Flowers of Solitude and Points of Reference — project page
Chaptre VII — Libre ou captif ?
Chapter VII — Free or Captive?
EXPÉRIENCE
Souventes fois, vous m’aviez reproché dé ne pas tendre l’ouïe aux bruits de la rue. De ne pas prêter l’oreille aux rumeurs qui s’élèvent des carrefours et des avenues. De rester sourd aux clameurs qui se répercutent sur les places et sur les marchés. Aux tumultes des assemblées et des attroupements.
Après mainte hésitation, j’ai voulu tenter une expérience. J’ai ouvert toute grande celle de mes croisées qui donne sur la voie publique. Toute grande. Et dans ma chambre d’homme studieux. Aux parois tapissées de volumes, de thèses, de brochures. Aux tables pliant sous les manuscrits, les périodiques, les amas de notes, les monceaux de coupures. Dans ma chambre d’homme qui pense, qui lit, qui médite, qui cherche, qui réfléchit, qui compose. Dans ma chambre s’est engouffré comme une trombe de cris et de paroles. Comme un cyclone de sons mêlés,
enchevêtrés, confus, discordants, désordonnés, volumineux.
Sans doute, dans cet étrange tourbillon, j’ai perçu le grondement de colère des déshérités, pareil au bouillonnement du flot qui bat avec furie les quais, les digues, les jetées — ce qui l’entrave et ce qui l’encercle, Sans doute, dans ce tourbillon j’ai reconnu les lamentations des misérables que, sans relâche, un sort adverse et ironique talonne, terrasse et piétine. Les râles d’agonie des désespérés qui exhalent l’ultime souffle en blasphémant Dieu ou les circonstances, en maudissant la Société ou la Nature, en reniant ceux qui les ont engendrés ou éduqués. Sans doute dans cet effrayant tourbillon, j’ai entendu vibrer l’écho du fracas des batailles, des insurrections, des mises à sac, des catastrophes, des cataclysmes humains et extra humains qui se sont succédé depuis que la planète est planète. Mais j’y ai aussi distingué un vacarme assourdissant d’appels, de répliques, d’injures, d’exclamation, d’imprécations, d’interjections, d’éclats de voix se heurtant, s’entrecroisant, s’efforçant de se dominer l’un l’autre, assez semblable au tapage qui remplit, les nuits d’été, les marécages stagnants où les grenouilles coassent et s’ébattent par milliers.
Accablé, abasourdi, aveuglé par ce déluge et par cette poussière de voix et de sons, je ne reconnaissais plus ni mon environnement hi moi-même. Je ne pouvais plus ni imaginer, ni concevoir, ni inventer. Mes facultés de résistance, d’observation, d’initiative m’apparaissaient oblitérées, annihilées, anéanties. Je me sentais comme un baigneur imprudent qui s’est aventuré loin de la plage, qui a laissé la marée monter, monter encore, l’entourer, l’assiéger, l’investir et qui s’aperçoit tout à coup qu’il ne lui reste aucune chance de salut. Mon cerveau vacillait dans cette atmosphère cacophonique. Mon pouls se ralentissait. Rassemblant alors tout ce qui me restait d’énergie latente, dans un dernier effort, j’ai volé vers celle de mes croisées qui s’ouvre sur la voie publique. Et je l’ai close. Bien close. Hermétiquement close.
Dans ma chambre d’homme studieux. Aux parois tapissées de volumes, de thèses, de brochures. Aux tables pliant sous les manuscrits, les périodiques, les amas de notes, les monceaux de coupures. Dans ma chambre d’homme qui pense, qui lit, qui médite, qui cherche, qui réfléchit, qui produit. La quiétude et le silence sont maintenant revenus. La quiétude et le silence propices à l’élaboration, à la création, au labeur. Le solitude où croissent, s’épanouissent et portent leurs fruits les facultés créatrices et productrices. Le calme et le silence en dehors désquels il ne se conçoit ni ne s’achève rien de profond ni d’original. Rien qui persiste ou qui résiste, rien qui perdure.
TRANSLATION
LE MOMENT PRÉSENT
Qu’y a-til de vrai dans cette affirmation risquée et pessimiste que les biens de la vie ne sont qu’illusions ? Très souvent, esclave de son éducation, dépendant de ses préjugés, on attend de la vie autre chose que ce qu’elle peut donner. La sagesse véritable ce serait d’estimer à sa valeur le moment présent, de ne point le surévaluer lorsqu’il apporte la jouissance, de ne point le sous-évaluer lorsqu’il amène la souffrance. Ce qui n’empêche de constater qu’un être sain désirera voir se renouveler les moments de jouissance (c’est-à-dire de joie où de satisfaction d’un genre ou d’un autre) et ne point se répéter les instants de souffrance.
