Le transgresseur, est-il un facteur d’évolution ?
A plusieurs reprises, j’ai posé cette question qui m’a troublé au début, je l’avoue, lorsque j’ai compris de quels développements elle était susceptible, quelle conséquences elle entrainait à sa suit.
« Sans le transgresseur, sans le réfractaire intellectuel, économique, religieux, y aurait-il eu développement, déplacement ou transformation des pensées, des acquis ou de leurs applications, des états d’existence des individus, des sociétés ? »
Somme toute, cela revient à se demander si le transgresseur ou le criminel est un facteur d’évolution.
VARIATIONS SUR LE PROGRES
Je ne suis pas du tout un fanatique du progrès. J’ignore, comme Whitman, si le sauvage n’est pas supérieur à l’homme civilisé. En me plaçant dans la période historique, je ne puis trouver, moralement parlant, rien que établisse une différence en faveur de l’homme civilisé, sous le rapport, par exemple, de l’hypocrisie, du mensonge, de la cruauté intérieurs.
Un résultat m’apparait hors de doute : augmentation des connaissances scientifiques, d’où enrichissement intellectuel ; abandon de préjugés d’ordre mystique et moral, ce qui revient qu même, cet enrichissement et cette perte se contrebalance.
Et encore il faudrait prouver par des constations sérieuses, vérifiables, faites par des enregistreurs sans parti pris, qu’il y a eu abandon réel de certains préjugés, qu’il n’y a pas eu tout simplement modification du point de vue de ;’opinion générale sous l’influence de la classe des profiteurs et de dirigeants.
Il ne resterait donc à l’actif l’évolution que l’enrichissement pratique de l’humanité par l’acquis de nouvelles connaissances se traduisent par la mis en oeuvre d’engins mécaniques ou de Moyes de production ou de conservation répondant davantage au but proposé. Il est évident alors que, depuis trois cents ans, l’évolution mécanique s’est précipitée sous l’influence des nouveaux moteurs actionnés par des forces qu’on n’avait pas songé jusque-là à discipliner ou qu’on ignorer. Les hommes de l’antiquité historique ou de moyen âge ne connaissaient pas la machine à vapeur, la dynamo, le moteur à explosion ; leurs moyens de transport, leurs engins de traction ne peuvent se compare aux nôtres ; nous utilisons des engrais chimiques dont ils n’avaient pas la moindre idée. Les méthodes thérapeutiques que nous employons aujourd’hui leur étaient inaccessibles. Des sciences entières leur étaient fermées, la géologie par exemple.
Il y a donc eu évolution, enrichissement par rapport à ces acquis intellectuels et aux applications mécaniques pratiques auxquelles ce acquis ont conduit.
Mais si ces application constituent un enrichissement de la collectivité humaine, cet enrichissement était compense par leur mise en service aux intérêts et profits de la class dominante politiquement ou économiquement, classe que ne faisait reculer aucune scrupule ni aucune considération, fût-ce de se servir de telle ou telle application pratique des acquis scientifiques pour produire des engins de mort sans parallèle dans l’histoire antérieure.
Donc, je fais toutes mes réserves sur le terme évolution qui ne peut dans ma pensée être synonyme que de mouvement, déplacement, sans y englober une idée quelconque de modification morale ou de transformation éthique des mobiles humains.
QU’EST-CE QUE LE TRANSGRESSEUR ?
La question posée mardi soir revient donc à demander si le transgresseur, le criminel est un facteur d’évolution, exerce une fonction dynamique dans le milieu social.
Qu’est-ce que le criminel, le transgresseur ?
C’est un être humain qui commet une action ou des actions en désaccord avec la coutume ou la loi.
Ce disaccord peut être plus ou moins accentué ou profond. Ce peut n’être qu’un délit, la violation d’un règlement de police d’importance minime, et ce peut être un crime, c’est-à-dire un attentat contre la personne d’autrui, dans certaines circonstances, ou même contre la sécurité de l’organisation sociale.
QU’EST-CE QUE LA COUTUME OU LA LOI ?
C’est une cristallisation, à un moment donné, de la façon de se comporter, de la règle de conduite d’une collectivité humaine. La coutume ou la loi peut être d’origine ou d’essence religieuse ou laïque, provenir même de ces deux sources. Elle peut régler les rapports de humains à l’égard d’une entité prétendue extérieure à lui, à l’égard de l’Etat, à l’égard des une et des autres, dans leurs différentes situations sociales. Mais qu’on l’envisage au point de vue qu’on voudra, la coutume ou la loi est un instrument, un outil de conservation sociale.
