E. Armand, “The plus grand danger de l’Après-Guerre” (1919)

E. ARMAND

Le plus grand danger de l’Après-Guerre

Prix: O fr. 25

Edition de l’Auteur
22, CITÉ SAINT-JOSEPH, ORLÉANS

1919

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Le plus grand danger de l’Après-Guerre

I

Lorsque Henri III montra à Catherine de Médicis le cadavre du duc de Guise gisant sur le plancher, en le château de Blois, la rusée italienne lui fit, assure l’histoire anecdotique, cette réflexion : « C’est bien décousu, mon fils; il s’agit maintenant de recoudre. »

Il ne suffit pas d’avoir fait la guerre cinq ans durant, d’avoir entassé les cadavres et les ruines, d’avoir jeté au gouffre les espèces et subsisté sur un crédit factice. Il s’agit de « refaire » un monde, de reconstruire une civilisation. L’après-guerre est grosse de problèmes, et de périls. Pour impérative que soit la solution de ceux-là et redoutable la menace de ceux-ci, on sent une hésitation Chez ceux qui ont accepté la lourde et tragique responsabilité d’être les conducteurs des troupeaux humains.

C’est que multiples et graves sont les problèmes que pose l’après-guerre : Problèmes d’ordre politique — il s’agit de confectionner une carte nouvelle de l’Europe et de l’Asie. — Problèmes d’ordre militaire : Comment concilier « la défense nationale » avec le renoncement aux armées permanentes — et si l’on s’en tient à un système mixte, quel budget peut se flatter de payer l’intérêt des dettes contractées et de subvenir en outre, aux dépenses ? — Problèmes d’ordre économique : l’anormalité du coût de la vie, la spéculation, la hausse continue et irréelle des salaires menacent de rendre endémique un état de production déséquilibrée et de consommation fébrile. — Problèmes d’ordre éthique : la situation sociale, économique, politique, individuelle de la femme, peut-elle être envisagée sous le même angle qu’avant la guerre? — Problèmes d’ordre intellectuel et religieux : La mise au service des forces de destruction des hommes et des choses, des connaissances scientifiques, de l’idée de Dieu et du Devoir ne proclame-t-elle pas la faillite de l’éducation laïque comme de l’éducation religieuse? — Et j’en passe. Ce n’est pas trop d’écrire que la guerre, et surtout l’après-guerre, vont remettre en question et discussion les bases sur lesquelles a jusqu’ici reposé la société. C’est une tempête quia secoué jusqu’en leurs plus profondes racines les raisons d’être des faits qui sollicitent l’activité et l’attention de ceux qui œuvrent et qui méditent. Le fait économique, le fait politique, le fait féminin, le fait moral, le fait social, le fait religieux, rien n’a été laissé intact par les événements qui se sont déroulés depuis un lustre.

II

En écrivant que tous les faits qui constituent la «vie en société » avaient été remis en question par la crise d’égarement que nous venons de subir, je n’ai point exagéré.

L’explosion révolutionnaire qu’on à désignée sous le nom de « bolchevisme » n’est qu’un des aspects de l’’ébranlement auxquels sont sujets les fondements sociaux et politiques de la société d’avant-guerre.

Le grand fait politique, c’est le remaniement de la carte d’Europe. Elle ne se fera pas sans difficulté, et l’application, dans la pratique, du concept des nationalités n’aura pas lieu sans accompagnement de désillusions. D’abord ces nationalités ne vivront que par la bonne volonté et grâce à l’appui financier et économique des grandes puissances. Bonne volonté et appui qui sont loin d’être désintéressés, on s’en doute. Il s’agit beaucoup plus de « sphères d’influences » financières et économiques que de réveils de nationalités, sphères qui constitueront autant de proies à exploiter par les plus forts groupements de brasseurs d’affaires des nations alliées. D’ailleurs, dans l’état actuel des circonstances ethniques, qui pourrait se flatter de délimiter exactement des nationalités qui, par leur situation géographique, comprennent des enclaves dont les occupants appartiennent à une race — parfois à des races — absolument différentes de la nationalité qui prétend les absorber. Les fleuves et les montagnes en Europe et en Asie, ne séparent plus les groupements ethniques. La future carte d’Europe ne peut être un assemblage régulier de nationalités, mais une mosaïque de compromis ethniques, de nécessités politiques. De plus, au point de vue purement biologique, quelle est la race qui peut se targuer fe pureté : c’est-à-dire d’avoir échappé aux croisements et aux fusions ? Il n’y a pas plus de race purement tchèque, croate ou roumaine que de race purement hellène ou magyare. Partout conquérants où conquis se sont mélangés. L’usage d’une même langue ne prouve rien. Le fait qu’on ne parle plus d’autre langue en Cornouailles n’empêche pas que les aborigènes de ce pays soient beaucoup plus proches parents de nos bretons de Bretagne que des Anglo-Saxons, mâtinés de Celto Romains, de Danois et de Normands qui constituent la grande majorité des habitants de la Grande-Bretagne.