TRANSLATION
L’IRRÉGULIER
Si ta porte étant ouverte et ton sourire accueillant, l’Irrégulier passe, il s’arrêtera et il entrera chez toi. Il prendra place à ton côté et il se parlera de choses dont tu n’avais pas la moindre idée jusqu’ici ; de choses nouvelles, plaisantes parfois, déplaisantes quelquefois — mais toujours nouvelles pour toi. Sa voix ne sera pas semblable à celle des autres hommes ; ses accents ne résonneront pas de la même façon ; ses gestes même seront autres. Et ta maison — ta maison intérieure, ton cerveau et tes sens — en sera toute illuminée. Des horizons insoupçonnés se lèveront sur le terne écran de ta vie quotidienne. Mais qu’elles soient douces comme le ruisseau qui murmure au fond de la vallée, ou âpres comme la bise d’hiver qui souffle sur les étangs glacés — Ses paroles te troubleront, t’enivreront, te transporteront ailleurs, dans un monde autre que celui où tu vis. Car l’Irrégulier ne tient pas compte des situations acquises ou des liens sociaux. Il t’appelle à vivre une vie neuve, une vie de hardiesse qui tranche avec la vie de traîne et de routine qui est la tienne ; une vie d’aujourd’hui qui rompe avec la misère de ton existence d’hier, de tous les hiers passés.
Pour quelques jours, quelques mois, quelques lustres peut-être l’Irrégulier apporte avec lui le feu qui consume, la flamme qui dévore… Mais cette flamme arde, mais ce feu brûle. Et voici que tu te refuses d’en entendre davantage. Que tu recules devant l’expérience à tenter. Tu fermes ton huis et tu congédies l’Irrégulier.. Pauvre de toi ! On gèle à présent dans ta demeure intérieure. Resplendissante tout à l’heure, elle n’est plus éclairée qu’à la lueur fumeuse de l’inoriginalité et de la monotonie.
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LE MÉDECIN ET LE MALADE
Il y avait un jour un malade qui aurait bien voulu être guéri et un médecin farci d’idées comme un dindon de truffes. « Je désire être guéri et sortir de l’hôpital au plus tôt » clamait le malade ; mais au lieu de s’enquérir de la potion libératrice, le médecin lui tenait d’interminables discours sur la concurrence. En vain, le patient s’égosillait-il à crier « de la tisane, de la tisane ! » — le médecin répondait par des discours, des discours. Et après chaque visite, il quittait l’alité en se frottant les mains et en fredonnant sur un mode joyeux : « L’idée marche ».
TRANSLATION
PRENEZ-MOI TEL QUE JE SUIS
Je n’ai jamais refusé à personne de marcher en ma compagnie, je réponds toujours aux appels qu’on m’adresse. Mais je demande de qui veut cheminer avec moi, pour peu ou beaucoup de temps, de me prendre tel que je suis, non point tel qu’il s’imagine que je suis. La coupe que nous boirons ensemble sera peut-être remplie d’une liqueur autre que le breuvage supposé. Nous verrons bien. Mais je n’aime pas ceux qui ayant mis la main à la charrue regardent derrière eux. J’aime ceux qui poursuivent l’expérience jusqu’à son ultime conséquence. Et cela de façon à ne point porter sur l’expérience elle-même une appréciation erronée. J’aimerais beaucoup mieux qu’avant de se mettre en route avec moi, on se scrute, on s’interroge, on se demande si on est disposé à vider la coupe que je présenterai. Ainsi faisant, on nous éviterait à tous deux de la souffrance inutile.
TRANSLATION
PRISON ET PHILOSOPHIE
On entend des ignorants soutenir que tel écrivain, tel propagandiste, tel remueur d’idées emprisonné devrait trouver en sa philosophie une consolation et un réconfort. Avant d’émettre semblable opinion, il serait au moins d’une élémentaire loyauté de déterminer à quelle propagande s’était consacré l’emmuré, et quelle philosophie de la vie était la sienne. Demander à un être amoureux de vie vécue dans toute la plénitude de ses manifestations, demander à un être pour qui vivre est un art bien plus qu’une fonction, de se résigner à l’existence morne, terne, végétative d’une prison — cela abstraction faite et du régime déprimant qu’il subit, et du milieu délétère où il s’étiole — lui demander cela, c’est vouloir de lui qu’il fasse l’hypocrite et mente à tous ses dits et écrits. Et quand je me trouvé en face d’insistances, cela me parait étrange, et je me réserve de me demander à mon tour de qui font le jeu ceux qui semblent transformer ces opinions mal assises en conseils gratuits. Car ce sont les gouvernants et les dominants qui ont intérêt à ce que les hommes de pensée se résignent à leur sort lorsqu’ils sont jetés entre les quatre murs d’un établissement pénitentiaire. Un homme d’action, un homme de lutte —- et je ne parle ici qu’au point de vue des idées — n’est pas à sa place en prison, pas plus qu’en n’importe quel lieu où son activité ne peut s’exercer.
