Ms. 2834 — Pologne. Les Principes

[32]

Chapitre II.

L’Etat.

Transition : Que l’idée d’une spontanéité dans la nation, conduit à celle d’une existence réelle et concrète de l’Etat.—Théorie idéaliste et théorie réaliste de l’Etat : principe de collectivité.—La politique, de subjective, artificielle et immorale qu’elle est dans le premier cas, devient objective, juridique et scientifique.—Application à l’histoire : critique de jacobinisme.—Nouvelle conclusion contre les Polonais.

§1.—La spontanéité admise dans la nation fait suppose la réalité de l’Etat.

Au chapitre précédent, nous avons posé un principe dont la négation comme l’affirmation conduit aux conséquences les plus graves. Ce principe est celui d’une spontanéité collective, analogue à la spontanéité individuelle. Si la nation n’a pas en soi d’autre spontanéité que celle qui se remarque en chaque individu, si, par conséquence, la idées qui la requirent, les institutions qui elle se donne, l’organisme dont elle s’a [vie], lui viennent d’une initiation supérieure ou étrangère, ou si ce sont de simples conventions, la gouvernement se réduit à une pur automatisme, et la nation, considérée comme corps politique, perd toute moralité et toute dignité. Au contraire si la nation tient ses idées, et ses formes, d’elle-même ; si, par une vitalité intérieure, elle produit sa constitution, etc. ; elle prend un caractère de personnalité et de moralité que la rend, comme l’individu, inviolable. C’est ainsi que, dès la premier pas, nous nous [33] sommes affranchis, d’une par, du matérialisme vulgaire, qui dans les sociétés ne voit que des masses ; de l’autre, du surnaturalisme et de théologie, qui attribuent les lois et les idées à la révélation.

Mais la principe d’un spontanéité immanente à la nation, cause première de son organisation politique, et qui se traduit au dehors par l’Etat, suppose que la nation et l’Etat ne sont pas de purs mots, des ombres vaines, comme la loi que conçoit la première et qu’édicte la second. Comment prêter des facultés, des idées, au néant ? Il y a ici quelque chose d’obscur, qu’il import d’éclaircir. Quand nous parler des nations et des états, comme de choses que existent de leur spontanéité, de leurs idées, de leur constitution, de leur puissance, etc., parlons-nous par figure, ou entendons-nous designer des réalités ? Dans une étude sérieuse, ceci un besoin d’explication. Trop [aigrement] nous nous payons de métaphores et hypothèses : où commence ici la vérité, où s’arrête la fiction ? La Pologne pleure sa nationalité perdue ; depuis quatre-vingt-dix ans retentit, aux quatre coins de l’Europe, la lamentation polonaise. Selon nous, et selon le sentiment universel, cette nationalité n’est pas une illusion, un caprice ; mais comment l’établir ? Il est grandement temps, et pour l’homme de science, et pour le progrès de la lois du publique, et pour la sécurité des nations, de sortir aussi de l’abstraction et du sous-entendre.

Tout être, dit l’ontologie, e compose essentiellement de deux choses, la matière et la forme. Chacune de ces choses se distingue parfaitement de l’autre, et bien qu’elles n’existent pas, ne se conçoivent même pas l’une sans l’autre, on ne peut pas dire, ni de celle-ci, ni de celle-là, que c’est un simple mot, un signe, un rien. La plénitude de [34] l’être résulte de leur union : comment deux riens produiraient-ils quelque chose !…

Ceci devient plus sensible encore par l’observation suivante. Si nous concevons, d’après tout ce qui a été dit précédemment au sujet de l’existence politique, la nation comme matière ; l’état or l’organisme sera la forme : les deux réunis, la nation et l’état, que nous distinguons parfaitement l’un d’autre, puisque jusqu’à certain point nous en venons a les séparer, formèrent l’être politique, complète, réel, manifesté, pour ainsi dire, en corps et en âme.

Mais reste à savoir encore si tout cette n’est pas un échafaudage d’abstractions, une construction métaphysique, algébrique de notre entendement, mais dépourvue, en fait, de toute réalité objective ; si par conséquent, alors que nous nous imaginons faire de la politique positive, de la science d’observation, nous ne sommes pas toujours des poètes, des artistes.

C’est à la solution de ce problème que nous allons nous attacher.

§2.—Théorie idéaliste de l’Etat.

Dans une revue qu’il est inutile que je nomme, je [lisais] dernièrement la définition suivante du gouvernement: Le gouvernement est un système se garanties pour la liberté individuelle.

On reconnaît à cette définition l’Ecole, en grande faveur aujourd’hui, qui généralisant outre mesure la fameux Laissez faire, laissez passer des économistes, tend à réduire la Politique, l’Economie politique, et la philosophie de l’histoire avec elles, à une seul terme, la Liberté; école qui, par conséquent, nie la réalité de la nation et de l’Etat, puisqu’elle n’en tient nul compte, et qu’elle agit comme si ces deux mots désignaient des entités, [35] des choses de convention, mais qui en réalité n’existent pas.

Rien de plus séduisant au premier abord que cette théorie; rien aussi de plus simple. C’est une de ces idées qui ont l’avantage d’emporter d’emblée l’adhésion du commun des esprits dont le défaut n’est pas de faire des distinctions, comme le veut Descartes, et de demander des explications. Le Système de la Liberté, si on peut appeler système le Faire que voudras de Rabelais, aurait du moins l’avantage de ne pas exiger de longues études; et, comme en [Amérique], la premier venu posant sa candidature à la Présidence pourrait s’improviser homme d’Etat. On saurait Politique, Economie politique, le Droit, l’administration et tout ce qui l’ensuit, par cela seul qu’on aurait une volonté, et qu’on ferait partie du corps social: il suffirait d’affirmer et de pratiquer la liberté. Écarter ce qui gêne la liberté, rechercher ce que la favorise, tel serait le dernier mot de la science, le nec plus ultra de l’ordre social. Tout ce qu’ont débité sur cette matière [entre] les philosophes, les historiens, les publicistes, devrait considéré comme nul de soi et non avenue. Au fond, il faut dire que les transactions humaines, ayant pour principe la liberté, pour moyen la liberté, pour fin la liberté, ne reconnaissent par de règles.

