Ms. 2832 — Pologne. Les Principes

Première partie.

Les principes.

Chapitre premier.

Histoire et nationalité.

Question polonais.—L’histoire conçue comme une instruction judiciaire : nécessité pour écrire l’histoire et juger un nation de poser quelques principes.—Doctrine d’immanence : que l’organisme politique est le produit de la spontanéité sociale, et que là où cette dernière fait défaut, l’état devenant impuissant et impossible, la nationalité demeure nulle.—Épuisement de le spontanéité dans les nations : Juifs, Grecs, Romains et Italiens.—Divisions de l’histoire de Pologne : conclusion défavorable à la revendication des Polonais.

§1.— Question polonaise.

Les Polonais se plaignent qu’un crime a été commis contre leur nationalité vers la fin du 18e siècle, par les trois puissances coalisée de la Prusse, la Russie, et de l’Autriche. Le droit des gens aurait été monstrueusement violé en leur personne : un état libre, en paix avec ses voisins, aurait été surpris, comme dans a guet-apens et anéanti ; une société remarquable par sa civilisation, illustre par le annales, assassiné. Ils protestent contre le violence qui leur a été faite, contre le congres de Vienne qui l’a sanctionnée, contre l’Europe, monarchique et conservatrice, démocratique [3] et révolutionnaire, qui les oublie ; et ils demandent à été rétabli dans leur indépendance et dans leurs frontières de 1772. Parmi les publicistes, les unes, bien qu’ils reconnaissent l’absurdité de l’ancien gouvernement de Pologne et qu’ils passent condamnation sur son histoire, appuient la réclamation : comme si l’on pouvait ressusciter, ad libitum, une nationalité ; des autres, tout en témoignant de leur sympathie pour un peuple malheureuse, jugent la chose impraticable, et conseillent le résignation. Quand aux promoteurs actifs de la restauration polonais, si quelques-uns soit de bonne foi, le [loin] plus en majorité, gens de partie, chercheurs d’aventures, intrigants sans principes, politiques de clubs et cabarets, n’a d’autre but que de satisfaire sa vanité ou son ambition. Comme dans toutes les questions restées obscures, l’ignorance et le charlatanisme ont pris ici la place du sens commun ; et l’on n’est pas peu étonné de voir des hommes d’opinion contraires, s’appuyant sur des considérations qui l’autre détruisent, démocrates et oligarques, chrétiens et athées, plébéiens et nobles, demander avec un égal acharnement la reconstitution du royaume, selon les un, de la république, selon des autres, de Pologne.

Disons, enfin, que ce que l’on demande pour la Pologne, ou l’a voulu pour la Grèce ou l’Italie, ou se réclame pour la Hongrie, la Bohême, l’Irlande, l’Écosse peut-être : c’est la mode aujourd’hui, en politique, de vouloir de faire les agglomérations unitaires, et de se mettre sur pied les états abolis. Cela s’appelle principe de nationalité.

C’est donc, pour chaque peuple déchu, un procès qu’il s’agit d’instruire, une enquête internationale à faire, qui exige avec des lumières supérieures la discussion des divers [systèmes] sociaux et de dix ou quinze siècles d’histoire !

§2.— L’histoire conçue comme une instruction judiciaire.

Pour juger une pareille cause, il faut les principes. Par malheur, depuis tout de siècles qu’elle enregistre les faits et gestes des nations, l’histoire n’est point encore parvienne à déterminer des lois générales, lois qui ne sont autres évidemment que celles [4] de la formation et de l’évolution des états. En deux mots, la philosophie de l’histoire est encore dans l’enfance : tant le progrès de la raison générale est lent, tant en matière du politique et d’histoire, il faut de générations pour asseoir une expérience, recueillir une observation, se formuler un aphorisme ! On parle des jugements de la postérité. Mais quelles sont les règles de ces jugements ? En vertu de quels principes la postérité rend-elle ses sentences ? A quoi reconnaître la validité d’un verdict, à travers le chaos de tant de récits de dispositions contradictoires ? Savons-nous que penser, en définitive, de César, de Charlemagne et de Charles-Quatre? Qui croire, de Michelet ou de Voltaire, sur le siècle de Louis XIV ? Sir Walter Scott écrit un réquisitoire contre Napoléon ; M. Thiers, tout en s’efforçant de rester impartial, eu fait le panégyrique. Auquel des deux ajouter foi ? La vérité est-elle dans celui-ci ou dans celui-là, ou dans tous les deux, ou bien encore entre le deux ?…

J’ai lu, dans ma vie, une certaine quantité d’ouvrages historique : mémoires, biographies, monographies, tableaux chronologiques, histoires narratives, expositives, politiques, ecclésiastiques, militaires, littéraires, compilation d’annales, recueil de pièce diplomatiques histoires, a [la] usage du peuple et de la jeunesse etc. Je ne crois pas flatter mes contemporaines en disant que notre siècle a produit en ce genre une foule d’excellents écrits pour les quels mon admiration est d’autant plus sincère que je me sensé moins capable d’en approcher. Mais on ne m’accusera pas non plus de présomption si j’ajoute que l’histoire, conçu comme instruction judiciaire, perpétuelle, des nations et de l’humanité la seule en dernière analyse, qui puise servir à l’instruction et à la moralisation des masses, fournir des règles au publiciste, et diriger l’homme d’état, [5] cette histoire, selon moi, n’existe pas. Je cherche des jugements ; je ne rencontre partout que des plaidoyers et des témoignages.

Historien, vos narrations m’enchantent : il n’est roman ni épopée qui approche pour l’intérêt, de ces réalités tour à tour hideuse, vulgaires ou splendides ; des ces revirements imprévu de ces relations où la Providence semble apparaitre en personne et qui laissent loin derrière elle toutes les péripéties et des dénouements du théâtre. Mais il faut conclure ; surtout il faut motiver vos conclusions. Or, vous ne concluez jamais ; vous n’avez ni définitions, ni principes, ni maximes, au moyen desquels vous puissiez formuler un jugement ; on dirait même que, d’après vous, le perfection de l’histoire est de présenter, avec plus ou moins de clarté, les faits dont se compose ; puis, le lecture saisi, d’abondance le jugement à sa conscience. Mais le lecteur est incapable de juger si vous ne lui donnez soi-même le clé de toutes ces énigmes : en sorte que l’histoire, le plus haute manifestation de la vérité, j’ai presque dite de l’être divin, privée du flambeaux juridiques, devient un abîme de doute.

Il s’agit, par exemple, de la chute ou de la résurrection d’un État. Et bien, qu’est-ce d’abord que cette chose que l’on nomme État ? De quoi consistent-elle, et à quel signe peut on l’apercevoir qu’elle peut existe, qu’elle existe ? Est-ce une réalité ou une abstraction ? L’Etat est-il sujet à maladie et à trépas, ou bien, seulement à modification et résiliation ? Sur quoi se fonde le droit d’une agglomération d’hommes à se gouverner elle-même, à l’exclusion de toute influence étranger, et conséquemment à maintenir envers et contre tous, son autonome ? Si ce [5(6)] droit est absolu, comment expliquer, justifier tant de fusions d’États, tant d’absorptions des nationalités, sur lesquelles ne s’élevé aucune réclamation ? S’il n’est que conditionnel, quelles en sont les limites ? Comment, par quelles causes, dans quels cas, peut-il se perdre ?