TRANSLATION
LEUR EXCUSE : NE PAS SAVOIR CE QUE C’EST
Je n’ignore pas que cela « fait bien » dans un article de journal d’affirmer que, « par le temps qui court », il vaut mieux pour un intellectuel être emprisonné qu’exposé à être bâillonné par la censure gouvernementale, réduit à ne pouvoir exposer sa pensée comme il le voudrait. Cela semble exact au premier abord. Et peut-être la situation d’un détenu politique n’est pas pire que celle d’un penseur contraint de mettre un frein à l’expression de sa pensée. Mais, véritablement, pour risquer une comparaison entre la situation d’un homme en liberté, même réduit à se taire, et celle d’un reclus, avec toutes les avanies, avec toutes les humiliations qui accompagnent le séjour dans un établissement pénitentiaire, il ne faut pas avoir la moindre idée de ce qu’est la vie d’un prisonnier, C’est la seule excuse à de pareilles phrases pensées par quelqu’un qui les écrit dans son cabinet de travail.
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L’ACCIDENT DE TRAVAIL
« Lorsque tu parles ou écris au sujet d’un camarade ayant accompli ce que tu appelles un geste, spécialement d’un copain ayant subi un emprisonnement un peu long, tu sembles accorder à son acte, à son séjour en prison, la valeur d’une prime ! Somme tout, la prison, c’est l’accident de travail anarchiste ». — Oui, camarade la prison c’est l’accident de travail anarchiste, mais la liberté est ce que l’anarchiste chérit le plus au monde : aussi est-il normal que les camarades de l’emprisonné qui ont joui, eux, de la liberté pendant qu’il se morfondait entre les quatre murs d’une geôle lui assurent, si je puis m’exprimer ainsi, « la pension » que les gouvernements capitalistes garantissent aux accidentés du travail. Je veux dire par là que ceux des siens qui se sentent le plus d’affinités avec le libéré s’ingénieront à lui rendre lu vie plus douce, à comprendre davantage ses goûts, ses désirs, à les satisfaire. Oui | j’ai dit cela et je ne m’en dédis pas… Je suis demeuré dans l’esprit de la réciprocité, de la pratique de la camaraderie, tel que je le comprends. Je suis resté dans la notion individualiste que c’est la peine, les difficultés que coûte le produit (en l’espèce la vie individuelle), qui détermineront l’appréciation de sa valeur, la prime à la production.
TRANSLATION
IRONIE
Il n’y a pas de concurrence possible entre le malheureux qui git sur un lit d’hôpital et le bien portant qui se livre à l’action qui lui convient, ayant en sa possession les outils de production manuels ou intellectuels nécessaires à cette action. Il est une ironie qui cesse d’être de l’ironie devant certaines situations tragiques…. Ce n’est plus que de la méchanceté
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Un sage a dit : « Lorsque les lambris d’Epicure me sont devenus inhabitables, je me hâte vers la cabane d’Epictète ». Mais il est des heures où le tonneau même de Diogène fait défaut.
Irony
There is no possible rivalry between the unfortunate man who lies in a hospital bed and the healthy one who engages in action that suits him, having in his possession the manual or intellectual tools of production necessary for that action. There is an irony that ceases to be irony in the face of certain tragic situations…. It is no longer anything but wickedness
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A wise man said: “When I can no long live amidst the paneling of Epicurus, I hasten towards the cabin of Epictetus”. But there are times when even Diogenes’ barrel is lacking.
ÉMOTION « NOBLE » OU ÉMOTION « IGNOBLE »
Il y a des gens qui voudraient que nous fassions ce qu’ils appellent « un départ » entre ce qu’ils dénomment l’émotion « noble » et l’émotion « ignoble ». Je ne comprends pas ce que cela veut dire. Je ne connais que l’émotion tout court et je crois que tout ce qui vibre dans la nature me ressemble. L’émotion que produit, la nuit, une feuille d’arbre que le vent traîne sur la route. L’émotion qui s’empare d’un petit garçon au moment où, pour la première fois, il s’apprête à ouvrir le buffet où se trouve enfermé le pot de confitures qu’il convoite. L’émoi que procure le geste d’une jeune mère tendant le sein gonflé de lait à son enfant affamé. Où voulez-vous que je discerne le noble et le trouble dans ces trois aspects de l’émotion ?
TRANSLATION
EN FACE D’UN SOT
Il m’est arrivé plus d’une fois de me trouver en face d’un fat ou d’un sot. Chaque fois, je me suis senti aussi faible, aussi dépourvu qu’un petit enfant, aussi incapable de répartie que le dernier des rustres.
Face to Face with a Fool
More than once I have found myself face to face with a conceited person or a fool. Each time I felt as weak, as helpless as a small child, as incapable of repartee as the most boorish of the boors.
MA VIE INTIME ET MOI
Pourquoi voulez-vous savoir de ma vie davantage que ce que j’ai résolu de vous livrer ? Ma vie publique est tout entière à vous — ma vie publique, c’est-à-dire mon activité intellectuelle, mon activité de propagandiste. Pour ce qui est en dehors de cette activité, qu’avez-vous besoin de connaître de mon existence autre chose que nécessitent nos rapports plus ou moins étroits? Croyez-vous que je m’insurge contre la curiosité de l’Etat ou de la police, pour me placer bénévolement sous le joug de la vôtre ?