Cette manière, on ne peut plus commode, de concevoir la société, jouissent en ce moment d’une certaine faveur, en raison de la fatigue des esprits et de l’hébétude des consciences, on me permettra m’y arrêter un instant.

Par système de garanties on entend l’ensemble des promesses librement échangés entre les citoyens, ou censées l’être, de se protéger mutuellement contre toute injustice, comme aussi de contribuer, chacun selon ses moyens, à toute œuvre que réclame le commun intérêt. C’est ce que l’on appelle convention, pacte, ou contrat social. Ce pacte est essentiellement modifiable, révocable, à la volonté des parties. L’association ainsi formée prend le nom de cité ou État. Le mot de gouvernement a deux sens: c’est, tantôt le personnel chargé, par délégation des citoyens, [36] de pourvoir à l’exécution du pacte, tantôt le fonctionnement même de ce personnel. Le chef de ce personnel dit maire (major), bourgmestre, prince, roi, empereur, président, etc., selon l’importance de l’emploi, et la figure que doit faire le titulaire.

Ce qu’il importe de remarquer ici, c’est que l’Etat, ainsi entendre, n’est rien de réel; c’est, comme on l’a fort bien dit, un être de raison, une idéalité, une fiction. Toute sa valeur est dans le pacte; et comme le pacte est chose essentiellement abstraite, conventionnelle, arbitraire, révocable, modifiable et renouvelable, selon le convenance et le bon plaisir des intéressés, il s’ensuit: 1° en théorie, que le politique, basée sur une convention libre, serait parfaite, si elle n’imposait de sacrifice et d’obligation en personne, en autres termes, si elle pouvait se passer même de convention, ce qui dans l’hypothèse est absurde; 2° en pratique, et attendu la double impossibilité de ne rien exiger de personne et de contenter tout le monde, que le Gouvernement, contrairement à son principe libéral, incline fatalement à l’autorité et que la nation n’est jamais plus près du despotisme que longue, partant de l’idée d’un prétendu contrat social, et gênée par les prescriptions du législateur autant que par les omissions, elle se met à réclamer, à tout propos, la révision du contrat, ce qui devient contradictoire. L’histoire prouve la justesse de cette critique: deux fois, depuis soixante-dix ans, ou a un la liberté française, grâce à cet idéalisme gouvernemental, se résoudre en despotisme; et, chose remarquable, ce ne sont pas le libéraux que ont été les moins empressés à se rallier au despote. En Pologne, c’a été bien pis: là, on peut dire que l’idéalisme politique a règnes dans sa plénitude; là, le besoin, et la mains de reformer [37] étaient devenues un prurit chronique; mais tandis qu’en France la vie de l’Etat semble se soutenir par une transition perpétuelle de la liberté au despotisme, et du despotisme à la liberté, en Pologne, la théorie de l’Etat libre et conventionnel à conduit la nation à une immobilité absolue, que n’a fini que par la conquête de l’étranger.

[[Marginal note, p. 36 : Il faudra changer ce mot de pacte qui pouvait donner lieu à un confusion ; le système [   ] étant fondé sur un pacte de fédération.]]

Ainsi, sans rejeter d’une manière péremptoire la donnée de l’école libérale, nous sommes en droit, de parle raisonnement et l’expérience, de déclarer cette donnée insuffisante, incapable par elle-même de fonder l’ordre, de protéger les intérêts de donner corps et consistance à la société, et de rendre raison de l’histoire.–Il ne suit point delà, faut-il le se dire?, que nous devions exclure la liberté de la politique, à Dieu ne plaise! Ce serait comme si, en physiologie, on prétendait nier la vie de relations, parce qu’elle ne rend pas raison des phénomènes de la vie organique et que seule, elle ne suffit point à l’existence de l’animal. Cela signifie simplement que la liberté, à elle seule, ne saurait créer la société; qu’elle n’en forme pas la base ni le lien, n’en donne point la raison; bien plus, qu’elle est impuissante à se garantie elle-même. La liberté, dans laquelle certains esprits croient trouver moyen et réponse à tout, est impuissante à fonder la liberté.

La théorie du contrat social, est donc incomplète, partant fausse; et la politique qu’elle engendre, anti-scientifique, extra-juridique, hors nature, toute de fantaisie et de personnalité, cette politique, dis-je, c’est immorale au fond, Rousseau et Machiavel sont d’accord. La démocratie de l’un est la tyrannie de l’autre reposant sur le même [38] fondement. Le parti jacobin, qui, dans son horreur du bon plaisir s’est attaché à la théorie du citoyen de Genève, est constamment arrivé, par cette théorie, au régime de bon plaisir. L’Italie unitaire y court ; l’Amérique anti-esclavagiste est dans la même voie. De même que l’Économie politique about fatalement, par le laissez faire, laissez passer, à l’exploitation de l’homme et au paupérisme, ainsi la politique retourne, par le Contrat Social, à l’enchainement des libertés. Des deux cotes de la contradiction est flagrante. Sans doute, il faut que la souveraineté de l’homme et du citoyen soit assurée, et rendue effective, il faut que, par la Constitution de l’État, l’individu devienne de plus en plus libre, cent fois plus libre qu’il n’était à l’état de nature ; il faut, dis-je, le plus qu’il se peut, provoquer l’initiative individuelle, et laisser faire, laisser passer. Je retiens toutes ces utiles et fécondes maximes : mais je constate que pour en obtenir la réalisation, il faut autre chose encore que de la liberté.

