E. Armand, “La Synthèse anarchiste” (1928)

NOTRE POINT DE VUE

La Synthèse anarchiste

Sébastien Faure vient de faire paraître un tract sur la « Synthèse anarchiste ». Je crois qu’en principe tous les anarchistes qui veulent s’entendre pourraient le faire question de synthèse à part. Les différentes tendances de l’individualisme anarchiste n’objecteraient rien à une « synthèse » si par là, on entend, non une absorption ou une fusion, mais une combinaison ou un corps composé dont chaque élément reste autonome par rapport à l’autre.

S. Faure a raison, Nous perdons beaucoup trop de temps en polémiques de personnes ; j’irai plus loin, à chercher à nous nuire les uns aux autres. Il faut cependant admettre que la polémique sert parfois à se situer exactement par rapport à un homme ou à une idée.

Tout bien considéré, la guerre intestine « ne pale pas ».

Vainqueurs et vaincus subissent des pertes assez semblables, et cela, tandis que s’esclaffe la galerie, qui ne voit en les anarchistes que des pantins qui n’ont sur les autres que l’avantage du verbiage.

Synthèse, soit. Mais, ayant relu son tract, il me semble qu’à l’endroit des individualistes anarchistes, S. Faure n’est pas absolument clair ni tout à fait complet.

Je ne veux pas soulever ici la question de la synthèse individualiste anarchiste, ce qui nous entraînerait trop loin, mais il ne me paraît pas complet de définir l’individualisme anarchiste par le terme « culture individuelle »

Les individualistes anarchistes sont avant tout des expérimentateurs et des réalisateurs, et l’exagération de la culture individuelle, de la sculpture du moi n’a rien d’individualiste anarchiste.

Isolés ou associés, c’est actuellement que les individualistes anarchistes, niant l’Etat, sa morale et son enseignement, veulent obtenir la satisfaction de leurs besoins, de leurs désirs, de leurs aspirations dans tous les domaines, autrement dit dans le domaine accessible à chaque déterminisme individuel,

Les individualistes anarchistes se refusent à attendre que la multitude soit évoluée pour arracher à l’archisme, sous leur propre responsabilité et à leurs risques et périls, aux institutions archistes, toutes les satisfactions que réclament leur instinct et leur raisonnement pour s’épanouir intégralement.

Les individualistes anarchistes font de la propagande pour multiplier le nombre de leurs camarades, c’est-à-dire de leurs compagnons de réalisations et d’expériences.

Les individualistes considèrent qu’une réalisation ou une expérience est anarchiste lorsqu’elle se poursuit en dehors de toute immixtion de l’Etat, qu’elle ne réunit que ceux qui veulent bien y participer, qu’elle ne retient aucun des participants contre son gré.

Dès maintenant, les individualistes partisans de l’association passent des contrats entre eux pour régler leurs rapports, de façon occulte ou publique, selon qu’ils y trouvent avantage.

Est-ce que Sébastien Faure a englobé tout cela sous le terme « culture individuelle » ? Je ne sais.

Il faut ajouter que nombre d’individualistes anarchistes ne sont pas révolutionnaires ni même partisans d’aucune action violente. Que beaucoup se montrent très pessimistes à l’égard d’une « transformation sociale » qui soit une transformation de fond et non de surface. Comment, dans ces conditions, établir le bloc synthétique : en le fondant sur la négation de la nécessité de l’Etat pour établir les rapports et les accords entre les hommes ? — Peut-on aller plus loin que cela, je ne le crois pas, car ce qui fait la raison d’être de chaque courant, ce sont ses tactiques et ses réalisations particulières.

Les individualistes anarchistes n’ont aucune raison à opposer à l’existence de l’anarcho-syndicalisme ou du communisme libertaire, du moment que ces courants ne veulent pas les englober en leur sein. Les individualistes anarchistes ne demandent qu’à vivre en bonne intelligence avec les autres courants ou tendances anarchistes dès lors qu’on n’infériorise ou n’entrave ni leurs propagandes ni leurs réalisations particulières, qu’on leur laisse pleine possibilité d’expression et de recrutement, qu’on ne leur fait pas grief de ne s’intéresser point à toute action qui ne leur agrée pas.

J’estime que dans une réunion de propagande anarchiste, l’anarchisme a tout à gagner à être présenté multilatéralement, et que c’est à l’auditeur qu’il convient de choisir l’aspect vers lequel son déterminisme personnel le pousse.

Synthèse donc, mais autonomie des éléments composant le bloc synthétique à partir de la négation de l’autorité étatiste, de la contrainte gouvernementale, de l’obligation archiste — ce qu’implique le mot « an-archie » d’ailleurs.

Le manifeste d’Orléans représente-t-il une synthèse de l’anarchisme tout entier? Non. Mais il appartient aux communistes libertaires de le considérer ou non comme une synthèse du communisme libertaire, C’est leur affaire.

Je pense que la pleine et entière faculté d’association volontaire dans tous les domaines — la garantie contre toute immixtion d’un individu quelconque où d’un pouvoir central dans la vie privée des personnes ou le fonctionnement intime des associations — la pleine et entière d’expression, de diffusion, de publication de la pensée et de l’opinion, par l’écrit et la parole, en public ou en privé, sont des aspirations communes à tous les anarchistes.

Je pense bien aussi qu’aujourd’hui comme plus tard aucun anarchiste ne songerait à intervenir dans le fonctionnement des associations d’ordre sentimental ou sexuel, quelles que soient leurs modalités et pourvu qu’on y adhère et qu’on s’en relire à son gré, ni à gêner leur recrutement.

Mais je n’aperçois, par exemple, dans ce manifeste rien qui prévoie: la possession à titre inaliénable du moyen de production par le producteur, associé ou isolé, dès lors que c’est l’isolé ou l’association qui le fait valoir par ses propres moyens et à ses fait valoir par ses propres moyens el à ses risques et périls — la liberté absolue pour le producteur de disposer de son produit à sa guise et sans passer par une filière administrative imposée ou un organe central ou local ( commune, coopérative, syndicat) — l’émission libre d’une monnaie-valeur d’échange ayant cours uniquement parmi ceux qui veulent s’en servir — la liberté de concurrence entre les personnes et les associations avec équilibre garanti au point de départ.

La solution de la question de l’illégalisme, celle du débrouillage individuel ne satisfont pas nombre d’individualistes anarchistes. La phrase « légitimer la prostitution » est vague — est-ce que celui qui fait vivre la prostituée n’est pas situé sur le même plan que celui qui en vit ? Et quelle différence y a-t-il entre « l’exploitation de l’homme par l’homme » et le marchandage des faveurs de la prostituée ?

Le manifeste d’Orléans ne satisfait donc pas les individualistes anarchistes. Il ne peut pas les satisfaire.

Mon opinion personnelle est que pour réussir, une tentative de synthèse anarchiste doit être précédée d’une large et franche explication entre les éléments destinés à en faire partie. Si, réalisée, chaque élément n’y trouve pas une satisfaction plus grande qu’auparavant, elle n’aura servi de rien. À Sébastien Faure de prendre maintenant la plume. — E. ARMAND.

E. Armand, “Notre point de vue: La synthèse anarchiste,” L’en dehors 7 no. 130 (début Mars 1928): 5.

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