My Private Life and Myself
Why do you want to know more about my life than I have resolved to share with you? My public life is entirely yours — my public life, that is to say my intellectual activity, my activity as a propagandist. Apart from this activity, what do you need to know about my existence other than that which our more or less close relations require? Do you think that I rebel against the curiosity of the State or of the police, to place myself voluntarily under the yoke of your own curiosity?
LA FOULE PASSE
Qu’importe à la foule mon cœur brisé et mes larmes. Elle passe joyeuse, des chansons sur les lèvres — elle s’amuse, et se préoccuper de ma douleur l’empêcherait d’apprécier ses plaisirs. C’est juste, après tout. Je ne lui réclame rien. Je ne veux d’elle que ceci : qu’elle me reconnaisse la pleine faculté de ne pas m’intéresser à ses souffrances et à ses revendications, quand elles ne cadrent pas avec mes aspirations. Qu’elle ne me force pas à épouser ses querelles, lorsqu’elles n’ont rien à faire avec mon propre développement.
The Crowd Passes
What do the crowd care about my broken heart and my tears? It passes, happily, songs on its lips — it’s having fun, and worrying about my pain would prevent it from enjoying it pleasures. This is fair, after all. I’m not asking it for anything. All I want from it is this: that it recognizes in me the complete capacity to not interest myself in its sufferings and its demands, when they do not correspond with my aspirations. That it not force me to take up its own quarrels, when they have nothing to do with my own development.
SCIENCE ET MISÈRE
Il est très intéressant et très instructif de savoir s’il faut des centaines et des centaines d’années pour que le sol de la planète se plisse de quelques mètres et que l’unité de temps à laquelle devraient être rapportées les évolutions géologiques est le « million d’années ». Il peut être très consolant de penser que l’évolution sociale marche de pair sous| ce rapport avec l’évolution géologique. Mais au miséreux qui ignore ce qu’il mangera à midi et où il couchera ce soir, cela sonne un peu comme un coup de trompette paradisiaque: On comprend alors que pour s’évader de sa misère matérielle, ou bien il renonce à l’existence — et c’est le fait d’un résigné — ou, dans un coup d’audace, il joue son va-tout — et c’est le fait d’un révolté.
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QU’EST-CE QU’ « ÊTRE PUR » ?
« Vous n’êtes pas pur » — me faisait remarquer un moraliste. Qu’est-ce que cela : « être pur » ? — Quand per un bel après-midi d’été, je découvre un étang aux ondes limpides, l’envie me prend de m’y baigner sans caleçon sans me préoccuper si c’est ou non dans les convenances. Quand, par une belle journée de printemps, j’aperçois un gazon émaillé de fleurs, l’envie me prend de m’y rouler, sans me préoccuper s’il appartient à un accapareur, Quand, par une soirée de mai, je croise une femme dont les lèvres appellent le baiser, l’envie me prend d’y poser les miennes, sans: me préoccuper si elle est ou non « en puissance de mari » ou de « copain ». Est-ce pur, est-ce impur ? je ne me le suis jamais demandé. Il me suffit de sentir, d’éprouver en mon for intime que c’est naturel, c’est-à-dire que je ne me sens pas entrainé à ces gestes par un drogue où un impératif extérieur à moi.
TRANSLATION
MARCHEZ à LA MÊME ALLURE QUE MOI
Je ne dédaigne point l’âme faible et titubante qui s’en vient vers moi, le cœur gros, en quête d’un conseil où d’un coup d’épaule. J’ai séché les pleurs — j’ai fourni le conseil — et je n’ai point refusé le coup d’épaule. Mais c’est quand je l’ai pu. Non par devoir. Mais par plaisir. Parce que j’éprouve de la joie à me répandre. Parce qu’aussi je crois nécessité cette prodigation du Moi. Or, le tourbillon de la vie — de ma vie — m’entraîne avec trop de rapidité pour que je puisse m’arrêter longtemps et vous ne pouvez guère être « des miens » que dans la mesure où vous marchez à la même allure que moi. Fatalement, ajouterais-je volontiers. Mais tous, parmi ceux qui suivent le chemin où je me suis engagé, ne vont point d’un pas aussi accéléré — ils ont davantage de temps — ils sont mieux à même de tendre la main aux timides et de corriger les balbutiements.
Walk at the Same Pace as Me
I do not scorn the weak and staggering soul that comes towards me, with a heavy heart, in search of advice or a pat on the shoulder. I have dried tears — I have given advice – and I have not refused the pat on the shoulder. But I have done so when I could. No out of duty. But for pleasure. Because I feel joy in giving of myself. Because also I believe this outpouring of the Self is necessary. Now, the whirlwind of life — of my life — carries me too quickly for me to stop for long and you can hardly be « my own » except insofar as you walk at the same pace as me. Inevitably, I would add willingly. But not all of those who follow the path I have taken proceed at such a rapid pace — and those others have more time — they are better able to extend a hand to the timid and cure the stammerings.