§3.—Théorie réaliste de l’État. Principe de collectivité.

L’homme ne parvient à la pleine intelligence des choses qu’en épuisent successivement toutes les hypothèses produites pour leur explication. Appliquons à la société ce principe des sciences naturelles. Puisque la supposition d’un état conventionnel, idéal, fictif est impuissant à fonder l’ordre politique, que toujours elle a trahir les espérances qu’elle avait fait concevoir, le moment sembles venu, non d’écarter tout à fait cette supposition, puisque nous ne saurions, à aucune prix, éliminer la liberté, mais de la compléter, de l’éclairer, par une autre hypothèse, qui fait l’opposé de la première.

[39] Lorsque l’on considère que l’État, dans lequel Rousseau, Machiavel et leurs adeptes n’ont vu qu’une conception de l’entendement, implique dans sa définition, dans ses opérations, dans le rapport de ses fonctions, tout un système de données organiques, matérielles, lorsqu’ensuite on découvre dans cet organisme une puissance d’action, des tendances, des passions, des idées, qui ne se montrent pas les même dans l’individu, et qu’on ne saurait attribuer uniquement à la personnalité du prince et ses agents ; lorsque indépendamment de l’initiative des fonctionnaires, on voit ce prétendu être de raison donner des signes de vie, de réaction, d’autonomie comme s’il était doué d’une âme intelligente, libre et responsable; se fortifier, se développer et s’accroître tout à la fois par juxtaposition, par intussusception, par organisation; souffrir, comme s’il était affecté de paralysie, d’hydrophobie ou de gangrène; décliner enfin, et quelque fois périr sans qu’aucun secours, ni du dehors, ni du dedans puisse se sauver; lors, dis-je, qu’on réfléchit sur toutes ces choses, on est amené à se dire que cette idéalité pourrait bien être une réalité d’ordre supérieure, soumise à des lois propres; on s’avoue que l’Etat s’est pas seulement une fiction du libre arbitre, mais une création positive, sans laquelle la nature, antérieurement à la liberté, intervient au moins pour moitié; qu’ainsi la politique n’est pas seulement affaire de prudence et d’art, mais objet de science, qu’à ce nouveau point de vue, bien plus qu’à lui de la liberté, elle répugne au bon plaisir, en sorte que le ministère de l’homme d’état, alors même qu’il agit dans la plénitude de son initiative, doit s’assimiler, no plus au rôle du spéculateur et de l’artiste, mais à celui du médecin, [40] du navigateur, de l’agronome.

Mais où trouver, direz-vous, comment constater, saisir, cette objectivité de l’Etat? La théorie, démontrée insuffisante, de l’idéalisme politique, nous a suggéré l’essai de la théorie contraire. Il s’agit maintenant de démontrer la vérité de ce réalisme, faut de quoi nous demeurons toujours dans l’hypothèse, dans l’utopie.

À cet égard, l’embarras que nous éprouvons vient de l’illusion de nos sens. Nous oublions que toute existence est soumise à une double lois, unité et collectivité; dès que nous ne saisissons plus le lien que unit les parties, et qu’elles cessent de nous paraître en contact, nous nions l’être; et quand par hasard, au moyen d’une addition, nous revenons à l’idée du tout, nous appelons ce tout une abstraction. C’est un faux jugement, que je vais tacher de reformer, pour jamais.

Tout le monde sait, d’après le témoignage des physiciens, que dans les corps les plus denses il y a plus de vide que de plein; que les molécules dont ces corps sont composés ne sont pas en contact; qu’elles sont unie seulement par leurs atmosphères, en sorte qu’un caillou, une globe de plomb ou d’ivoire, si nous faisons abstraction de la force d’attraction, ou de collectivité, que les soutient, ne doit point être considéré comme un corps réel, mais comme un agrégat de particules insaisissables dans leur simplicité. Ces particules, ou atômes, auraient seules la réalité; quant à l’agrégat, à ce que mous appelons corps, ce serait, comme l’état des libéraux idéalistes, une abstraction. Mais qu’est-ce qu’un atôme, une être indivisible, insécable, au dessous de toute dimension, forme et quantité? Qu’est-ce que la matière en soi, la substance en soi, la force en soi?… Ici, s’arrête la science, en [41] même temps que l’observation ; il y en plus, ce atome, auquel nous avons attribué tout à l’heure, à l’exclusion de l’agrégat, le privilège de la réalité, n’est plus du domaine de la physique, il appartient à la métaphysique ; et la preuve, c’est que tout raisonnement qu’on essaierait de faire sur les atomes implique antinomie, contradiction. L’atome, chose étrange, sort, quant a nous du moins, du réel pour tomber dans l’idéal ; celui-là seul qui peut se dire Absolu, Dieu, peut compter, peser, mesurer les atomes ; dire s’ils sont quelque chose ou rien. Force nous est donc de revenir sur nos pas, et de dire que cela seul existe qui tombe sous les sens donne prise à l’imagination et a la raison, c’est-à-dire qui posséder l’étendue la formes, la force et la divisibilité. L’idée d’agrégat, devient ainsi inséparable de la notion de l’être, que nous pouvons définir, dans l’ordre de la science positive, un groupe. [1]

[[ [1] Voir Philosophie du progrès, Bruxelles, 1856, 1 vol. ]]

Ce que nous venons de dire des corps inorganisés, nous devons le dire à plus fort raison des corps vivants : une plante, un animal, une homme—que nous qualifions à juste titre d’individus, parce qu’ils possèdent, à un degré plus élevé que les corps bruts, l’unité, et qu’on les détruit de fond en comble en les divisant,—ne sont pas seulement des unités ce sont aussi des collectivités. Ce qu’on appelle, si je ne me trompe, épigénèse en physiologie, et qui indique la formation simultanée et distincte des organes dans l’embryon, en est une preuve. L’homme est une synthèse, comme le cristal, plus compliquée seulement que le cristal….