J’ai fait allusion au « fait militaire ».Quelle grande puissance peut se permettre le luxe d’entretenir désormais une armée permanente ? On ne se rend pas assez compte que les dépenses de ces cinq années de guerre non seulement dépassent de bien loin toutes les ressources monétaires des belligérants, mais encore menacent d’avoir épuisé les garanties hypothécables. Une fois la fumée dissipée, lorsqu’on parlera un peu moins de gloire et un peu plus d’établir des budgets réels, on s’apercevra que les intérêts nécessaires au service des emprunts contractés pendant la guerre dépassent la limite d’imposition des contribuables — je parle de la limite réelle, non de la limite factice. On songerait à y ajouter les frais d’une armée permanente? Il est probable qu’on s’arrêtera à un système moyen terme — comme le seront toutes les solutions des dirigeants aux questions posées par l’après-guerre — aux « milices » peut-être renforcées par des cadres permanents composés de soldats de métier. Mais ne sera-Ce pas un nouveau système de paix armée maintenant les périls qu’offrait l’ancien ? Qu’importe le chiffre d’hommes instruits dans les casernes ; entretenir, en pleine paix, deux millions d’hommes sous les armes ou en entretenir deux cent mille, c’est toujours une menace pour le voisin, qui ne peut faire moins que d’en entretenir autant.

Le fait économique, la question de la vie chère, le problème de la spéculation. Les syndicats s’imaginent-ils résoudre la difficulté par une hausse continue des salaires ? Alors même que le consommateur recevrait cent francs par jour, qu’importe S’il lui faut dépenser cent cinq francs quotidiennement pour se procurer les objets nécessaires à sa subsistance, à son entretien, à son développement intellectuel? –

Il faut chercher autre chose. La suppression du chômage par la réduction des heures de travail, la taxation des produits, l’adoption d’un minimum de salaires, toutes ces mesures ne sont que des palliatifs. A supposer même que l’Etat se fasse marchand — ce qui aura pour premier résultat la création d’une nouvelle catégorie de fonctionnaires, boutiquiers et vendeurs —, ou qu’on confisque les fortunes dépassant un certain chiffre — à condition que ces fortunes consistent en espèces de bon aloi, trébuchantes et sonnantes, et non en papier-monnaie ou valeurs d’Etat — aucun de ces remèdes plus ou moins héroïques n’améliorera la situation. C’est-à-dire qu’en supposant les importations et exportations revenues à leur état normal, ces remèdes, dis-je, n’empêcheront pas les matières premières et les produits manufacturés de demeurer à un prix très élevé.

N’y aura-t-il pas pour faire face aux exigences des comptes à régler, sous toutes les formes, des impôts écrasants ? Il faudrait donc envisager une refonte complète des conditions de la production et de la consommation. Mais dans duel sens cette refonte s’opérerait-elle ! Si c’est l’Etat qui devient le producteur suprême, annihilant toute concurrence, réquisitionnant, monopolisant ou nationalisant toutes les usines, fabriques, manufactures et ce qu’elles contiennent, il ne pourra le faire sans emprunter — quand ce ne serait que pour indemniser les propriétaires des moyens de production qu’il expropriera. Le voici esclave des prêteurs d’argent de l’intérieur ou de l’extérieur —d’où accroissement des impôts. La refonte dont il s’agit peut aussi avoir lieu grâce à une main-mise violente d’une organisation révolutionnaire, ou simplement économique, tels les syndicats, sur les moyens de production. Une révolution à grande portée ne paraît guère probable dans les pays de l’Entente, et eût-elle lieu, qu’en présence des conséquences à prévoir (exode au dehors des détenteurs . de capitaux-espèces — blocus des puissances contre-révolutionnaires redoutant soit une contagion, soit la perte des avances consenties au cours de la guerre — une guerre civile) on peut se demander où se trouverait, en France par exemple, l’organisation capable, en de telles conditions, de reprendre la « suite des affaires » au lendemain d’une liquidation violente de la situation économique ? Le recours à de détestables procédés dictatoriaux, ou à une nouvelle guerre, ne ferait que porter la crise à son paroxysme.