ILS PASSENT SUR LE TROTTOIR EN FACE
Il y a de « bons amis » qui passent sur le trottoir en face, lorsqu’ils aperçoivent, venant vers eux, un individualiste connu, donc compromettant. Il en est d’autres qui font répondre qu’ils ne sont pas là quand un camarade les fait demander à l’usine où au bureau où ils travaillent. Il en est d’autres encore qui n’essayeraient pas de placer un journal d’avant garde chez le moindre libraire de leur localité par crainte des conséquences matérielles que ce geste entraînerait pour eux. Ils allèguent mille excuses, meilleures les unes que les autres. Mais n’importe le qualificatif dont ils décorent leur individualisme — c’est de l’individualisme « pleutre ». L’individualiste « pour de vrai » je vous le dis, en vérité, ne craint pas de se compromettre, ne redoute pas de s’exposer, car il est un lutteur.
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JE NE SUIS PAS UN « HOMME DE CIMETIÈRE »
Parce que je suis anarchiste, je ne suis pas un homme de cimetière. Je vis dans le présent ou, pour parler plus exacte ment, dans un incessant devenir. Or, le cimetière, c’est le passé ; c’est le regret des gestes et des formes du passé ; c’est la contemplation attardante des circonstances, des événements, des intentions, des réalisations d’un passé qui ne se représentera plus, jamais plus. Le cimetière, c’est la continuation de l’autorité où de l’influence morale ou intellectuelle de ceux qui ne sont plus. Je suis ennemi de l’autorité, je combats toute main-mise de l’autorité sur ma vie individuelle. Je ne veux pas plus de l’autorité-souvenir de ceux qui ont été, que de l’autorité-réalité de ceux qui sont. J’ai bien assez à faire pour me débarrasser des influences ataviques et me guérir des tares ancestrales sans encore sentir planer sur mon activité d’aujourd’hui l’ombre des activités d’hier.
Qu’importe à mon évolution ou à mon développement les épitaphes et les pierres tombales, les bières moisies et les squelettes décharnés. Je veux Ia vie et la création : le cimetière, c’est le symbole du repos et de la décomposition. Je veux réagir sur l’autorité, conquérir ma liberté : le cimetière, c’est la perdurance de l’influence de ce qui a été forme ou pensée.
Je ne suis point dépourvu de cœur, cependant. Je n’ai point oublié les êtres disparus ou éloignés qui me furent chers. Je tiens compte de l’effort de mes antécédents spirituels. Mais je ne suis pas un homme de cimetière ; j’aime la vie et j’ai autre chose à faire que de rendre visite aux morts, c’est du temps gâché
TRANSLATION
IL EST NORMAL QU’IL GEMISSE
Renvoyer un être humain à sa philosophie lorsqu’il se trouve en proie à une épreuve qui le réduit à l’impuissance et qui lui arrache, à mesure qu’elle se prolonge, des cris de douleur plus aigus, des plaintes plus amères ; le renvoyer à sa philosophie est une chose excellente, mais il faut savoir d’abord qu’elle est cette philosophie. Si c’est une philosophie apparentée au stoïcisme, si c’est une doctrine de renoncement à soi-même et à la vie, fort bien. — Mais si la philosophie dont s’agit considère la vie à un point de vue dynamique, comme une série d’expériences successives dont aucune n’épuise complètement celle qui la précède, — expériences accidentées, mouvementées, en continuelle évolution, exigeant pour être poursuivies la plénitude des moyens dont un être peut disposer, par exemple une parfaite facilité de déplacement, ou telle autre faculté de ce genre, alors on est mal venu d’invoquer contre le désespoir de cel homme sa propre philosophie. Ce serait, s’il se résignait, s’il ne protestait ni ne gémissait, s’il se montrait insensible à son lamentable état d’existence, qu’il conviendrait de l’accuser d’inconséquence.
TRANSLATION
LE TYRAN
Point de dieu qu’il faille craindre pour commencer à être sage ! Seul est à craindre celui qui a le pouvoir de vous ôter la liberté et la vie — le tyran, c’est-à-dire le juge, le policier, le geôlier, le bourreau. Votre dieu, vos dieux sont la cristallisation suprême de tous ces êtres nuisibles, lesquels sont eux-mêmes l’incarnation de la contrainte organisée. Je proclame l’insurrection contre les dieux dont la crainte est le commencement de la sagesse.
The Tyrant
There is no god that we must fear in order to begin to be wise! Only the one who has the power to take away your liberty and your life is to be feared — the tyrant, that is to say the judge, the policeman, the jailer, the executioner. Your god, your gods are the supreme crystallization of all these harmful beings, who are themselves the embodiment of organized compulsion. I proclaim insurrection against the gods whose fear is the beginning of wisdom.
LA PRISON ET LES PRISONNIERS
On peut arriver à s’accoutumer à ce que quelqu’un des vôtres — quelqu’un d’aimé et de chéri — passe des mois et des années en prison, vive de la vie étriquée de l’emmuré. On peut s’y accoutumer à ce point que cela devienne ordinaire de ne pas voir cet être cher ou de ne l’entrevoir que de temps à autre — quelques moments — derrière un treillis grillagé. Il est vrai qu’on s’habitue à l’usine, à la caserne, à la censure, à la guerre, au despotisme. Ainsi se confirme le fait que l’animal « homo » eut le plus adaptable des vertébrés supérieurs.
