt ans, Jean Marestan avait ouvert une enquête sut la « décadence » de l’anarchisme. Le mouvement anarchiste n’est peut-être pas autant décadent qu’il en semble. Je m’en réfère à ce simple fait : que la presse anarchiste a beaucoup plus de lecteurs qu’avant-guerre, et qu’elle en gagne chaque jour.

Ferandel est d’avis, si j’ai bien compris, que les camarades qui croient que i’ivrognerie ou la jalousie (on pourrait citer d’autres exemples) sont incompatibles avec le fait de se proclamer anarchiste, fassent bande à part. Je suis d’un avis oppose Ceux nui combattent l’alcoolisme ou l’exclusivité en amour (le pluralisme amoureux est conditionné par la disparition de la jalousie sont à leur place dans le milieu anarchiste, communiste, comme individualiste. parce que là où il y a ivrognerie, alcoolisme, jalousie, exclusivisme sexuel, etc., l’autorité étatise on gouvernementale se justifie comme moyen de préserva lion sociale, l’ivrogne, le jaloux, i alcoolique. l’exclusif en amour se noria ni trop fréquemment à des actes mettant en péril l’harmonie, la bonne entente des milieux humains. Jamais Ferandel ne me fera croire qu’une société sans autorité puisse se concevoir avec des constituants avant verdi le contrôle d’eux-mêmes. Jamais Ferandel ne me fera accepter qu’en s’augmentant d’unités alcooliques ou jalouses la totalité anarchiste gagne en qualité, en valeur. Et c’est là où réside l’aspect social de toute la question. Jamais une révolution accomplie par des ivrognes ou des propriétaires sexuels ne détruira la domination de l’homme sur son semblable.

La propagande anarchiste parmi « le peuple des bourgs et des campagnes » ne peut séparer le combat contre l’autorité politique du combat, contre les présagés ou les tares morales qui rendent le gouvernement nécessaire Voilà pourquoi la « simple et rude parole anarchiste » implique qu’il n’y a pas plus de place parmi les anarchistes pour les électeurs, les mouchards ou les usuriers, que pour les ivrognes, les jaloux ou les exclusivistes sexuels. Ou alors, cette propagande se retourne contre elle. Du moins, à mon sens.

E. Armand.

  • E. Armand, “La crise de l’anarchisme,” Le Libertaire 4e série, 31 no. 27 (2 Octobre 1925): 2.
About Shawn P. Wilbur 2703 Articles
Independent scholar, translator and archivist.