Quel est ensuite le rapport de l’État et la nation ? Se distinguent-ils l’on d’autre, ou n’est-ce toujours que la même chose, considérée sous deux aspects différents ? l’État est-il le produit de la nation, la manifestation de sa pensée, la forme de sa être, ou simplement une accident de son existence ? L’État et la nation sont-ils tellement liés l’un à l’autre que l’un des deux venant à périr, le mort de l’autre s’ensuivre nécessairement ? On conçoit très bien cette conséquence : Plus de nation, plus d’État. Mais, la réciproque n’est pas vraie ; l’abolition de l ‘État n’entraine pas la mort de la nation ; plus d’une fois, au contraire une nation a trouvé avantage à se place sous la direction d’une autre, et à suivre sa destinée. Dès lors, quelle [opère] de dommage une nation, en qui le lien politique est dissous, peut-elle éprouvez à se voir incorporée, malgré elle, dans un autre état !

L’État, comme toute grandeur [concrète], est susceptible, tant au point de vue de son organisme, que à celui du territoire qu’il occupe, de s’accroitre comme de se réduire, qu’elle sont donc les lois de organisation et de circonscription des états ? Existe-t-il, pour eux, des limites naturelles, et comment les reconnaître ? La réunion de deux races différentes, et par conséquence de leurs territoires respectifs, en un même [corps] de nation et d’État, est-elle contraire ou conforme à la loi de civilisation ? Dans un dernier cas, qu’est-ce qui [le] rend légitime ? Quand peut-elle être poursuivre, au besoin, par la force ? Quels rapports, quels litiges, quels droits, quelles combinaisons politiques, peuvent naitre de la diversité des races, et de la proximité des états ?… [6(7)]

Ces questions, et bien d’autres que l’on verra surgie à mesure que nos avancerons dans cette étude, doivent être préalablement résolus, si nous tenons à porter sur l’histoire en général et sur les révolutions des états, un jugement raisonné. Mais c’est ce dont ne s’inquiètent guère les faiseurs de remaniements politiques. Il a été publié, depuis quatre vingt ans, en faveur de la Pologne, des volumes par milliers : je ne crois pas que la question de droit ait été sérieusement posée dans un seul. S’imagine-t-on cependant alors que les litiges autre simples particuliers sont l’objet de tant de prescriptions et de formalités, que les différends internationaux puissent se régler, si j’ose me servi de cette expression populaire, à vue de nez ; et qu’il suffire pour résoudre de telles questions, de parler aux imaginations et de passionner les [   ]aves !

Sommé de rétracter, ou de justifier d’une manière plus explicite, une opinion incidemment émis par nous sur la Pologne, j’ai compris que ce qui nous manquait surtout en politique et en histoire, ce sont les principes. Pour apprécier sainement la catastrophe qui termine le drame polonais, il faut connaître non seulement les faits qui l’ont précédée et amenée, mais les lois qui régissent les faits eux-mêmes, et qui leur donnent, en bien et en mal, leur signification. Or, je le répète, la connaissance de ces lois est justement ce qui fait défaut à l’histoire.

Certes, je ne me fais pas illusions. Ce n’est pas dans un essai pour ainsi dire impromptu que j’oserais me flatte d’avoir comblé le lacune laissée par tant et de si profonds, et de si laborieuse histoires. Je crois que j’aurais tout [7(8)] au plus réussi à l’indiquer. L’infini est dans l’histoire comme dans la nature : quand même le passé et l’avenir seraient rassemblée devant nous, il faudrait encore des siècles pour en achever le philosophie. Mais il pouvait être permis au chercher le plus modeste de faire quelques pas dans un carrière à peu près inexplorée, et comme il n’est pas besoin d’une grande connaissance de l’anatomie et de la physiologie pour affirmer avec certitude que la privation d’aliments entraine nécessairement la mort de l’animal, ou l’ablation des parties génitales, la perte de la faculté génératrice, de même il m’a semble qu’un simple amateur d’histoire pouvait en reconnaître les conditions élémentaires et poser les fondements de sa judicature. Ce sont ces éléments et ces lois, bases du droit, que j’appellerai historique, bien que le mot ou la chose ait obtenu jusqu’ici peu de faveur, que je me propose d’étudier dans cette première partie.

§3.—Doctrine d’immanence.

Tout devient, se meut et se transforme dans l’univers, la société et des institutions, comme tout le sait. A chaque création qui apparaît, l’esprit se demande qu’elle en est la cause ; à chaque évolution qui se manifeste, il veut savoir quel en est le point de départ, la force impulsive, le première moteur, et la fin. Placé comme il est sur la terre, en communion avec nature et avec ses semblables, l’homme vit d’une triple vie : vie organique, vie intellectuelle, vie politique ou morale. Qui a formé l’homme ? De qui tient-il l’existence ? Qui a donné l’essor à sa raison, et illuminé, au commencement, son intelligence ? Qui lui a donné ses premières lois, imprimé le [respect] à [8/9] son âme, et inoculé la notion de justice à sa conscience ? De tout temps l’esprit humain s’est préoccupé de ces problèmes ; et quelque indifférence qu’affecte notre scepticisme, c’est aux époques de doute et de défaillance qu’il en est plus assailli. En autre termes, et pour rentrer dans notre sujet, à qui appartient l’initiative en toute histoire ? Telle est, selon moi, la précise question que l’historien philosophe, le historien juriste, veux-je dire, doit résoudre.

Autrefois, il n’y a pas encore dix ans de cela, l’apparition des êtres organisés sur notre globe s’expliquait par une action directe, j’ai presque dit par une opération manuelle de la Divinité. Dieu, comme le statuaire, prenait dans sa main un peu d’argile, l’humectait la pétrissait, en fabriquait des figures de plantes, d’animaux et d’hommes, d’après les types conçus dans sa pensée, soufflait dessus, et la vie entrait dans la matière. Pour assurer la perpétuité de son œuvre, il séparait, en chaque espèce, la femelle du male, par la loi de génération, les êtres vivant se reproduisant d’eux-mêmes. Des individus nouveaux succèderaient aux individus anciens, sans intervention ultérieur de la divinité, indéfiniment. C’est ainsi que la Genèse explique la création de la femme. Dieu enlève à Adam, pendant son sommeil, one de ses côtes ; de cette côte il bâtit une femme, aedificavit costam in mulierem, et, comme la vie était outrée dans ces matières, l’amour entrait dans la vie, mariage était institué, la famille fondée, progrès de l’espèce assuré pour les siècles.

Rien de plus simple, de plus rational en apparence que cette anthropogenesie. La position du premier couple est surnaturelle ; mais, le premier anneau de la drame donné, le génération fait le reste. Ainsi parlait la cosmogonie sacrée, à laquelle [9/10] la science profane [avait] un jour avoir donné continuation, quand elle prononça d’un fameux aphorisme, Omne vivum ex ovo. Tout ce qui vit est né d’un œuf ; c’est-à-dire : Tout être vivant procède, par voie de génération, d’un ou deux individus semblables à lui ; il n’y a d’exception que pour le chef de file, qui, n’ayant pu naitre d’un œuf, est sorti de la main de Dieu, qui fait Dieu.