J’ai parlé du « fait féminin ». Cinq années durant la femme a accompli maints travaux, jusqu’ici réservés à l’homme : elle les a menés à aussi bonne fin qu’il l’aurait fait. Nous l’avons vue à l’œuvre dans les manufactures et dans les administrations, dans les usines et dans les entreprises de transports en commun — nous l’avons vue commerçante, industrielle et gérant ses affaires avec autant de zèle et d’aptitude que l’homme. Patronne, ouvrière, employeuse ou salariée, elle a appris que, par ses efforts, elle pouvait subvenir à ses besoins, suffire à ceux de sa progéniture, sans avoir à subir le joug, la dépendance d’un mari qu’on peut trop souvent confondre avec un maitre.

Toute autre considération mise à part, la guerre a révélé à la femme la voie de l’affranchissement économique. Elle s’est sentie devenir « elle-même ». Elle a pu vivre pour ainsi dire à sa guise, résoudre à son gré Sa question sexuelle. Elle a marché comme une esclave dont les chaînes viennent d’être brusquement brisées, commettant parfois les exagérations que commettent les esclaves qui n’ont, jamais joui ouvertement d’un jour de liberté. Est-ce que la femme va accepter passivement de renoncer à cet acquis? Va-t-elle admettre sans résistance que le mari redevienne son maître, se contentant de l’octroi de droits électoraux qui ne modifieront en rien sa situation au regard du droit civil? La fin de la guerre marquera-t-elle le triomphe de l’émancipation féminine, ou renouvellera-t-elle le bail de la servitude de la femme ? Nous serons fixés dans un avenir prochain; veuillent les circonstances que ce ne soit pas à la clarté de sanglantes tragédies que ce problème soit résolu.

Le «fait intellectuel» — « le fait moral » — le « fait religieux ». — Les hommes de réflexion et de pensée méditent sur les événements qui viennent de se dérouler. S’ils ont souri pitoyablement en entendant la voix des conducteurs de peuples qui clamaient par dessus le tumulte de l’entre-tuerie internationale que leur Dieu et leur Patrie étaient supérieurs au Dieu et à la Patrie de leur adversaire, c’est avec épouvante qu’ils entendent retentir maintenant l’antique cri du Gaulois Brennus : « Malheur aux vaincus », — vingt siècles après la mort de l’Homme de Nazareth, lequel imagina la prière qui s’adresse à Dieu comme étant « Notre Père » et expira en réclamant le pardon pour ses bourreaux. Si nous n’avons pas vu les magnats du christianisme se jeter le rameau d’olivier à la main, entre les armées belligérantes, nous avons été témoins d’un fait qui en dit long sur la nature humaine : les applications scientifiques ont acquis, mises au service du meurtre, de la ruine et du désastre en masse, plus de développement en cinq ans de guerre qu’elles n’en auraient accompli en un siècle de paix.

En face de la faillite de l’éducation laïque ou religieuse, de l’idée de Dieu et de la science mises à réquisition pour justifier la guerre ou la rendre plus terrible et plus impitoyable, quelques esprits inaccessibles au parti-pris se sont demandés en quoi consistait l’éducation que dispensent aux jeunes cerveaux les maîtres des écoles primaires et les maîtres de l’Université. Que reste-t-il de ce progrès dont les pédagogues, les politiciens, les pseudo-éducateurs de tous les partis et de toutes les chapelles nous rabattent les oreilles, aux grands et aux petits? Ah! les piteux éducateurs qui oublient que la première condition d’une éducation qui mérite son nom c’est d’agir loyalement à l’égard des éduqués. Et agir loyalement en ces heures de mentalité trouble et de brume intellectuelle, c’est dévoiler cette réalité : qu’en dépit de son «grand parler » l’homme ne vaut ni plus ni moins que lorsqu’il est apparu sur la planète, sortant de l’animalité, velu et le front bas, la massue au poing; poussant de exclamations à peine articulées. Cette réalité, à éducateurs pour rire, c’est qu’il suffit d’une occasion pour que réapparaisse le vieil homme, et qu’il apporte au dévouement de la brutalité, de la rapine, de la violence sous toutes ses formes, l’acquis accumulé depuis qu’il a commencé à bégayer.

O éducateurs civils et religieux : pédagogues, prêtres, politiciens, journalistes, vous parlez de progrès, de civilisation, d’’education, de Dieu ! Vingt millions d’hommes égorgés et mutilés, ou morts faute de soins, engloutis au fond des mers, ou réduits à l’état de spectres ambulants — vingt millions de victimes à la fleur de l’âge rendent témoignage aux fruits portés par la civilisation, l’éducation, la morale, scientifique, laïque, religieuse ou politique. C’est à ses fruits qu’on voit Ce que vaut l’arbre.