De tout cela résulte cette conséquence, qui ai premier abord semble contradictoire ; [42] c’est que la séparation des parties n’est pas une raison de nier le lien invisible qui, les unissant, en fait un groupe, un véritable être, d’ordre diffèrent ou supérieur ; et réciproquement que la force de centralisation que apparaît en certains organismes, et que nous appelons âme ou esprit, n’est pas une raison d’en nier l’origine composite. En sorte que l’unité ou individuation de l’être est ne raison directe de la composition et qu’on peut dire que sans l’être, de même que dans la grandeur, la force, et tous les attributs de l’être, il y a des degrés.

Tirons maintenant, pour la question qui nous occupe, la conclusion de ce principe.

Si, comme nous venons de l’établir, la séparation ou distinction des parties n’empêche pas la [réalité], et qui plus est, l’individualité de l’être ; si l’individualité la plus énergique au contraire est la résultante d’une composition, on concevra qu’un essaim d’abeilles, distinguées en reines, boudons et ouvrières, c’est-à-dire, en organe, séparés mais complémentaires les uns des autres, puisse être considéré comme un animal collectif, ou bien, en retournant l’expression, comme une collectivité vivante organisée, formée d’individualités elles-mêmes organisée ou collectivisée ; que cette collectivité agisse sous une impulsion d’ensemble, impossible à démêler dans le fourmillement de la ruche, mais dont le pensée unitaire n’en éclate pas moins à l’œuvre ; que cette petite république enveloppe dans sa destinée celle de toutes les abeilles, ce qui n’empêche pas chacune de ces dernière, au moment même où elle travaille pour le compte et d’après l’idée de la communauté, de suivre son impulsion particulière, et de jouir d’une large indépendance. [43]

On concevra de même que l’homme et la femme, si parfaitement distincts et séparés comme personnes intelligents, morales, libres, responsables, ne forment cependant par nature et destination qu’un tout unique, caro una, lequel tout se réalise par le mariage. Or, ce qui est vrai du couple, l’est aussi, quoique à un moindre degré, de la famille, de la tribu, de la corporation, etc. Pas n’est besoin d’une grande puissance de généralisation pour comprendre ces choses: il suffit de regarder, que dis-je? il suffit de sentir. Quiconque a aimé et possédé qu’il est un moment où la personnalité s’évanouit dans l’union; où l’on se sent transformé en un autre être: je sais tel homme à qui l’évanouissement de la personnalité est justement ce qui rend l’amour et la mariage antipathique.

Quand nous voyons, dans les êtres dont l’individualité est la plus prononcée, la constitution être toujours [séparatiste]; quand nous voyons l’organe conserver toujours, relativement à l’animal, comme celui-ci relativement au groupe dont il fait partie, une certaine indépendance, une vie propre; par exemple la tête ou les pattes repousser après l’amputation: pouvons-nous reconnaître cette loi du groupement, base de toute ontologie positive, qui proportionne l’individuation à la composition, et fait surgir toute réalité de l’union intime de deux termes contraires, unité et collectivité, individu et groupe? La seule différence entre les êtres, qu’il faut nous accoutumer à regarder tous désormais comme des groupes, c’est que, selon la complication et la perfection de l’organisme, les différentes parties du tout sont plus ou moins solidaires, et qu’en raison de cette solidarité, plus ou moins grande, l’unité, la personnalité, l’autonomie, se montre plus ou moins énergique. [44]

§4.—L’Etat, ou la société organisée, est la plus haute réalisation qui existe dans l’histoire.

Soit d’once que l’on assimile la collectivité humaine à une groupe formé d’individus diversement organisés et complémentaires les uns des autres, tel que le couple matrimonial ou la ruche; soit qu’on le compare à l’animal même, dont les organes, bien que spécialisés, exerçant des fonctions différentes sont dans un dépendance réciproque et une solidarité plus grandes encore: toujours est-il que, d’après ces notions élémentaires de physique et de zoologie, la séparation des parties n’est point un motif suffisant de nier le réalité, et s’il s’agit d’un groupe d’êtres vivants, la personnalité de l’être; qu’au contraire tout être réel même le plus individualisé, le plus personnel, le plus intelligent, le plus libre, doit être, à priori, considéré comme un groupe; que c’est le plus ou le moins de séparation organique qui fait le supériorité ou l’infériorité des existences; et qu’une fois ce principe d’unité collective ou de collectivité unitaire admis, il ne serte plus qu’à examiner, non plus si telle agglomération de créatures plus ou moins semblables, homogènes, analogues, ou simplement en rapport, est un être réel, la chose n’est plus douteuse; mais comment, d’après quelles lois, à quelle fin il existe.