Cette théorie, contre laquelle à de tout temps protesté la philosophie naturelle, paraît aujourd’hui définitivement abandonnée. Qui eût cru cependant qu’en pareille matière l’expérience, seule autorité que reconnaisse le naturaliste, pouvait être appelée en témoignage ? Les partisans du récit biblique devaient croire leur opinion parfaitement en sûreté, aucun fils d’Adam n’ayant assisté à la naissance de celui-ci. Eh bien, c’est l’expérience qui témoigne ici de l’initiative de la matière. La faculté de produire des germes, disent les hétérogénistes, certaines conditions données, est immanent dans la nature, comme la faculté de cristallisation, comme l’attraction. De là toutes ces créations successives, gigantesques et microscopiques, ante-diluviennes et post-diluviennes, dont la géologie nous montre les débris ; de là la production des moisissures et de certains infusoires que nous produisons à volonté, artificiellement. Au fond, la génération sexuelle, par laquelle se reproduisent, une fois née, les animaux et les plantes, n’est elle-même qu’une génération spontanée. En égard au mystère qui l’enveloppe, nous pouvions à bon droit continuer de l’appeler divine, si toutes les analogies ne nous disaient pas qu’elle est naturelle.

Il y a toute une révélation dans cette nouvelle, et selon moi irréfutable doctrine. L’idée de Dieu n’y est point intéressée, la religion n’est pas radicalement atteinte ; la science seulement a reculé la bornes de son empire. Dieu, l’être absolu, ne semble plus [10/11] être en contact avec nous ; qui sait si ce n’est pas une raison pour que nous l’en honorions davantage ?

Du monde de la vie, passons à celui de l’esprit.

Comme la faculté de produire des germes est immanente dans la nature, ainsi la faculté de concevoir et d’exprimer les idées morales et métaphysiques, que toutes les religions et un grand nombre de philosophes rapportent à une révélation d’en haut, est immanente à l’humanité. Et ce qui est vrai des idées, l’est également de la parole, de la poésie, des premiers arts. Leur transmission et perfectionnement ne parurent jamais avoir rien de miraculeux ; la conception première paraissait seulement ne pouvoir s’expliquer que par une révélation. Mais il a fallu renoncer à cette poétique hypothèse ; l’observation et l’[exem]ple ont suivi toutes les idées jusqu’à leur origine ; elles les ont saisi dans leur moments initial, et l’on a pu qu’en fait de métaphysique, de science et de droit, nous ne devons rien qu’à notre propre spontanéité. L’humanité, en un mot, est à elle-même son Verbe, de même que la nature est à elle-même son créateur. Les choses ont été de toute éternité disposées ainsi ; l’homme apporte en animant son double faculté d’intuition et de réflexion ; en quoi cela fait il tort à Dieu ? A mesure que nous nous elevons sur l’échelle de l’être, l’immanence génératrice se révèle avec un surcroit de certitude, la spontanéité de la création intellectuelle et morale témoigne de la spontanéité de la création organique ; et comme nous avons vu la transmission de la vie n’être elle-même qu’une forme de la spontanéité vitale, de même la communication ou transmission des idées que nous faisons les unes aux autres, et qui nous paraît si naturelle et si simple, est elle-même, dans l’initiateur comme dans l’initié, un effet de cette faculté de concevoir et formule à priori ce que nous imaginons [   ] ne posséder que par héritage. [11]

§4.—Que l’organisation politique est le produit de la spontanéité sociale.—Importance de cette théorie.

Ces préliminaires posée, je ne surprendrai personne en affirmant à mon tour que le faculté de produire de gouvernement et de se constituer en corps politique est immanente à toute agglomération humaine, bien qu’elle ne présent pas partout et dans toutes circonstances, la même énergie ; bien qu’elle puisse s’affaiblir au point de laisser tomber au dissolution la Société et périr l’État.

Jadis, cette proposition aurait passé pour un paradoxe, presque pour un blasphème ; ne nos jours, c’est presque une banalité. Par conséquent, dans leur foi que nous ne le sommes dans notre rationalisme, les anciens peuples s’expliquaient l’origine des sociétés et l’établissement des première lois de la même manière qu’ils s’expliquaient l’origine du idée et la formation du premier homme : c’était toujours un révélateur, prophète ou demi-dieu, que, parlant au nom du ciel, avait fait cesser la promiscuité primité, édicté la lois, institué des rites, fondé la cité, sacré la dynastie. Ils avaient beau assister à l’inauguration de la loi ; ils avaient beau témoigner, par leur propre adhésion, que le législateur ne faisait qu’exprimer ce que tous avaient dans le cœur : ils n’en pensaient pas moins que ce législateur était un saint, un inspiré, un ami des dieux, que l’ancien le premier instruit. De la sorte, l’origine des Etats, se confondait pour eux avec celle des choses : la même cosmogonie rendait raison de tout ; et comme tout avait son principe au Dieu, tout acte de la vie sociale se résolvait pour eux en religion. Cette croyance pieuse s’est soutenue jusqu’à nos jours ; nos lois, nos traditions, nos mœurs eu offert à chaque par des vestiges, l’histoire, comme on nous l’enseigne, n’est guère autre chose que cela. Actuellement, [12] d’autres maximes ont commencé de prévaloir, et le moment est venu de faire produire à ces maximes toutes les conséquences. Incrédules, nous avons perdu avec la crainte de Dieu le respect social ; notre conscience, autant et plus que notre entendement, appelle une rénovation. D’où pourrait-elle nous venir, cette rénovation, si ce n’est de notre spontanéité même.

On voit tout de suite, par la question qui nous occupe, la portée de cette théorie avec la principe de l’autonomie humanitaire, c’est celui de toutes les autonomies nationales, et conséquemment de l’indépendance des états, qui se pose l’hypothèse d’une monarchie universelle, d’un omniarchie, d’une catholicité, ne pouvait sortir que de la genèse religieuse ; la théorie de la spontanéité ou de l’immanence lui est diamétralement contraire. En effet, sans cette faculté d’immanence, il n’y a point de vie sociale ; ni l’homme, ne la nation ne s’appartiennent plus. Je pense donc je suis, disait Descartes ; il pouvait ajouter, donc je suis libre. Appliquons ce principe d’un métaphysique, d’ailleurs, tout individualité aux collectivités comment se prouvera la virtualité politique, l’autonomie nationale, l’indépendance de l’Etat ? Par la spontanéité des institutions ; par la propriété de l’idée.