III

Mais pour importantes par leurs conséquences et immenses par leur portée que soient les questions que nous venons d’envisager, il est un problème qui les dépasse en importance et en portée car son étendue est incalculable; je veux parler du problème que pose le « fait individuel ».

Que faut-il entendre. selon nous, par le « fait individuel » ?

Ceci : c’est — en dépit de toutes les abstractions, de toutes les entités laïques ou religieuses, de tous les idéaux grégaires — qu’à la base des collectivités, des sociétés, des associations, des agglomérations, des totalités ethniques, territoriales, économiques, intellectuelles, morales, religieuses, se trouve l’unité-personne, la cellule-individu.Sans celle-ci, celles-là n’existeraient point.

C’est en vain que l’on m’objectera que, sans un milieu social ou sociétaire l’individu-cellule ne saurait ni subsister ni se développer. Non seulement cela est dépourvu d’exactitude au sens littéral du mot, — l’homme n’a pas toujours vécu en société — mais qu’on retourne la question sous toutes ses faces, on ne sortira pas de cet impératif que sans individu il n’y aurait pas de milieu social ou sociétaire.

C’est l’être humain qui est l’origine, le fondement de l’humanité. L’individu a préexisté au groupe. C’est indiscutable. La société est le produit d’additions individuelles. Quelles sont les conventions qui règlent ou pourraient régler les rapports entre le milieu social et l’individu, quel est le contrat qui les ratifie ?

Ou l’Individu n’a pas plus le droit de s’imposer au milieu social que le milieu social à l’Individu. Ou bien le milieu s’arroge le droit de contraindre l’être individuel à subir un joug faussement dénommé « contrat social », dont il n’a pu d’ailleurs ni examiner ni discuter les termes et dont, sous couleur de solidarité nationale ou sociale, on l’oblige à remplir même les clauses qui lui répugnent.

Dans lequel de ces deux sens, dans laquelle de ces deux directions l’après-guerre va-t-elle résoudre le « fait individuel ?

Au cours de la guerre On a fait peu de cas de l’individu. Il est descendu au rôle d’objet de réquisition, dans son être et dans son avoir. On l’a réquisitionné au titre de matériel. humain — Menschenmaterial — pour le service des champs de bataille, sans s’inquiéter s’il considérait comme sienne la cause pour laquelle on le contraignait à renoncer à la possession du plus précieux de ses biens : la vie. Nous savons comment on a traité non seulement les récalcitrants, mais. encore ceux dont les gouvernants redoutaient les protestations, si faibles fussent-elles. Nous savons comment on s’y est pris à l’égard des gêneurs. Pour les mieux favorisés, on à imaginé les camps de concentration, pour les autres, les juridictions d’exception et la nuit des geôles. Prétextes et ombres de prétextes n’ont pas manqué, on s’en doute bien.

Durant cinq années, la personnalité humaine a appartenu corps et bien à l’Etat, à la Nation, à la Patrie, à l’Armée; intégralement et exclusivement. Comment en va-t-il être dans l’après-guerre? La corde va-t-elle se resserrer encore plus, la pression s’accentuer davantage? Après avoir été le soldat obligé à tous les services, le réquisitionné accommodé à toutes les besognes, l’Individu va-t-il devenir un fonctionnaire de l’Administration étatiste appelée à régir le territoire où les circonstances l’ont fait naître —un fonctionnaire qui « fonctionnera » s’entend, dans toutes les directions concevables et inconcevables — production et consommation, impôt du sang, Contributions directes ou indirectes, éducation intellectuelle et morale, action politique — jamais pour son compte, son profit, son développement, toujours pour le compte, le profit de l’administration nationale ou territoriale à laquelle il ressortira.

Voilà le grand, le plus grand problème de l’après-guerre, car tous les autres en découlent. D’ores et déjà, nous nous insurgeons, nous protestons contre cette solution. Nous prétendons que la réquisition, la fonctionnarisation de la personne individuelle, est un « recul», qu’elle indique une restriction marquée du peu de libertés relatives, acquises on sait avec quelles difficultés. Nous affirmons qu’il s’agit là d’une pente rapide et glissante, et nous crions : « Casse-cou ! ». Nous prétendons qu’être exploité par l’Etat, la Nation, la Patrie, ou toute autre forme d’organisation sociale, cela revient au même qu’être exploité. par les accapareurs de capitaux — espèces ou outils — les détenteurs de monopoles ou de privilèges.