Ces notions changent complètement l’idée qu’on la fait du gouvernement des sociétés et de leur histoire, d’après l’école idéaliste. Elles nous font envisager la politique, non plus seulement comme une intrigue à haute puissance, effet de a passion que Fourier appelait cabaliste, mais comme une branche de l’histoire naturelle, ce qui revient à dire, comme on le verra plus tard, un développement organique du droit; nous saisons d’emblée cette vérité capitale, que si, dans un État, par une cause quelconque, les lois de la vie collective sont obstinément, systématiquement violées, c’est [45] en vain que les ministres ou représentantes de la république emploieront tout ce qu’ils possèdent de génie, de patriotisme et d’éloquence à gouverner l’Etat: la société ne subsistera pas; le groupe politique tombera en dissolution, et, tôt ou tard, ses éléments seront absorbés par une force étranger.

Et voilà aussi ce que rend la perte de l’autonomie dans une nation si pénible. L’homme en communion avec ses semblables se sent vivre d’une double vie, d’abord, en tant qu’individu ; puis comme membre d’un groupe. Il se sent anime d’un double esprit, il a conscience d’une double énergie, selon qu’il trouve ses moyens en lui-même ou qu’il les emprunte à la communauté. Séquestrez cet homme, retranchez-le de la communion, ôtez-lui la patrie, son existence est désolée ; combien plus amère encore s’il est forcé avec tous son peuple de subir la loi du dehors. Ce n’est donc chose indifférente pour un nation de se gouverner elle-même, d’après une institution qu’elle sent donnée, et qui est l’expression de sa nature, ou de subir la discipline d’une maitre, qui ne consulte que sa sûreté et son intérêt. La privation de l’autonomie n’est pas un simple déni de justice : elle constitue pour la nation, et pour chaque membre de la nation, une véritable diminution de l’être, une sort d’amputation des énergies morales, intellectuelles et physiques du sujet collectif et individuel.

Mais la plus déplorable de toutes les situations est quand le corps politique, divisé contre lui-même ou livré à la désorganisation, laisse les citoyens à leur propre vertu ; quand le gouvernement perverti rend aux particuliers la patrie indifférente et sale ; [46] odieuse. La Polonais, sur la terre natale ou dan l’exil, chante la liberté perdue : il a oublié ces temps où la Pologne, en proie à la consomption et à l’anarchie, repoussant une dictature que n’eût pu la sauver que par le sacrifice de tout ce qu’elle avait cru et adoré ; insupportable à elle-même maudissant ses réformateurs, se précipitait dans les bras de l’étranger.

Complétons donc la théorie idéaliste, et disons :

L’Etat n’est pas seulement une fiction du législateur, une convention écrite sur la papier, divisée par chapitres et articles, servant à régler les mouvements des citoyens et le service des fonctionnaires; c’est une existence positive organisée, vivante, gouvernée par une raison intime, et dont les actes produisent en vertu de facultés immanentes; un être réel enfin, mais dont la [vice] nous échappe, comme celle des systèmes sidéraux, par son immensité et par la séparation de ses parties. L’Etat est à la fois idéalité et réalité, contrat et groupe, législation et organisme, idée et puissance, unité et collectivité, être physique et être de raison, corps et âme; une liberté, enfin, servie par des organes, et distincte de la somme des libertés qui la composent et qu’elle soutient. La réunion de ces deux points de vue donne l’idée vraie de l’Etat.

L’Etat, considérée comme être collectif et réel, n’est pas la même chose que la nation, pas plus que la statue n’est le marbre dont elle est faite, pas plus que l’animal n’est la somme des éléments qui le composent. La nation, ou le groupe humain, est la matière dont se forme le corps politique; l’Etat est la forme. [47] Les deux réunis constituent ce que l’on appelle le corps politique, le réalité le plus grande, la plus positive, le plus réalisé, qui existe dans l’Univers. L’Etat, en autres termes, est la nature organisée politiquement; mais in ne faut pas oublier que cette manière de parler, autorisée par la grammaire, et qui semble réserver la réalité à la nation, on ne faisant de l’organisation qu’un attribut, c’est-à-dire une forme, un néant, une telle façon des exprimer, dis-je, implique dans ses termes deux réalités égales. Le substances sans forme ne se conçoit pas, et portant elle est quelque chose; de même la forme sans la substance ne se conçois par davantage, et pourtant elle est aussi quelque chose. C’est ce que montre l’exemple des nations qui, ayant perdu leur autonomie, et laissé périr leur organisme, n’existent plus qu’à l’état de simples agglomérations; ce qu’implique également bien l’exemple de la statue, où il est clair que le marbre est une chose, et la forme donnée au bloc une autre chose. De même que la forme est la condition de la matière, la matière à son tour est la condition de la réforme. Le rapport est réciproque; le rôle de sujet ou d’objet et d’attribut peut leur être appliqué alternativement à toute deux. A qui soutiendrait le contraire, et prétendrait que la matière seule est réelle, et que la forme est une illusion; il serait facile de démontrer, en reprenant ses propres arguments, que dans le corps politique, la nation n’est pas plus une réalité que l’Etat, puisqu’elle n’est autre chose qu’une simple agglomération d’individus qui seule jouissent véritablement de l’existence; et semblablement que dans la statue, le marbre n’a pas plus du réalité que la forme, puisque ca n’est qu’un amas de molécules calcaire, retenue ensemble par un ciment, je veux dire par une force. Puis, après avons ainsi fait disparaître la nation et le marbre, on ferait disparaître de la même manière l’individu et le calcaire, en faisant que l’un et [48] l’autre ne sont encore que des composes, des formes: si bien que, d’analyse en analyse, on arriverait à la notion d’atome, c’est-à-dire, d’un je ne sais quoi sans étendue, sans force et sans forme, qui ne pourrait être dit ni métal, ni métalloïde, ni gaz; qui ne serait aucun des soixante ou soi soixante-dix corps réputés simples, puisque chacun de ces éléments, indépendamment de l’étendue qu’on est libre d’accorder ou de refuser à leurs dernières molécules, jouissant de propriétés nombreuses et variées, sont aussi des composés et des formes; on se trouverait, dis-je, en présence d’une inconnue à laquelle le langage peut donner tel nom qu’il lui plaira, mais qu’il ne serait toujours permis de considérer, d’après cette logique à outrance, que comme une conception métaphysique, une création de notre entendement que notre sensibilité réalise, en un mot, une hypothèse.