Si les peuples se sont autre chose que chair et sang ; s’ils ne possèdent pas, de leur fonds, une puissance d’organisation et de gouvernement qui leur donne le forme et l’accroissement ; si les mouvements que les agitent viennent uniquement de suggestions ultra-mondaine, ou de causes fatales ; si la part de la sagesse humaine, dans la vie de sociétés, se réduit à un ministère de police ; si les révolutions de l’histoire, enfin, tout l’effet du hasard, ou des passions populaires, ou du machiavélisme des princes, ou d’une Providence dont nul ne peut discuter les secrets : ce n’est pas la peine de nous inquiéter davantage. La nation ne pensant point, destituée de toute spontanéité, la droit à l’autonomie qu’on réclame [13] pour elle est un non sens ; ce que nous appelons nationalité est une chimère, tout au plus un cri de guerre. Rien ne [serve] invoquer en faveur de l’indépendance des Etats la distinction des [races], l’opposition des [   ] et des intérêts. L’autonomie politique est d’ordre intellectuel et moral, et les motifs par lesquels on essaie de conjurer l’absorption n’ont trait qu’à la matière, à la routine et aux privilèges. Dans ces conditions le procès tombe : ne la raison, ni la liberté, ni la conscience ne sont sérieusement intéressées dans une cause qui relève exclusivement du bon plaisir providentiel et de l’aveugle destin. C’est affaire de force brutale, où le droit n’a aucune part. Qu’importe à l’Italie de reconnaître pour légitime souveraine Pie II, Victor-Emmanuel, François-Joseph, ou Napoléon IV ? Qu’importe à la Pologne que sa gendarmerie soit indigène ou russe ? Que son roi soit couronne à Varsovie ou à Moscou ?…

Il n’en va pas de même si, indépendamment des différences de race, de langues et de religion, on admet au chaque groupe politique une puissance de création un vertu de laquelle il produit ses formes, se pose dans son caractère et manifeste son idée, expression fragmentaire de la raison universelle. La nation alors prend une tout autre physionomie. C’est un foyer de civilisation que se [   ] ; une donnée du problème humanitaire qui se révèle. Il importe à l’historien de la saisir dans son idée, de la suivie dans son développement, de savoir le cas échéant, pourquoi cette existence s’est évanouie. Si c’est par extinction de vitalité, ou par violence intentée du dehors. Ceci demande quelques explications. [14]

§5.—Epuisement de la spontanéité politique.

Je dis donc que l‘existence d’une nation, considérée comme corps politique, se reconnaît aux actes de sa spontanéité, à la production de son idée ; que tout autre argument, tiré de la géographie, des climat, de la race, de la langue, est insignifiant ; et que le droit à l’autonomie n’a pas d’autre base. Il répugne, dans la communauté humaine, où toutes les destinées sont solidaires, d’accorder la puissance de soi à qui n’a ni la moralité ni l’intelligence, ni la force. Aux enfants et au imbéciles la tutelle ; aux nations dépourvues de conscience ou bien en qui la spontanéité a faibli, et qui sont tombée aux dissolution, l’incorporation dans une nationalité plus vivante, ou du moins le patronat.

J’ajoute que cette même spontanéité, plus ou mois force, et conséquemment que l’idée plus ou moins étendue, synthétique et féconde, par laquelle se manifeste l’existence politique et morale des nations, n’a été jusqu’à présent, chez aucune, indéfectible ; ce qui implique indépendamment des dangers et des attaques du dehors, que la spontanéité et l’idée d’une nation ne sont point pour son existence politique une garantie de perpétuité. La nation, comme l’individu, est exposée à des perturbations intérieures de toutes sortes ; l’idée restant la même, tandis que les besoins et les rapports ne cessent de se multiplier, semble rétrograder et vieillir. La spontanéité s’use dans un effort inutile, la démoralisation vient à la suite de l’impuissance. La lien social se dissout : vienne alors l’étranger, animé d’une spontanéité plu énergique, ou porteur d’une idée supérieure, et c’est fait de la nationalité. [15]

Les propositions, en raison de leur généralité, pouvant paraître un peu vagues, je vais préciser davantage ma pensée. Il s’agit d’abord de montrer quel immanence des facultés, n’implique nullement qu’elles soient illimitées, infaillibles ou inaltérables.

Tous les jours nous voyons, dans le sujet humain, la raison prime-sautière, sagacité, présence d’esprit, faculté d’invention, instinct, etc., s’émousser et se perdre sous l’influence de causes diverses, la servitude, la domesticité, la routine, la [réflexion] même et la raisonnement ;–le génie s’épuiser par sa propre production, ou s’annihiler par le défaut de exercice ;–l’imagination se refroidir avec l’âge ;–les passions s’amortir par l’habitude et la satiété ;–le sens moral lui-même, sans lequel l’homme n’est plus qu’un bipède, plus industrieux et plu méchant que les autres, s’affaiblir dans l’oisiveté comme dans la lutte ; dans l’opulence comme dans la misère ;–la vie, enfin, diminuer insensiblement d’intensité, et, après une évolution plus ou moins brillante, abandonner la corps qu’elle avait créé, et ne laisser à la place que du fumier et des cendres. Disons-nous pour cela que c’est l’esprit de Dieu qui s’est retiré, le souffle de la Muse que s’est porté ailleurs, la force d’en haut qui ne se communique plus, ou bien encore l’âme qui, après avoir commué sa prison, s’en est envolée ? Ce serait revenir à la vieille mythologie, personnifier des phénomènes, donner la réalité à des mythes, faire de l’homme, puissance s’action et d’expression, une légion de dieux et diables. Non : nous disons simplement que les facultés humaines ne sont autre chose que l’homme même, se mettant, par la diversité et la spécialité de ses organes, en rapport avec la nature et avec ses semblables ; qu’ainsi l’homme ayant été créé dans le condition de la matière, de l’espace et du temps, [16] est un être essentiellement variable et passager ; que ses facultés participent de sa nature passagère ; conséquemment que la spontanéité que lui est immanente est comme lui, sujet à évolution, décadence et mort ; et que c’est précisément ce que exclut l’hypothèse, très poétique, mas nullement scientifique, d’une insufflation, animation, révélation ou possession divine.

Or, il en est absolument de même de la collectivité politique, nation ou état.

Chacun sait, par exemple, que chez tous les peuples que on aucune littérature, la faculté littéraire n’a pas été la même à toutes les époques ; qu’à une période d’efflorescence eu succède une autre de décadence irrésistible ; soit que la nation se soit fatigué à produire ses plus éminents sujets ; soit que, par le fait même du développement générale, sous le coup d’influences défavorables, des sujets d’égale valeur ne puissent plus produire des œuvres égales. Dans un cas comme dans l’autre, on peut dire que la faculté littéraire, immanente à la société, a faibli.

Chacun sait encore qu’aux époques de ferveur religieuse correspondent dans l’histories des époques d’indifférence et d’incrédulité ; que le même peuple qui, dans un siècle se distingua par l’austérité de ses mœurs, étonna ensuite le monde par sa licence ; et que tel qui conquerra d’abord héroïquement sa liberté, la livra, quelques années après, lâchement. Tous ces faits démontrent clairement que la vitalité, l’intelligence et a vertu, dans une mass d’hommes, peuvent baisser de niveau, bien qu’elles ne s’éteignaient jamais entièrement ; bien qu’il y surgisse encore des individualités hors ligne.