La coutume ou la loi constitue une phénomène statique.
Toutes les sanctions disciplinaires ou pénales que comporte la violation de la coutume ou de la loi, visent à lui conserver ce caractère statique, à ne pas permettre qu’on en ébranlé ou en effrite le bloc. Celui assez hardi pour tenter de porter la main sur cette masse cristallisée, on le menace de châtiments tels qu’on présume lui enlever l’idée de recommencer.
Examinons de près ce bloc de conservation sociale, ce phénomène statique.
Représente-t-il, cristallise-t-il l’opinion moyenne, à un moment donné, de la collectivité humaine sur la façon dont ses membres doivent se comporter les uns à l’égard des autres pour jouir de la plus grande somme de bonheur possible, ce qui apparait la raison d’être de la vie humaine pour tout observateur sans parti pris ?
Un examen sérieux de la question nous montre que la coutume ou la loi cristallise certaines conceptions, certaines pratiques morales ou économiques ou politiques dont l’observation est indispensable pour maintenir les maitres ou le dirigeants de l’heure en possession de leurs privilèges, de leurs monopoles, de leurs profits.
La coutume ou la loi se résume en un contrat unilatéral imposé au reste des humains par ceux qui les gouvernent et en profitent, que ce soit la classe des guerriers, celle des prêtres, celle des bourgeois, celle des ouvriers. Classe qui s’efforce par tous les moyens dont elle dispose, et en supprimant l’opposition quand c’est nécessaire, — ce qui est d’ailleurs sa principale ressources, — de ne pas permettre que la mentalité générale moyenne se transforme de telle façon que la position de la classe dirigeante ou possédante du moment soit menacée.
Quand on examine consciencieusement la question, qu’on fait du « droit comparé » , on s’apercoit bientôt que c’est dans des limites restreintes qu’évoluent les termes du contrat imposé aux dominés par la classe au pouvoir. A peu de chose près, les conceptions du bien et du mail, du vice et de la vertu, du moral et de l’immoral sont les mêmes, dans toutes les sociétés organisées sur la base d’une domination de classe.
Le bien, la vertu, le moral en fin du compte, c’est ce qui ne jette pas de doute ou de discrédit sur le programme appliquée par la class dominante pour faire croire que sa gestion de la chose publique est la solution la meilleure qui pouvait être imaginée pour la conservation de la société.
Mise en présence de la vulgarisation et de l’expansion intellectualiste, la classe dominante a su neutraliser leur hostilité possible en s’emparant de l’éducation et de la presse. Comme la classe qui aspire au pouvoir pour demain, s’y maintiendra par les mêmes procédés que telle qui le détient aujourd’hui, il n’y à au fond que peu de différence entre les deux morales, celle des dominants d’aujourd’hui ou celle des dominants de demain.
Les différences qui se peuvent signaler entre les morales des collectivités humaines proviennent uniquement de l’intérêt de la classe qui dicte le contrat unilatéral.
Chez les Spartiates, où la classe dirigeante était représentée pur des guerriers, où la valeur d’échange jouait un rôle infime, on récompensait le voleur qui ne se faisait pas prendre. Comme dans les sociétés modernes, où tout est arrangé de façon que l’accumulateur de valeurs d’échange soit garanti contre les assauts son privilège, va fait des lois pour favoriser l’épargnant. Comme en Russie, où il est nécessaire de maintenir l’idéologie à une haute pression, on punit les attaques contre les institutions, les monuments, même le drapeau soviétique.
On a bien fait boire la ciguë à Socrate, brûlé Jean Huss, Michel Servet, Giordano, Bruno, le Chevalier de la Barre; roué et écartelé Jean de Leude, et tout le monde sait que je pourrais allonger indéfiniment cette liste. On ne le ferait pas aujourd’hui, sans doute. Mais on emprisonne en temps de paix, et on fusille en temps de guerre, l’homme qui ne veut pas risquer su peau pour une cause qui n’est pas la sienne, pour l’impérialisme latin, où anglo-saxon, ou germanique, ou slave. C’est dans l’intérêt de la classe dirigeante, qui ne se soucie plus de la religion, mais qui voit dans la non du patriotisme une sauve-garde plus forte.
D’ailleurs ceci n’est que très relatif. Le prophète des Mormons Joseph Smith à Etats-Unis dans la premiere moitié du 19e siècle — Francisco Ferrer à été fusillé à l’aurore du 20e siècle. On est poursuivi aux Etats-Unis parce qu’on combat la religion révélée, — on prépare en Italie une loi contre le blaspheme. Les dirigeants et exploitants de nombre de pays pensent que la sauvegarde religieuse peut encore être de grande utilité pour les maintenir leurs privilèges. En Russie, au contraire, les dirigeants sont d’avis que la religion est une menace pour leur autorité, ils contrecarrent donc en favorisant le plus possible la propagande antireligieuse.