Devant cette réduction au néant, le sens pratique commande de revenir au arrière, et de dire simplement: L’Etre, c’est le groupe.

La réalité ou l’existence consistent donc pour nous uniquement dans la manifestation d’un groupement quelconque; la matière et la forme se résolvant ainsi, à priori, dans une définition commune; ces deux catégories devenant identiques et adéquates, nous devrons reconnaître l’être partout où se manifeste groupement, agglomération, association, composition, collectivité, synthèse, organisme, et dire en conséquence que tout ce qui nous apparaît à la fois comme multiple et lié ou combiné dans ses parties, tout ce qui présente des attributs, propriétés ou facultés distinctes, alors même que nous ne pourrions pas discerner les parties, depuis les corps simples de a chimie, et les atomes de la métaphysique, jusqu’aux systèmes sidéraux et politiques, depuis l’étincelle électrique jusqu’à l’intelligence humaine, est une réalité, un être. (1) [49]

L’Etat en général, et, comme exemple ou paradigme, la Pologne, telle est donc la réalité, encore peu connue, dont je me propose dans cet ouvrage de faire, pour ainsi dire l’autopsie, et de reconnaître les conditions principales.

§5.—Application des principes précédemment exposée à l’histoire et à la politique.

La vérité d’un principe se confirme par son application.

Rappelons d’abord l’observation que nous avons faite au §3 de ce chapitre, que la notion de l’état conventionnel, et celle de l’Etat réel, bien que contraires l’une à l’autre et pour ainsi dire antagoniques, ne s’excluent par conséquent pas cependant d’une manière absolue, et que même, dans une politique libre et vraie, elles devient se compléter mutuellement.

Mais, avant de trouver leur équilibre les deux idées entrent en lutte; elle tendent à se supplanter; chacune en son tour obtient la prépondérance, et ce n’est qu’après une longue lutte, une expérience douloureuse, et des révolutions répétées, que l’Etat finit par trouver sa juste formule et sa stabilité.

En premier lieu, au point de vue du raisonnement pur, il est certain que l’histoire et la politique prennent un caractère tout différant, suivant qu’elle s’appuient plus spécialement l’un et l’autre sur la notion de l’Etat idéal, ou sur cette de l’Etat réel.

L’historien s’abandonne-t-il de [préférence] à la première hypothèse? L’histoire devient un panorama de fantaisie, sans cause apparente, sans raison authentique et sans but; un logogryphe perpétuel, indéchiffrable. C’est un suite de phénomène que tombent accidentellement les uns sur les autres, qui tous auraient pu être autres que ce qu’ils ont été, dont la série par conséquent n’a d’autre signification que celle que nous lui prêtons nous-mêmes, en vertu des lois de notre entendement. L’esprit humain veut trouver un lieu à tout ce qu’il découvre: sous ce rapport, le langage conspire merveilleusement avec lui. Mais l’historien, qui sait cela et se méfie des équivoques de la parole et des illusions de l’esprit; à qui l’interprétation arbitraire des événements répugnes autant que l’utopie; l’historien, dis-je, à qui l’idée d’une réalité collective, régie par des lois propres, n’est pas à priori démontrée, ne peut manquer de tomber dans un scepticisme désespérant. Homme religieux, il se réfugiera dans la dogme de la Providence; matérialiste et incrédule, il aura peine à se défendre [50] d’une immoralité systématique. Le succès deviendra sa lumière et sa loi. L’histoire lors, la meilleure école des consciences, se change pour nous en une école de perdition. Expression d’une nature violente, capricieuse, incoercible, indifférente au bien et au mal, pleine de contradictions, également affranchie des principes de la logique et des préceptes de la morale, que l’on peut appeler avec autant de raison, Dieu ou Satan, et qui ne se révèle que par des impromptus et des coupes de théâtre; représentation plus ou moins dramatique de faits que l’imagination peut idéaliser et la mémoire retenir, mais qui, en dernière analyse, restent impénétrable à la raison, étranger à la justice: voilà l’histoire.

Admet-on, au contraire, cette idée d’une existence collective, conséquemment d’une vie, d’une pensée immanente dans chaque nation et dans l’humanité? L’histoire change complètement de caractère: ce sera une physiologie des nations, un biographie de l’humanité. Ici le hasard n’a plus de rôle: les principes de causalité et de finalité redevenant applicables dans de longues périodes et sur de vastes surfaces, tout a sa raison d’être; l’énigme cesse de paraître insoluble; grâce à cette même histoire dont le chaotisme faisait tout à l’heure son désespoir, la philosophie pratique peut se produire avec certitude. Si, dans la masse de faits que l’historien est appelé à recueillir et à contrôler, il s’en trouve, en grand nombre, qui paraissent tout à fait excentriques, subversif de l’ordre général, rebelles au courant qui les entraîne, l’observation démontrera promptement que ces faits sont le produit de la réaction des volontés particulières, des intérêts locaux, contre la direction et les tendances de la généralité, un effet de l’antagonisme qui entre dans les prévisions de l’histoire, et qui est la force motrice de la civilisation, et la garantie du progrès même. Le désordre apparent, momentané, [51] redevient donc ici de l’ordre; ce sera à l’historien de calculer la portée de ces perturbations, d’en prévoir la réduction, et d’en donner la formule. L’histoire n’est point une démonstration de la fatalité, pas plus qu’une exhibition du hasard: elle implique, dans ses données générales, ordre et liberté. L’appréciation du possible, comme de l’effectif, rentre dans les attributions de l’historien. Tout se paraît ainsi régulier et logique, tout se motive; si chaque fait, grand ou petit, aurait pu se passer autrement, ou ne se produire pas du tout, ce qui est le propre de la liberté, le milieu qui l’encadre devait garder sa signification et rester le même. L’histoire est aussi morale dans ses conclusions que dans ses prémisses.