De toutes les facultés sociales, la plus importante, celle que nous occuperons davantage, est celle qui [a] pour objet l’organisation politique. [17]

Si l’on conçoit l’Humanité comme une seule famille, et la civilisation comme une œuvre d’ensemble, la plus simple coup d’œil jeté sur l’Histoire suffit pour apercevoir que dans cette œuvre chaque peuple apport son idée, représente un moment du progrès ; en sorte que, dans la série des siècles, les nationalités semblent se relayer les unes les autres, et, après avoir fourni leur contingent, disparaissent. Telle est, de moins, la loi du passé : resté à savoir dans quelle mesure elle est applicable à l’avenir. Les nationalités sont-elles, de leur nature, indestructibles, immortelles, et la mort dont presque toute, ont été jusqu’à présent, et successivement frappées, est-elle un accident ou une loi d’histoire ? Celles qui se sont éclipsée peuvent-elles reparaître, ou sont-elles condamnée à un eternel évanouissement ? Telle est la question que soulève l’idée aujourd’hui si populaire des nationalités ; question bien plus complexe qu’elle ne semble au première abord, et qui ne se résoudre, je puis le dire d’avance, ni par oui ni par non.

[IN MARGIN : à changer. Tout nation, organise en corps politique particulier, en grand groupe, [] dit s[   ], et se perdu dans la fédération universelle.]

§6.—Juifs, Grecs, Romains, Italiens.

Parmi toutes les nations dont l’histoire nous révèle l’existence, un grande nombre se sont arrêtées dès les premiers pas ; puis, comme désespérant de elles-mêmes, se sont perdues dans une tyrannie ou anarchie précoce, ou se sont absorbées dans d’autres états ;—d’autres, après avoir élaboré pendant des siècles, avec persévérance et succès, leur constitution ont imposé leur caractère à la civilisation générale ; puis, après avoir fourni une carrière plus ou moins glorieuse, n’ayant plus le sens du mouvement elles ont dû céder la place à de plus jeunes, abdiquer et disparaître. Aucune n’est encore revenue à l’existence.

Pour ne parler que des nations les plus connues, celles que ait exercé l’influence [18] la plus directe sur la civilisation, et qui, à la fin du siècle dernier, avaient disparu de la scène, les Juifs, représentants pour nous de l’ancien monde oriental, ont épuisé leur spontanéité dans la production du monothéisme ; la Grèce, impuissante à réaliser son amphictyonie, a donné la philosophie et l’art ; Roma a créé et généralisé le droit ; l’Italie du moyen âge, reprenant l’idée fédéraliste, mêlent le droit romain à l’Evangile, a créé le système féodale, sous la double autocratie du Pape et de l’empereur. Et tous, Juifs, Grecs, Romains, Italiens, leur œuvre accomplie se sont éclipsée : ils sont morts, pour ainsi dire, de leur enfantement ; ils étaient à [   ]. L’idée donnée, reformée, remplacée, ou vaincue, une sorte d’habitude saisit la nation qui le portait ; cette nation s’agite à vide, se déplaise, se dissout comme corps politique, et devient, pour un laps de temps incalculable, puisque l’histoire n’offre aucun exemple d’une renaissance, incapable de représenter quoi que se soit. Ce n’est plus, comme l’a dit Metternich, qu’une expression géographique, vouée à la domination du premier occupant.

Ainsi les Juifs, que tant de servitudes n’avaient fait fléchir, ni celle d’Égypte, ni celles des Philistines et de Moabites, ni celle d’Assyrie et de Pèsse, ni celle des sois de Syrie, ni l’occupation romaine, ayant enfin perdu leur dernière illusion sous Barcochébas, ont quitté leur terre de promission pour se faire coutiers du monde. Le Messie peut venir quant il voudra ; le peuple de Dieu fait des affaires, et multiplie comme jamais. Mais la spontanéité de Jacob s’est éteinte, la nationalité d’Israël s’est évanouie. Ceux-là du moins ne demandent plus leur réintégration : ils s’accommodent comme les Jésuites, de tous les gouvernements ; [19] servent en même temps, là où ils se trouvent, la révolution et la réaction, contents d’exploiter par l’usure et l’agiotage les peuples chrétiens, qui leur ont pris leur idée, et que jamais, en leur qualité de Juifs, ils ne se résoudront à regarder comme frères.

Ainsi les Grecs, qui dès le temps de Philippe ne s’entendaient plus ; qui, sous la conduite d’Alexandre, ont répandu leur philosophie et leurs arts, les Grecs s’effacent complètement sous la domination dédaigneuse de Rome. Ni l’édit du préteur, ni l’Evangile du Christ, ne saurent les relever. Les disputeurs du Bas-Empire seront au-dessous de la barbarie ottomane. En 1825, l’Europe libérale, s’interposant entr’eux et leurs [possesseurs], crut les ressusciter. J’approuve cette médiation. La chue d’une nationalité n’implique pas que la nation doive être vouée à la tyrannie et au mépris. Mais, la spontanéité est-elle revenu aux Grecs ?

La nationalité soi-disant restaurée, a-t-elle produit une idée nouvelle ? représente-t-elle quelque chose ? Non ; la Grèce affranchi est stérile ; les garanties été les pratiques constitutionnelles, qu’on lui adoss[]es son[t] [indigestes] ; les modernes Hellènes ne savent que rêver de l’Empire de Constantinople ; en attendant, ils vivent, ou plutôt ils végètent de la spontanéité des races du nord, sous le sceptre constitutionnel d’Othon de Bavière, un brave homme d’allemand, qui s’[ennuie] au milieu d’eux et dont ils ne se soucient guère. La race grecque a survécu à toutes les révélations, comme la race israélite ; moins désespérée que celle-ci, elle est restée fidele au sol natal, mais il n’y a pas plus de nationalité grecque que de nationalité judaïque : il ne peut plus y en avoir une. [marginal note] [Ne dites pas pour cela que cette race a dégénéré : ce mot n’a pas ici de sens. Ne confondons pas a qui est de la race, avec ce qui appartient à la nationalité. [20] Le premier est affaire d’ethnographie, de psychologie, de physiologie ; le second a trait à la politique. Depuis la ruine de son temple et la disposition de ses tribus, Israël a produit la Rav. [P]ale, Maimonide, Spinosa. De pareils hommes valent les anciens prophètes. Les Romains de la décadence n’ont-ils pas au Germanicus et Thraséa ? [Probe], Dèce, Valérien, les Antonins, valent-ils moins que Camille, Regulus, Scipion, Paul [Emi]le et tous les consuls de la République ? Est-ce que les héros grecs de la guerre de l’indépendance contre les Turcs, avaient moins de cœur que ceux de la guerre contre les Perses ? Non, non : il ne faut point accuser ici la dégénérescence de la race ; il y a simplement, je le répète, cessation de la spontanéité nationale,, exhaustion de l’idée politique, ce qui est tout diffèrent. Juifs et Grecs [feront] désormais cd que la civilisation qui les enveloppé les fera, et à laquelle ils ne peuvent plus contribuer qu’en s’y soumettant.—Quoi ! direz-vous, la spontanéité d’une nation longtemps opprimée, mais enfin rendue à elle-même, serait éteinte à jamais ! qui vous dit qu’elle ne puisse renaître ? Avant de répondre à question, il faudrait commencer par prouver que, dans les données de la civilisation générale, il importe que cette spontanéité renaisse, et que le progrès de l’humanité la réclame. Notre politique de fantaisie est-elle en mesure d’administrer cette preuve ?