La coutume ou là loi, telle que nous la connaissons, est un fait d’ordre statique. Elle a pour but de maintenir dans les limites des termes d’un contrat social unilatéral, imposé, courbant toute les unités humaines sous un mème joug, les collectivités règles par le système de la domination de l’homme par l’homme et de l’exploitation de l’homme par l’homme.
LE TRANSGRESSEUR COMME ELEMENT DYNAMIQUE
Que l’évolution sait un progrès, comme le croient beaucoup, ou un simple déplacement dans le temps et dans l’espace, comme je le pensé, elle est un phénomène dynamique.
Toute société cristallisée par la coutume ou Ia loi est un phénomène statique.
Parce qu’elle évolue, se déplace, se modifie, se transforme, une influence dynamique est nécessaire, indispensable.
Les sociétés n’ont évolué que parce qu’elles ont été troublées pur des influences dynamiques, même quand ce trouble n’était que circonstanciel.
L’athéisme, la libre pensée, le divorce, n’ont pas porte atteinte aux privilégiés de la classe prédominante, qui s’est aperçue par la suite que la-libre pratique de ces conceptions ne les empêchait pas d’exploiter ses semblables déshérités ni de les enseigner comme jadis. Mais par rapport aux conceptions intellectuelles et morales des milieux humains, la propagation de ces conceptions a eu une influence dynamique. Ji y a eu déplacement dans la mentalité humaine qui an toléré qu’on nie Dieu, l’enseignement religieux, l’indissolubilité du lien matrimonial, etc.
La société est parvenue à cet état de fait qu’elle a élevé l’homme d’argent, le brasseur d’affaires au pinacle. Il a le droit, pour sa consommation, à tout ce que le milieu humain peut produire de meilleur et de plus raffiné. La coutume et la loi l’autorisent à commettre toutes les fraudes et les ruses possibles pour obtenir cette situation (à la façon du guerrier ou du soldat dont on tolère, mais en guerre seulement, — guerre civile ou guerre contre l’étranger, -— qu’il égorge ou massacre de toutes les manières imaginables), pourvu qu’il demeure au-dedans de certaines limites, qu’il n’use pas de procédés défavorables aux dirigeants.
Contre ce statisme, réagit le voleur — qui peut être un déshérité, un malchanceux où un révolté — et qui n’accepte pas le contrat social unilatéral. Le voleur qui ne se différencie pas tellement du commun des mortels, qui peut être aussi capable de générosité et de dévouement que l’honnête homme — c’est-à-dire le mouton de Panurge, celui qui est toujours de l’avis du maitre de l’heure. — Mais qui reste comme un aiguillon planté dans le flanc du milieu social, qui lui rappelle qu’il y a des unités humaines dont la condition sociale soi-disant inférieure n’empêche qu’ils aient ls mêmes aspirations, les mêmes désirs, les mêmes appétits que ses capitaines d’exploitation !
Pourquoi, n’ayant pu avoir accès aux mêmes possibilités de se débrouiller que les privilégiés, faut-il que le reste des hommes se courbent devant l’exploiteur ? Voilà le message du voleur humain, qui ne veut pas se résigner, bien qu’il ne le comprenne pas toujours, aux conditions de vie économique du milieu ?
Le message impliqué par le geste du valeur est done d’ordre dynamique puisqu’il trouble le statu quo économique.
On me dire que Ja coutume où la loi protège. lé petit épargnant ou le petit possédant contre le voleur. Bien sûr. Si elle ne le faisait pas, les petits possédants ou épargnants se joindraient rapidement aux voleurs pour assaillir l’accapareur d’espèces ou signes de production. La protection coutumière déloyale est l’os que les gros possédants donnent à ronger à leurs meilleurs chiens de garde : petits propriétaires fonciers, rentiers ou commerçants, ou fonctionnaires.
Le maraudeur, le vagabond, le braconnier jouent la même rôle vis-à-vis du gros propriétaire foncier ou du loueur de chasse. Il rappelle que tandis que plusieurs ont, dix, cent, mille fois plus de sol qu’il leur est possible de faire valoir par eux-mêmes, il en est qui ne possèdent même pas un lieu où reposer leur tête, un champs dont il puissent tirer leur subsistance, une terre giboyeuse où se procurer un plaisir qu’ils aiment autant que les privilégiés du sort,
La prostituée rappelle que tout est objet de vente et d’achat, dans un milieu où c’est l’argent qui prime et confère la puissance. Elle rappelle également que la chasteté des honnêtes demoiselles et la répugnance des honnêtes épouses à certains raffinements sexuels, exige qu’une classe de femmes se sacrifie et se vende, pour maintenir filles et femmes en l’état de respectabilité voulu par le milieu pour leur accorder une valeur sociale.