Nous réclamons pour la personnalité humaine, pour l’unité individuelle, la faculté de s’appartenir, de traiter de gré à gré et sur un pied d’égalité avec le milieu social ou l’ensemble sociétaire — soit de s’associer avec qui lui plaît, quand il lui convient, pour la besogne qui lui agrée, pour un temps et selon un contrat à déterminer d’un plein accord entre les contractants — soit d’œuvrer isolément, mais, dans tous les cas en possédant la disposition absolue de son corps, de son activité, de ses mouvements, du produit de son effort.

Nous réclamons pour la personnalité humaine — l’unité individuelle — la faculté de se régenter elle-même, de se créer une éthique particulière, de ne rendre compte à qui que ce soit de ses opinions et de l’application qu’elle en fait, dès lors qu’elle n’entend point l’imposer à autrui.

Nous réclamons pour la personnalité humaine — l’unité individuelle — la faculté de ne pas contribuer aux charges civiques ou publiques dont elle ne conçoit ni n’aperçoit la nécessité, la faculté de ne pas prendre part aux Conflits internationaux au nom d’une solidarité qui lui est imposée.

Nous réclamons pour l’individu la faculté de se soustraire à « tout contrat social », à toutes clauses contractuelles émanant d’une majorité électorale ou d’une minorité dictatoriale, alors que ce contrat ou ces clauses sont en antagonisme avec ses opinions, son activité ou ses aspirations.

Nous disons, écrivons, proclamons que l’après-guerre menace le monde d’un grand danger.

Ce danger, c’est l’absorption de l’unité individuelle dans l’agglomération sociale. C’est l’engloutissement graduel de la personnalité humaine dans l’océan stagnant du conformisme social. — c’est le nivellement des intelligences, des Capacités, des talents de productivité sous le laminoir de l’utilisation collective. — Ce danger, c’est la disparition des originalités, des initiatives, des: particularismes en matière scientifique, artistique, littéraire, éthique, philosophique, économique, politique, éducationnelle. Ce danger, c’est la menace grandissante de l’avènement du règne de l’uniformité sociale, avec des entraves de plus en plus nombreuses au libre développement individuel.

Voilà le danger. Il gît dans le projet de la « Société des Nations », dans l’extension de la puissance monopolisatrice de l’Etat, dans les plans des grosses activités productrices, dans l’avènement du socialisme au pouvoir, dans les formidables accumulations de capitaux des grands manieurs d’argent au cours de la guerre, dans la naissance des fortunes nouvelles. Il réside dans l’habitude et la perpétuation du régime des réquisitions, allocations, pensions, indemnités de tout genre.

Il gît dans les nouvelles habitudes de dépendance contractées en ces dernières années par les populations des différents Etats qui se partagent l’exploitation du globe — dans la lassitude et le manque de ressort pour combattre la crise économique et réagir contre la spéculation sur les objets de première nécessité. Il gît dans la résignation de ceux qui ont supporté, silencieux et soumis, la perte de ceux qui leur étaient chers et le coût élevé de la vie. Il gît dans cette ambiance apathique qui semble envelopper et engourdir la planète, telle une atmosphère délétère et narcotique.

Nous sommes quelques-uns, Individualistes, ennemis de l’exploitation de l’homme par son semblable ou le milieu social, adversaires de la domination de l’homme par l’homme ou de la société sur l’individu, nous sommes quelques-uns qui sentons l’imminence du danger, et nous réclamons et revendiquons pour l’être individuel, l’unité humaine, homme ou femme, la possibilité de s’appartenir, en tout premier lieu, à SOI-même.

En présence de la mentalité générale qui accuse une rétrogradation formidable, en présence du recul de l’idée anti-autoritaire et de l’application non conformiste, nous vous demandons, lecteurs, si vous êtes des nôtres.

Si Oui, Chacun dans votre entourage et.dans votre sphère, réagissez, par l’œuvre, le geste, par la parole ou par l’écrit. Réagissez contre la mainmise de l’Etat ou de la collectivité sur l’Individu, sur l’en dehors, sur le réfractaire. Réagissez, quel que soit le domaine où s’exerce votre activité, artistes et artisans, philosophes et littérateurs, éducateurs et producteurs, consommateurs et transformateurs. Refusons de nous laisser absorber, assimiler, adapter. C’est dans la mesure où nous résisterons — ici associés volontairement, là librement isolés — qu’hésitera à monter davantage la menaçante marée de la médiocratie.

(Septembre 1917).

E. ARMAND.

 

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