Ainsi le peuple romain, on peut le dire, s’est consommé tout entier dans sa conquête : il n’est pas de race qui ait autant envahi, autant possédé, aussi longtemps dominé, qui ait aussi profondément marqué son empreinte, et qui ait en même temps laissé une postérité si douteuse et si faible. Qui oserait [affirmer] que les Transtévérins d’aujourd’hui et les paysans de la Romagne descendent des compagnons de Romulus ? Dès la fin de la seconde guerre, on cherche le peuple romain : Scipion, haranguant les citoyens de fabrique, les traitait d’affranchis. La nationalité latine a fini dans la promiscuité des nations : cela devait être ; les sujets du St. Père, prompte à lancer le couteau, n’entendent [rien] a la politique, quoi qu’on dire ; il ne s’en occupent même pas.

Que dirai-je de l’Italie, du moyen âge, qu’il faut bien se garder de prendre [21] pour l’héritière de Rome, puisqu’elle ne fut autre chose que la réaction des nationalités de la péninsule [coutre] contre la tyrannie de la capitale ? Nous savons le rôle qu’elle a joué, et ce rôle fini, ce qu’elle est devenue. Partagée entre Rome et Constantinople, entre la Papauté et l’Empire germanique, entre le royaume unitaire et la fédération des villes, l’Italie donne se signal de toutes les révolutions qui s’accomplissent en Europe depuis la mort de Augustale jusqu’à l’avènement de Charles-Quint. Puis elle l’en dort dans les corruptions de la Papauté, les délices du dilettantisme, et les immoralités de Machiavel, laissant faire à [deux] nationalités plus jeunes et la Reforme, et la Philosophie moderne, et l’Equilibre européen, et la Révolution. Comme la race de Jacob, l’Italie a continué de produire de grandes individualités, Machiavel, Michel-Ange, Galilée, Vico, Alfieri: ce n’en est pas moins une nationalité finie. Croyez-vous sérieusement que ce Lazare aille se réveiller? Les entrepreneurs de restaurations nationales l’appartient: j’aimerais mieux que la nation, au lieu de se laisser galvaniser, fit elle-même ses preuves. Mais il en est des Italiens de Victor-Emmanuel comme des Grecs d’Othon: ce sont des somnambules, qui remâchent les lauriers et les idées de leurs pères. Il suffisant d’introduire sans bruit l’Italie dans la civilisation moderne, de l’initier, peu à peu au droit civil, au libre examen, aux principes d’une comme administration, aux garanties constitutionnelles: cela ne dérangeait rien, entrainait tout, servait l’Europe et l’humanité. Les émancipateurs ne se sont pas contents de si peu. Sous leur influence, la pourra Italie ne [pense] à rien de moins qu’à reprendre son ancien rôle; elle rêve l’apostolat de l’Europe; elle affirme son unité, réclame Nice, Vénice, Rome, [Trieste], la Corse, le Tessin, tout la cote orientale de l’Adriatique, et du premier coup le forge en idée [22] un empire de trente millions, supérieur a celui que possédait chacun des collègues de Dioclétien. Son idéal est toujours, en dépit de leurs contradictions insolubles, l’empire et le pontificat, le royaume et les fédérations. Le pape subordonné à l’empereur (français ou germanique, n’importe), si l’opinion est gibeline ; l’empereur au contraire subordonné au pape, si les guelfes sont les maitres ; les villes acclamant le royaume unitaire, aussi longtemps qu’elle redoutent l’empereur ou le pape, mais toujours prêter à secouer le joug monarchique et à invoquer l’Empereur ou le Souverain Pontife, aux premier mécontentement. Autre temps, que voyons-nous ? Le pays désolé par l’incendie et la massacre, comme au temps d’Esselin ; la bourgeoisie engouée du système doctrinaire, dans lequel elle promet de surpasser ses modèles, sa plèbe enfiévrée de déclamation, réchauffée, de Rousseau et de Robespierre ; et puis toujours, partout, l’étranger, Habsbourg, Bonaparte, Palmerston, Rothschild, Mirès, planant de haut sur la Péninsule, qu’il exploite et protège. Napoléon III, dites-vous, avec Victor-Emmanuel, a été le libérateur de l’Italie. Oui, comme il a été le libérateur de l’empire turc. Eh bien, que Napoléon III achève son œuvre ; qu’il donne à l’Italie tout ce qu’elle lui demande encore, Rome, Venise, Trieste, et Nice, et la Corse, et le Tessin, Malte même, si les Anglais y consentent : et je ne crains pas d’y engager ma considération de publicité quand Napoléon III aura obtenu toutes ces demandes, il s’apercevra que l’Italie n’est pas plus avancée qu’auparavant : elle aura fait quelque pas de plus dans sa tyrannie séculaire et dans son antique corruption. Alors l’Empereur, suivant les traces des Othon et des Barberousse, repassera les Alpes avec son armée ; il ira remettre l’ordre dans cette Italie qu’il croyait avoir affranchie ; pour plus de sûreté s’adjugera la couronne de fer, donnant Naples, Florence et Rome à ses fils et à ses cousins… [23]

Certes, les races humaines, tout en se croisant et se mêlant, ne peuvent périr. Si, pendant un temps, la servitude, la misère et le vice peuvent les faire dégénérer, il suffit de leur rendre la liberté, la moralité et le bien-être pour qu’elles se relèvent. Tout cela est de pire physiologie. Mais il n’est pas vrai que les nationalités ressuscitent une fois que leur spontanéité a donné son contenu ; et la raison en est simple, elles n’ont plus rien à faire au monde, aujourd’hui moins que jamais. Vous qui parlez de rendre l’existence aux nationalités soi-disant opprimés, croyez-vous donc en avoir pour si longtemps de la votre ? Depuis tantôt quatre siècles, La spontanéité du Tiers-Etat a produit, sure toute la face de l’Europe, d’abord la rénovation littéraire et philosophique ; en second lieu, la Réforme ; finalement la Révolution : trois grands mouvements, dont la pensée, dégagée de tout nationalisme, est devenue presqu’aussitôt universelle. Mais vous ne pouvez niez que depuis une cinquantaine d’années cette même spontanéité du Tiers-Etat ne soit en train de se perdre à son tour, sans le matérialisme mercantile et l’ambigu doctrinaire : dernière et irréparable défaillance, que a commencé par nous au [   ] Français, et qui déjà se révèle sur tous les points de l’Europe. Or, l’Humanité ne pouvant mourir ni la civilisation rétrograder ; il faut admettre que nous avoir ici le symptôme d’une révolution radicale, qui, changeant les conditions [24] de la vie et de la spontanéité humanitaire, tendant à effacer toute distinction de nationalité, tout privilège d’autonomie, toute agglomération artificielle, toute spécialité d’institution, tout rivalité de gouvernements, et ne laisse subsister, au milieu du désarmement général et de la suppression de toutes les bassières, que la droit, identique et universel, et la liberté. Le progrès social aurait ainsi, dans un avenir peu éloigné, pour caractéristique, l’affaiblissement de la spontanéité politique dans les nations, résultât de l’équilibre général et de l’identité des garanties ; comme le progrès philosophique a eu pour signe l’affaiblissement de la spontanéité religieuse, affaiblissement qui date de la fusion des cultes dans le catholicisme.