Le pornographe rappelle au milieu social son hypocrisie en matière sexuelle. C’est parce qu’il ne veut pas dispenser à ses constituants une éducation sexuelle complète qu’on suscite et qu’on satisfait ou ne satisfait pas la curiosité des ignorants en leur offrant de l’assouvir à beaux deniers comptant.
Même le chemineau qui viole une bergère rappelle au milieu social qu’il y à des déshérités de l’apparence, qui ont besoin de caresses et d’amour et que ce n’est pas en disant « font pis pour toi » qu’on solutionne tel où tel problème douloureux.
D’ailleurs, j’admets que le milieu social n’est pas resté absolument sourd à appels, On peut dire que dans là mesure où les dirigeants et les possédants n’ont pas été menacés dans leurs privilèges, il y a eu adoucissement dans la mentalité repressive. On ne pend plus pour braconnage. On ne fait plus bouillir pour faux-monnayage, On ne lapide plus pour adultère, le meurtre même est susceptible de circonstances très atténuantes. Si la législation est si sévère vis-à-vis de certains crimes où délits, C’est parce qu’il faut frapper d’épouvante ceux qui seraient tentés d’imiter les transgresseurs ou parce que leur libre pratique mettrait en péril les institutions étatistes, gouvernementales, administratives.
Si des statistiques existaient, elles montreraient que le nombre des victimes des criminels et des transgresseurs est infime par rapport à celles des guerres civiles et politiques. Il n’y a pas de comparaison même entre le chiffre des malheureux tombés sous les coups d’agresseurs nocturnes où diurnes, et ceux des accidents de travail.
Aucune bande de voleurs locaux où internationaux n’arrive, conne accumulation de profits, au montant des ruines dont sont cause les organisations bancaires, par exemple. Par rapport aux crimes, aux déprédations et aux rapines légalisées, celles « illégalisées » sont comme une goutte d’eau dans un océan.
LES ANARCHISTES ET LES TRANSGRESSEURS
On me demandera pourquoi nombre d’anarchistes témoignent aux hors-la-loi pareille sympathie où tout au moins indulgence. Je répondrai d’abord que dans une société où le système de répression revêt le caractère d’une vindicte, d’une vengeance qu’exercent les souteneurs de l’ordre social sur et contre ceux qui menacent la situation de ceux qui des salarient — ou poursuit l’abaissement systématique de lu dignité humaine : il est clair que l’enfermé nous inspire plus de sympathie que celui qui le prive de sa liberté ou le maintient en prison.
Je répondrai encore que c’est souvent parmi ces « irréguliers », ces mis au ban des milieux régis par les dominateurs et exploiteurs, qu’on trouve un courage, mépris de l’autorité brutale et de ses représentants d’un système intensif de compression et d’abrutissement, individuel qu’on chercherait en vain parmi les réguliers our ceux qui s’en tiennent aux métiers tolérés par la police.
Je répondrai encore que nous avons la conviction profonde que dans un milieu humain où les occasions d’utiliser les energies individuelles se présenteraient au point de départ de toute évolution personnelle, où elles abonderaient le long de la route de la vie, où les plus irréguliers trouveraient facilité d’expériences multiples et aisance de mouvements. Les caractères et les mentalités dynamiques parviendraient à se développer pleinement, joyeusement, sans que ce soit au détriment de n’importe quel autre être humain.
Comment, en fin de compte, voudrait-on que, placés dans une société où les conditions économiques sont , établies et imposées de telle sorte qu’il est impossible pour l’un quelconque des sociétaires de les discuter ou de s’y soustraire — nous puissions un moment éprouver les sentiments de haine ou d’antipathie qui animent les privilégiés et les profiteurs de ces circonstances vis-à-vis de ceux qui s’insurgent contre elles sans y mettre de formes.
Il est naturel, qu’anarchistes, antiautoritaires, en état de révolution permanente à l’égard de l’imposé et de l’obligé, les transgresseurs nous soient sympathiques.
E. ARMAND.
- E. Armand, “Le transgresseur est-il un facteur d’évolution?,” L’Insurgé 2 no. 61 (July 10, 1926): 2.
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