Tout prisonnier se promet de regagner le temps perdu une fois qu’il sera « dehors » et de renouer les fils de sa vie interrompue. Mais le temps perdu ne se regagne jamais et il oublie que lorsque la détention à duré plusieurs années, les bouts de ces fils brisés sont excessivement difficiles à retrouver. Les circonstances et les êtres se sont modifiés. De plus, le malheureux engeôlé oublie l’atteinte que de longs mois d’emprisonnement apporteront — sauf rares exceptions — à sa vigueur et à son intelligence. Et, à sa « sortie », c’est cette constatation qui l’aigrit peut-être plus que toutes les antres conséquences de son exil forcé.
TRANSLATION
L’ « ILLUSION » DE LA LIBERTE
Je n’ignore pas l’intérêt palpitant des discussions sur le libre-arbitre. Je sais que les volumes ou les thèses publiés sur cette question rempliraient des bibliothèques et des bibliothèques. Mais imaginez-vous être transporté en prison, dans la situation d’un pauvre oiseau renfermé dans une cage, auquel on infligerait toutes sortes de vexations relatives à sa dignité individuelle. Eh bien ! en dépit de tout ce qu’on pourrait vous raconter ou vous enseigner sur l’illusion de la liberté, vous n’en persisteriez pas moins à penser qu’il y a une différence immense entre la réclusion dans un bâtiment dont vous ne pouvez sortir ni le jour, ni la nuit, astreint à l’observation de règlements restrictifs de vos mouvements — et la possibilité d’aller ça et là, de marcher, de parler, de courir, de chanter, de vous mouvoir et d’agir à votre guise, enfin.
— Mais, ami, tu oublies que cette liberté dont tu jouis, c’est celle d’être mené par le bout du nez, pour ainsi dire, par ton déterminisme personnel.
— Je l’ai appris et j’en ai discouru. Mais mon expérience aidant, je crois que ce mot d’ « illusion » ne répond pas à la réalité des choses. L’homme qui vit en liberté est libre par rapport à celui qui vit en prison. L’homme qui n’est astreint qu’à un nombré restreint d’obligations est indépendant par rapport à celui qui est l’esclave d’un grand nombre d’engagements. Et ainsi de suite.
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COMPARAISON
Quelqu’un qui vivait en liberté, mangeant et buvant à son saoûl, étudiant à son gré, éclairé et chauffé à l’électricité, trouvait étrange qu’un prisonnier n’acceptât son sort qu’avec peine. « N’es-tu pas un homme ? » lui écrivait-il. C’est comme si on reprochait à un rossignol enfermé dans une cave de ne plus moduler de chants joyeux.
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L’EMMURÉ
Pour rester « soi » dans un milieu où on ne se sent en affinité avec aucun de ses composants, il faut une force de résistance peu commune, Mais dans une vie anormale comme est celle de l’emmuré, il faut plus que cette force-là et c’est alors qu’on ne peut s’empêcher de songer au surhumain.
TRANSLATION
O SERF !
Ce que j’ai contre toi, c’est que tu es encore sous l’influence de l’idée de péché ! Tu cherches toujours à t’excuser d’avoir été pris en flagrant délit d’outrage au texte reçu. On t’a rencontré, mon camarade, avec une femme qui n’est pas ta campagne ordinaire — ou, ma camarade, enlacée tendrement par un homme qui n’est pas le compagnon avec lequel nous avions l’habitude de te voir. Et voici que tu as balbutié des prétextes, des excuses ; que tes yeux ont imploré la pitié ou le pardon.
J’ai bien compris les raisons de ton attitude ; lorsque tu t’écartes de la morale courante, ce n’est pas en toute conviction que tu le fais ; non, tu cèdes au « mal » en toi. O esclave ! Et pourquoi cachais-tu ce livre que tu lisais quand je suis entré ? Maladroitement, d’ailleurs. Si bien que mes regards se sont tout de suite portés sur l’objet du délit et que j’ai lu le titre : « L’Imitation de Jésus-Christ ». O serf ! Comme s’il n’y avait pas à glaner dans l’ « Imitation » tout autant qu’ailleurs. Mais tu avais peur que je te juge ridicule.
Ne comprends-tu pas que ce qu’il y a de ridicule en toi, c’est de te prétendre un affranchi quand tu n’es qu’un porteur de chaînes.