§7.—Application à la nationalité polonais de principe d’immanence.—Divisions de l’histoire de Pologne.

Le lecteur sait maintenant quelle est la pensée dominante de cette Étude.

Toute nation, en tant qu’elle est un élément d’humanité, qu’elle représente un de ses moments et de se aspects, possède la faculté de s’organiser, de se former en corps politique, ayant vie, attraction et évolution; absolument comme l’homme possède de son fonds la mémoire, le génie, la conscience, l’amour. C’est un faculté positive, immanente dans le sujet collectif, susceptible de l’éducation et du développement, qui a ses lois et ses formes, mais qui se manifeste spontanément, et que l’on ne saurait suppléer par aucun artifice.

Mais par cela même cette faculté est plus forte ou plus faible, selon les races et les [25] circonstances; elle peut s’altérer, s’épuiser, laisser le nation incapable de résistance devant l’étranger; il paraît même qu’elle diminue par le fait de la civilisation générale, et sous l’influence de causes dont nous parlerons plus tard.

Ainsi la virtualité politique, et conséquemment la nationalité, ou péri chez une foule de peuples dont les noms subsistent seule dans l’histoire, ou ne servent plus qu’à désigner des circonscriptions géographiques: telle fut la destinée de ces anciennes peuples, aujourd’hui perdus, Égyptiens, Bactriens, Assyriens, Romains, etc.; telle est cette de plusieurs nations modernes dont on peut dire une la matière a été conservée, mais qui ont perdu la vie et la force.

Les fauteurs de restaurations nationales ne raisonnent pas ainsi; ils ne savent ce que c’est que l’immanence, ils ne croient point à une spontanéité humanitaire. Toute nation, disent-ils, toute agglomération d’hommes, comme tout individu, est libre; elle a le droit de se gouverner comme elle l’entend, d’être maîtresse chez elle, de gérer ses [affaires] selon son plaisir, sans que nul étranger puisse s’en mêler. Tant pis pour elle, si elle commet des fautes; mais l’expérience peut seule l’instruire et la [redresser]; et ses échus ne donnent pas droit à ses voisins de s’ingérer dans son gouvernement. Delà l’idée, aujourd’hui si populaire, d’une restauration des nationalités tombés, utopie dont se rirait, si elle n’était atroce, folie la plus [insigne] d’une société qui se sent elle-même mourir.

Supposer que la faculté d’organiser ne soit rien de plus, dans une nation, qu’un acte de son volonté et de son bon plaisir; que l’on fonde un état, comme on pave un contrat de vente ou de louage, comme on fait la carte d’un [dines] ou comme on prend une concubine, nier la spontanéité humanitaire, enfin, ce que j’ai appelé principe d’immanence, c’est, de deux choses l’une, faire de l’organisation politique une abstraction, du gouvernement un arbitraire, [26] de la politique une fantaisie, ce qui est également faux et immoral; ou revenir au système des anciens, suivant lequel toute idée venant de Dieu, toute institution étant décrétée d’en haut, tout individu et tout race ayant part égale aux [dons] de l’Esprit, la nationalité doit être considéré comme sacrée, quoi qu’il advienne, sauf les cas d’agression, d’absorption volontaire, ou de sacrilège.

Je crois inutile d’insister davantage sur ces deux hypothèses, la première sophistique, la seconde idéaliste et mystique : il suffit, pour les réfuter, de les avoir mises en regard de la théorie positive de l’immanence. Pourquoi la guêpe, plus grande, plus forte et plus belle que la mouche à miel, tout aussi intelligents est-elle cependant moins bonne ouvrière ? Direz-vous que c’est son plaisir, ou que Baal-zéboub, le dieu des mouches, s’est montré à son égard moins favorable ? L’un serait aussi ridicule que l’autre. C’est que la spontanéité mellifère, ou la faculté de fabriquer le miel et de bâtir des ruches, n’est pas la même d’un dans la guêpe et dans l’abeille ; ce qui est à la fois simple, clair, rationnel, et positif. Raisonnons de même des nations ; disons qu’elles n’ont pas toutes, et dans tous les temps, ni dans tous les milieux, la même puissance d’organisation, la même énergie de développement, et que telle est la cause première de leur bonne ou de leur mauvaise fortune. Chose étrange, un écrivain anglais, M. Spence, dans un ouvrage comme je voudrais qu’il en parût beaucoup en France, vient de prouver que tous les hommes d’état des Etats-Unis d’Amérique sont sortis jusqu’à présent des états à esclaves, et que la capacité politique est beaucoup moindre dans les états de liberté ! Et les faits et gestes du gouvernement de M. Lincoln ne confirment que trop, hélas ! la justesse de cette observation. Ce n’est certes pas une [27] raison de conclure que l’esclavage soit cueilleur que la liberté, à Dieu ne plaire : mais cela donne singulièrement à réfléchir sur le théories de Jean-Jacques Rousseau et de Montesquieu, le premier fondant la souveraineté politique sur la suffrage populaire, le second prétendant que la république a pour principe la vertu.

Revenant à la question polonaise, il résulte de tout ce que nous avons dit que ce que nous avons a faire tout d’abord, après avoir recueilli la plainte des Polonais, est de constater s’il y a mort ou survie de leur nationalité. Dans le premier cas, la seule décision à prendre sera l’ordre du jour ; dans le second l’affaire changerait d’aspect, la société européenne étant intéressée à ce qu’aucun de ses membres vivants ne soufrée violence et dégradation.

Or, il suffit de jeter les yeux sur un tableau de l’histoire de Pologne, le plus [puciact] possible, pour juger aussitôt que, de ce chef, la réclamation est inadmissible.

L’Histoire de Pologne se divise naturellement en six périodes principales.

La première comprend toute l’époque païenne ou de formation. Elle ne commence à devenir certaine et authentique que vers l’an 862 de notre ère, date de l’élection de Piast, et finit à la conversion de Miéculas en 964. Sur l’idée fondamentale, politique, économique et sociale, des peuples Slaves, idée qu’ils ont de commun avec les peuples germaniques, il n’y a rien à dire, sinon que cette idée a [rien] fait un développement, qu’elle était incapable, dans ses donnée originale, de [régri] une grand état. Le Christianisme se présente, pour compléter cette idée.

IIe Période, de l’an 964, date de l’introduction du Christianisme en Pologne, au partage des Etats de Boleslas III en 1139.—Essai d’organisation de l’Etat polonais, par [28] l’initiative royale, sous l’influence de l’Empire et du saint Sieye ; essai qui n’aboutit pas, malgré les règnes brillants des trois Boleslas.

IIIe Période : de la mort de Boleslas III, en 1139, au couronnement de Vladisla, Lothietek, en 1320.—L’établissement monarchique, absolutiste, ayant échoué la noblesse devient prépondérante ; l’influence des grands prime la royauté. Essai de constitution de la Pologne par l’aristocratie, selon la principe féodal. Cette tentative ne réussit pas mieux que la première, mais l’aristocratie est vaincu, et la féodalité éliminée, que fera la Pologne ?