Ce que nous venons de dire de l’histoire, il faut le dire à plus forte raison encore, de la politique. C’est la politique qui crée la matière première de l’histoire; et son action sur les âmes est bien autrement immédiate, bien autrement grave.

Que l’on se figure un médecin qui, pour guérir les maladies, ne tiendrait compte ni d’anatomie, ni de physiologie, ni de pathologie, ni de l’action des substances; déclarerait toute étude des êtres organisés et des minéraux inutile; prétendrait que la cause première des maladies étant occulte et immatérielle, la médication doit se borner à agir sur l’âme du malade par une sorte d’influx animique, et de pression morale; qu’en pareille affaire la volonté du thérapeute est tout, la pharmacopée rien; qui, en conséquence, imposerait les mains au patient, lui ferait des passes, disant: Je le veux, sois guéri; qui, crachant à terre ferait porter à ses clients, des scapulaires de parchemin sur lesquels il aurait écrit des mots cabalistiques, etc., etc. Ce guérisseur, faisant plus de la [52] médecin homéopathique, allopathique ou expectante, mais ce qu’on pourrait appeler de la médecine subjective, idéaliste, mystique et spirituelle, ne serait plus ni moins qu’un faiseur de miracles. Possible que ses malades ne mourussent par tour; possible même que la réaction du moral sur le physique produisît par fois des cures extraordinaires: à coup sûr, ce ne serait pas un homme de l’art. Et que diriez-vous si, parvenant à entraînée l’aveugle mal [   ], il faisait condamner au feu, comme d’abominables matérialistes, ses concurrents et ses confrères; s’il les faisait passer pour des suppôts du malin esprit, des gens sans âme, des vampires, dont il faut le hâter de purger la terre, en les brûlant et jetant leurs cendres au vent?… C’est pourtant ainsi que les peuples les moins avancés en civilisation, et parmi les civilisés toute la même ignorante, entend la médecine. Et si vous ne voyez pas auto-da-fé de médecins, c’est hélas! Que l’insuccès désolé trop souvent la thérapeutique spiritualiste, sans doute par le manque de foi des malades, et que les réalités passent eux-mêmes, jusqu’à certain point, pour succès.

Eh bien! Cet étrange médicastre est le type et le pendant du politique de la vieille école.

L’homme d’état dont l’intelligence est incapable de s’élever à le vraie notion de la loi, si bien définie par Montesquieu, le rapport des choses; qui dans la société ne [ ] qu’une multitude; dans les mœurs des préjugés ou des conventions; qui, dans les institutions d’un peuple ne sait pas [ ] ce qui vient de la spontanéité publique et ce qui est le fait de l’arbitraire gouvernemental; qui, dans le mouvements de l’histoire, n’aperçoit que des conflits de volontés, de passions ou d’intérêts; qui s’imagine que dans les affaires humaines tout dépend de l’adresse; qui prétend en conséquence gouverner les masses par la ruse, le mensonge, le charlatanisme et l’intrigue, appuyant au besoin ses roueries par la force, mais sans tenir jamais compte ni [53] de principe, ni de droits, ni de tradition, ni d’expérience: un tel homme, dis-je, ramenant tout la gouvernement au bon plaisir de sa subjectivité, n’ayant rien de l’administrateur, ni de l’économiste, ni du jurisconsulte, ni de l’historien, ne serait pas un véritable homme d’état; ce serait, comme le personnage dont je parlais tout à l’heure, un thaumaturge, un imposteur, un tyran.

Or, à la honte de notre siècle, cette odieuse espèce est encore la seule que comprenne et qu’admirer la multitude. Toute mystification émerveille le peuple; toute feinte, tout parjure, ayant pour but de tromper l’adversaire et de le réduire à composition, est sûr d’obtenir ses applaudissements. Les lettres de cachet, les transportations et exécutions sans jugements, les lois de majesté, l’état de siège, la terreur, la confiscation, ne lui répugnent pas, quand elles ont pour prétexte la raison d’état ou la salut public. La peau du lion [cousu] à la peau du renard, comme disait un ancien; un autres termes, le despotisme fourbe, immoral, assassin, tel est un fait de politique, aujourd’hui comme toujours, l’idéal populaire….

Comme je ne fais pas une galerie de portraits, je laisse au lecteur le soin de se définir à lui-même, en opposition à l’intrigant politique, le caractère de l’homme d’état.

Ainsi le raisonnement seul suffit déjà à démontrer que l’étude de l’histoire et le gouvernement des états seront tout autres, selon que l’historien et le chef de nation s’inspireront des principes de l’immanence et de la réalité collective, ou qu’ils suivront les mirages de l’idéalité. S’il est rationnel de juger un principe par ses conséquences, on peut voir déjà laquelle de deux théories mérite la palme.

Mais l’opposition que nous venons de signaler n’a pas attendu pour se [54] traduire dans les faits les déductions du philosophe ; elle se révèle dans l’histoire avec une énergie et une grandeur, qui défie tout scepticisme. La différence des deux doctrines, et leur influence sur les destinées humanitaires, est un des faits les plus considérables que doive enregistrer, dès le début, l’historiens.