TRANSLATION
Se Récréer
Il n’importe pas à la dignité de la personne humaine qu’on soit constamment grave, morose ,renfermé ; la gravité et la froideur, quand elles sont artificielles et affectées, ont une tendance pour ainsi dire inéluctable à détruire ou à fausser les manifestations récréatives, de quelque nature qu’elles soient. Ce qui me paraît inséparable de la dignité individuelle, par contre, c’est qu’on accomplisse avec conviction, en y mettant tout « le sien », dont on est capable — comme un chef-d’œuvre si l’on veut — les démonstrations gaies, joyeuses, plaisantes, auxquelles on est poussé par son tempérament ou impulsé par certaines émotions dont l’origine est extérieure à soi. Ce qui demeure indigne d’un individu, ce n’est pas tant de s’abstenir dés plaisirs, quand sa nature l’y convie, que de les pratiquer comme s’il s’agissait d’un « service commandé ». J’ai rencontré des hommes qui se livraient au plaisir avec un je ne sais quoi de contraint ou de réservé qui en souillait tout le charme, si je puis m’exprimer ainsi. J’ai pitié de tels êtres et ce qu’ils appellent des « parties de plaisir » ressemble à s’y méprendre à des « corvées ». J’aime, je voudrais qu’on s’amuse, qu’on se divertisse. avec enthousiasme, avec passion et non pas qu’on paraisse s’amuser ou se divertir avec une arrière-pensée, une restriction mentale. Quand j’écris qu’il faut prendre « la vie au sérieux », cela inclut les loisirs ou les récréations qu’elle nous laisse ou que nous lui arrachons.
TRANSLATION
LIBÉRE-TOI
Que m’importe que tu consacres tout ton temps à la propagande. Tout le temps que te permettent tes forces. Tout le tempo que te laisse un des mille pis-aller auquel tu as recours pour t’assurer ta maigre pitance. Que m’importe que tu sois désintéressé. Qu’il n’entre pas un atôme de vanité dans ton effort. Que tu ne cherches pas à l’attirer la sympathie des masses. Que tu sois indifférent aux applaudissements de ceux qui t’écoutent. Et que tu t’insoucies de l’opinion de ceux qui te lisent, Que m’importe que tu sois de ceux qui ne veulent pas plaire aux foules. Que tu dises ce que tu as à dire, sans concessions, ni restrictions. Sans bassesses pour t’acquérir le succès. Sans outrances pour exalter la réputation. Que m’importe que tu œuvres, si c’est au détriment de ta dignité. Que m’importe que tu t’agites et te remues, si c’est en compagnie d’êtres que tu sous-estimes et dont tu n’oses te séparer, sous peine de devoir renoncer à ta (?) propagande. Que m’importe que tu te dépenses, si c’est à la manière d’un esclave. Le croyant supporte des prêtres indignes. Et l’alcoolique endure d’ignobles promiscuités. Que ton maître s’appelle Baal, Mammon ou Propagande, que m’importe ! C’est toujours un maître. Et si le culte que tu lui portes te pousse à faire litière de ta fierté, qu’es-tu de plus qu’un serviteur ? Car, de deux choses l’une : ou tu fais de la propagande par goût, par plaisir, par satisfaction pure, ou tu l’accomplis par devoir, par dévouement, par obligation. Dans le premier cas tu es un Homme. Dans le second tu es un Serf. Par quelle aberration te prétends-tu délégué à appeler autrui à la liberté, pauvre idolâtre ? Commence par toi-même ! Guéris-toi d’abord, dévot, de tes superstitions. Renonce d’abord, ivrogne, au poison. C’est quand ta propagande t’aura libéré, 0 propagandiste, que nous commencerons à croire à son efficacité.
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SIMPLE PRÉFÉRENCE PERSONNELLE
Je sais bien qu’on peut mourir ou végéter misérablement pour les idées qui vous sont chères, ou que l’on propage. Mourir de faim, mourir en prison, mourir sur l’échafaud. Je ne nie pas que la fidélité à des idées que vous avez faites vôtres ne puisse vous amener à rompre avec votre famille, vos meilleurs amis. Je sais bien aussi qu’on peut battre monnaie avec ses idées. Par tempérament, je préfère ceux qui ont à pâtir pour leurs idées, leur façon d’être égoïste me plaît davantage.
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HUMILIATION
Je ne connais rien de plus douloureux que de s’entendre répéter qu’on vous comprend, qu’on vous approuve, qu’on fait de ce que vous écrivez une lecture de chevet ; après — lorsque vous offrez l’occasion de mettre en pratique les théories si admirées — de voir défiler et se dérober qui vous disait de si belles choses. On a beau avoir connu les désillusions et éprouvé les amertumes, on ne s’en trouve pas moins humilié, ayant cru faire œuvre profonde, d’avoir abouti à si piètre résultat.
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SUR L’AGE
Vous n’avez que l’âge que vous vous sentez. N’acceptez jamais d’être d’un autre âge que celui-là. Ou, si vous le faites, c’est que l’heure est venue pour vous de battre en retraite devant la vie.
⁂
Ce n’est pas extraordinaire, à vingt ans, d’être jeune. C’est tout ce qu’il y a de plus commun. Ce qui est original, c’est d’être resté jeune et d’agir comme une jeune femme ou un jeune homme à soixante-quinze ans.
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JE HAIS LA FOULE
Je hais la foule pour sa versatilité, son irréflexion, sa cruauté, son emballement, son esprit de troupeau en un mot. Je haïs la foule, parce qu’elle est prête à piétiner le berger et se ruer sur le chien, dès qu’ils sont hors d’état de se faire redouter. La foule acclamait César hier encore. Mais aujourd’hui César n’est plus tout-puissant, la main de l’Insuccès l’a frappé. Aussi malheur à qui porte sa livrée !