IVe Période : du retour de Lothietek, en 1320, à la mort de Kazimir IV, en 1492. La Pologne comprend à cette époque, et depuis plusieurs siècles déjà des vastes territoires ; des populations nombreuses ont été amenées à la république léchite.—Mais l’Etat est toujours en question ; il n’est pas sorti, quant à l’organisme, de la période embryonnaire. Essai de conciliation entre le royauté et la noblesse haute et basse, avec un semblant de protectorat de la couronne en faveur des paysans : sorte de baiser Lamourette, qui amène une politique doctrinaire. Tout changement porte avec soi [en mieux] être momentané ; tout modérantisme fait d’abord illusion. Aussi cette époque est-elle signalée par les historiens comme la plus florissante de la Pologne. Mais l’équivoque, la bascule, le modérantisme, les transactions, ne peuvent [tenir] lieu des principes : à la mort de Kazimir IV, la république est plus corrompis, plus avariée, et le statu quo plus insoutenable que jamais.

Ve Période : de l’avènement de Jean-Albert, en 1492, à la mort de Sobieski, in 1696.—La lutte commence, sourde d’abord, puis avouée et officielle, entre la royauté et la noblesse. Période d’anarchie par excellence, de dépravation et de brigandage nobiliaire, de désespoir national. On ne cessé de parler de la réforme de la [29] république : mais rien ne se fait ni ne se peut faire ; le paysan, on l’[   etons], est plus que jamais asservi ; les villes sans influence et sans droits ; la nation, après de vaines démonstrations d’Independence religieux, se livre aux jésuites et se fait persécutrice ; enfin, la royauté, déshonorée en Koributh succombe en Sobieski, et la Pologne, trafiquent joyeusement de la couronne, signe sa déchéance et se livre à l’étranger.

VIe et dernière époque: de 1697 à 1862.—L’élection de Frédéric-Auguste de Saxe marque la mort morale de la Pologne ; le partage de 1772 et 1796, en est la mort physique. L’un était la conséquence de l’autre. De 1796 à 1862, vie d’ombre, pendant laquelle les nobles polonais se mêlent à toutes les agitations de l’Europe, invoquent toutes les puissances, caressent tous les partis, professent tous les principes, faisant tout à contre-sens, et n’aboutissant toujours qu’à faire resserrer leurs chaines. Mais cette agitation posthume, qui s’observe chez toute nation déchue et incorporée, faiblit elle-même, jette sa dernière lueur dans les incendies et les assassinats ; et nous pouvons dire, c’est fini, consummatum est.

L’histoire de Pologne, ainsi que l’a fort bien vu Salvandy (Histoire de Jean Sobieski), est une longue déchéance, ou pour mieux dire, c’est un effort soutenu pendant 900 ans pour se constituer et toujours impuissant. Tout cet échafaudage de royauté, d’aristocratie, de république, de conquêtes, qu’on appelle Etat de Pologne et histoire de Pologne, n’est qu’une représentation de théâtre, derrière laquelle il n’y a rien. Des abus, de la tyrannie, du brigandage, des usurpations militaires suivies d’immense [   ]. Plus tard de l’intolérance de l’hypocrisie, de l’anarchie, mais pas d’institutions sérieuses, pas de lois, pas de justice, pas de principes, pas d’assimilations, c’est-à-dire pas même de conquêtes : voilà ce qu’on trouve dans les annales polonaises.

A dire vrai, la Pologne, en tant que corps politique, nation organisée, n’a joui que d’une existence fétale ; elle n’est pas venue au monde : c’est [à doute] conviennent tous les historiens, ceux là même que lui sont le plus sympathiques. L’état de Pologne a été retenu pendant des siècles, par la nation elle-même à l’état embryonnaire ; puis il est mort, et l’étranger a partagé le cadavre. Il y a bien existe, en Pologne, une caste de nobles pillards et encore plus bavards, et une caste de paysans odieusement asservi ; il y a eu une ébauche de monarchie, un simulacre d’aristocratie et un fantôme de république ; jamais, en réalité, ni droit, [30] ni garanties, ni liberté, ni justice, ni gouvernement, ni souverain. Dire comment a pu se produire une semblable anarchie; comment en l’absence de voisins forts elle s’est [soutenue] si longtemps; comment, à fosse de contrefaçons latines et d’ostentation vaniteuse elle avait acquis une sorte de respectabilité; et comment, aussitôt que les lumières d’une civilisation vraie et d’une politique sérieuse eurent rayonné autour d’elle, le spectre s’évanouit, c’est toute l’histoire de le Pologne.

Si ces faits sont établis, et je puis défier qui que ce soit de les révoquer en doute, de quoi de plaignent les Polonais? Quel tort leur a-t-on fait: je raisonne exclusivement au point de vue de la nationalité, c’est-à-dire de la spontanéité sociale, la seule chose qui soit sans doute pour le moment en question? Qu’ont-ils perdu, dont la perte ne soit arrivée par leur faute? Sans doute on ne peut pas dire de la Pologne qu’elle n’a jamais fait acte de nationalité, puis qu’elle a produit ses éléments depuis les temps fabuleux de Aacus et de [Léch] jusqu’à ceux plus certaines de Piast; puisqu’elle a remplacé son ancien culte par la religion du Christ, et que sa monarchie eut d’assez beaux commencements sous les Boleslas. Mais cette spontanéité s’annihile rapidement dans les siècles suivants, et quand elle a perdu avec Sobieski son dernier prestige, on s’aperçoit que sous cette multitude de nobles indisciplinés et de paysans serfs, dans ce vaste royaume que va de la Baltique à la mer Noir, il n’y a véritablement [personne]. La Pologne a passé, et n’a servi à peu près de rien à la civilisation générale. Quelle a été sa mission en Europe? Quelle idée a-t-elle produite? Dans quelle œuvre l’a-t-on arrêtée? Où est son initiative? À l’exception, je le répète, des temps antérieur à sa conversion au Christianisme, quand peut-elle se vanter [31] d’avoir vécu d’une véritable vie? Car c’est la vie, et non pas seulement la naissance, qui constitue la nationalité.

L’effet de la civilisation a fini par éliminer cette anarchie scandaleuse; la sévère justice de l’histoire a ravie aux Polonais le sceptre et l’indépendance : à qui la faute? La Pologne, comme la courtisane stérile, que maudit l’Ecriture, a été condamnée; après tant d’avortements, elle était arrivée à l’impuissance, et formait sur la carte un vide. Ce vide, danger pour tous, a été comblé,–bien ou mal, ce n’est pas ce dont il s’agit pour le moment,–par l’intervention des trois puissances les plus proches: je dis hardiment qu’elles ont bien fait, et qu’elles ont agi dans leur droit, comme dans leur intérêt. Si la cause polonaise n’a pas d’autre argument à fournir que celui de la nationalité violée, elle est perdue.


NOTE: Ms. 2832 continues with “Second Part: History,” which continues into MS. 2833. The remainder of this text appears in Ms. 2834.

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