Sans doute les premiers législateurs n’ont pas fait, et ne pourraient pas faire cette distinction d’une politique réelle, et d’une politique idéale. Si [ce] résultât été tenus de le faire, ils n’auraient rien établi. En toute chose la pratique passe avant la théorie ; la science positive est de notre époque, la spontanéité appartient surtout au premier âge.

Or, on peut se convaincre, en jetant un coup d’œil, même superficiel, sur l’ensemble de l’histoire, d’un côté, que la tendance réaliste, se manifestant le première, garde pendant une longue suite de siècles, la prépondérance, après quoi, la tendance réaliste prend le dessus ; l’autre part, le réalisme est plus énergique chez certains races, et l’idéalisme a plus d’attrait pour d’autres ; enfin, que le sens général de l’histoire a été déterminé par une sorte d’alternance des deux principes, depuis l’origine des sociétés jusqu’à nos jours. En politique, comme en métaphysique, le moi et le non-moi, sont inséparables ; ils règnent tour à tour, sans toutefois parvenir à s’exclure jamais entièrement ; de leurs coups de bascule résulte la vie de genre humaine et la force impulsive de l’histoire.

En général, les anciennes sociétés, constituées en vertu de leur spontanéité native, tous inspirée de la nature, sont, en dépit de leur mythologie, éminemment réalistes, produit d’une idée concrète et positive. Parmi ces sociétés, le plus considérable et la plus vivace fut celle des Romains. Entrées dans le courant civilisateur, [55] Les Romains ont recueilli dans leur nationalité puissante toutes celles qui les avaient précédés, et qui par des causes diverses avaient commencé de faiblir. En même qu’elle s’incorporait des éléments épuisés, Rome donnait l’initiation à de plus jeune, mais qui, selon toute probabilité, s’ils fassent resté dans leur isolement, auraient finie comme les anciens. On peut dire que le réalisme romain, précurseur de l’Evangile, rassemblant sous une dénomination commune tant des peuples épars, tant de nationalités impuissantes, a sauvé une première fois l’humanité.

Mais cette vigoureuse spontanéité s’épuise à son tour; elle-même prédit sa fin prochaine, en instituant la dictature perpétuelle et l’Empire. Alors, la science sociale, réaliste et définitive, faisant défaut, la spéculation philosophico-théologique la remplace, et le monde est livré aux systèmes, à genoux devant les représentants de l’idéal et de la subjectivité. C’est par là que se distinguera la nouvelle civilisation, impériale, catholique, et plus tard musulmane.

A Dieu ne plaise que je nie que le christianisme ait été, à son lieu et à son heure, un progrès. Le christianisme, pas sa foi, à transformée les âmes, aboli l’ancienne servitude, posé les principes de fraternité et égalité. Tout en affirmant son propre universalisme, il a balancé, il a dissout l’autocratie impériale; en dernier lieu, la réaction des nationalités absorbées ayant brisé cette unité monstrueuse, le christianisme a produit, sous le nom de féodalité, un premier essai de fédération entre les peuples. Le christianisme a opéré des reformes aussi positives que radicales: preuve, encore une fois, que les principes contraire ne l’excluent jamais entièrement, et que la vraie science est de les équilibrer. Mais tout ce la ne détruit pas la vérité de mon observation, que l’idéalisme subjective est la trait distinctif de la politique qui a gouverné le monde depuis la dictature de César jusqu’à la Révolution française : c’est même parce que la réalisme avait été prépondérant dans la [56] période antérieure, que l’idéalisme et la subjectivité le devinrent dans la seconde. De là, les théories de droit divin, d’autorité ou de pouvoir absolu, de dynastie légitime, de gouvernement inconditionné, personnel, irresponsable, affranchi de toutes formes obligatoires, de toutes limites, de toutes garanties; conçu, enfin, d’après les principes d’une théocratie instituée d’en haut, d’une Eglise hiérarchique et d’une pontificat infaillibles. De là, cette politique d’état, dont la cour de Rome fut la première et la plus brillante école, et que Machiavel nous a décrite au vif dans son livre du Prince. De là encore, l’idée même du Contrat social de Rousseau, idée empruntée à Jurieu, qui la [tenait] de Calvin, qui lui-même l’avait imitée de l’Eglise romaine, et qui n’est autre que l’application des maximes du despotisme à la démocratie ou souveraineté du peuple. De là, enfin, le jacobinisme contemporaine, plaie de notre époque, et cause de tous nos retards. Mais ceci exige quelque explication.

§6.—Origine et signification du jacobinisme.–Nouvelle conclusion contre les Polonais.

La Révolution française ayant fin au régime absolutiste, et ne pouvant revenir au réalisme de l’antiquité païenne, affirmant également la liberté du citoyen et celle de l’Etat, tendait naturellement à une synthèse des deux principes, `à un équilibre des deux forces. Dans le nouvel ordre de choses, la politique du contrat social devait être tempérée par l’Economie politique, science nouvelle, que semblait avoir été inaugurée, vingt ans auparavant, comme la pierre angulaire de la Révolution. [57] Il ne suffit plus désormais, pour gouverner l’Etat, d’être un habile homme comme Mazarin, Fleury, Choreal, et autres; il faut être encore un administrateur comme Colbert, un économiste comme Turgot. L’art et le science sont requis tous deux dans le nouveau système: en quelle proportion, c’est à chaque génération, à chaque [. ], à chaque ministre, consultant les circonstance, et l’état des esprits, l’actualité des intérêts, de le décider.

About Shawn P. Wilbur 2707 Articles
Independent scholar, translator and archivist.