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DES PRÉSOMPTIONS MORALES ?
Quelqu’un vint vers moi l’autre jour accusant de vile félonie l’un de nos camarades, Je le pressai de m’apporter des preuves. Il n’avait que des « présomptions morales ». Il oubliait qu’avec des « présomptions morales » des jugés d’instruction et des procureurs de la République ont conduit des innocents au bagne ou à l’échafaud. Je n’éprouve aucune sympathie pour les magistrats — on le sait — même le fussent-ils « en camaraderie ».
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BOURGEONS DE PRINTEMPS
Des journées ensoleillées, des hirondelles, des soirs tièdes, des rossignols qui chantent au clair de lune, des vers luisants, — c’est le printemps. Les arbres, qui allongeaient des rameaux nus et désolés il y a à peine huit jours, arborent une frondaison glorieuse.
A cent cinquante kilomètres d’ici, c’est la fournaise, c’est la mêlée horrible, c’est la mort vorie par mille engins plus épouvantables les uns que les autres.
Mais la vie persiste et déclare que la guerre n’est pour elle qu’un accident banal, comme n’importe quelle épidémie, éruption ou vacillation de la croûte terrestre. Ne resterait-il plus un homme valide sur la planète que, le printemps venu, les oiseaux gazouilleraient parmi les feuilles, et les fleurs piqueraient le vert des prairies. C’est l’alpha et l’oméga de la connaissance.
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PRENDRE DE L’AGE
Savoir que l’on prend de l’âge ; s’apercevoir que ses cheveux blanchissent et que son visage se ride ; sentir en même temps qu’on est aussi riche de sentimentalité et d’illusions que dans la fleur de la jeunesse, cette constatation-là est d’un sage. Ce qui n’est point d’un sage, c’est d’en souffrir. Qu’importe, après tout, qu’apparaissent les cheveux blancs et les rides ? Ce qui importe, c’est que, moi, je ne me sente ni vieux, ni vieilli. On n’a que l’age qu’on se sent, on n’a d’âge que celui qu’on se sent avoir. Il y a le ridicule social et les conventions grégaires. C’est vrai, mais celui qui n’est pas en état de les affronter n’a jamais que l’âge qu’on lui donne ou qu’il paraît.
To Grow Older
To know that you are growing older; to realize that your hair is turning white and your face is wrinkled; to feel at the same time that you are as rich in sentimentality and illusions as you were in the flower of youth, this is the observation of one who is wise. What is not wise is to suffer from it. What does it matter, after all, if white hair and wrinkles appear? What matters is that I don’t feel old or old-fashioned. We are only as old as we feel; we only have the age we feel we have. There is social ridicule and there are the conventions of the herd, it is true, but the one who is not in a condition to face them is never more age than they are given or display.
MA FRANCHISE
J’aime mieux passer pour un ours, pour un impoli, pour un asociable, qu’être obligé de fréquenter ou de ménager des gens à l’égard desquels je ne ressens aucune sympathie. Je préfère garder le silence et passer pour un sot plutôt que d’être contraint de dissimuler mes véritables sentiments.
My Frankness
I would rather to be taken for a curmudgeon, for an impolite, unsociable fellow, than to be obliged to associate with or make room for people for whom I feel no symphathy. I prefer to remain silent and pass for a fool rather than be forced to conceal my true feelings.
SE PLAIRE à SOI-MÊME
« Vous parlez pour vous faire plaisir » s’écrie un interrupteur. C’est vrai. Dans tous mes dits et écrits je cherche à me faire plaisir et il n’est rien que je dise ou écrive où je ne cherche à me plaire, c’est-à-dire que je n’exprime jamais rien qui ne corresponde à ce que je sens où ressens. Mon plaisir le plus grand, lorsque je parle où écris, c’est de voir autrui ressentir une sensation agréable, analogue à la mienne. Mais quand bien même aucun de mes dits ou écrits n’éveillerait le moindre écho de sympathie, il me suffirait de m’avoir plu, c’est-à-dire de m’exprimé en toute franchise.
Pleasing Yourself
“You speak to please yourself,” shouts an interrupter. It is true. In all my words and writings I try to please myself and there is nothing that I say or write not intended to please myself. I never express anything that does not correspond to this that I feel or feel. My greatest pleasure, when I speak or write, is to see others feel a pleasant sensation, similar to mine. But even if none of my sayings or writings aroused the slightest echo of sympathy, it would be enough for me to have pleased myself, to say to have expressed myself with complete frankness.
JE M’ADRESSE à DES CAMARADES
Je n’ai jamais eu la prétention d’écrire pour des savants, des académiciens, des « sommités » littéraires et artistiques — mon œuvre s’adresse à des camarades, c’est-à-dire à vous — comme vous êtes.
I Address Myself to Camarades
I have never pretended to write for scholars, academics or “leading lights” of literature and art. — My work is addressed to camarades, that is to say to you — as you are.
PAS DE CONCESSION
On ta dit du mal de moi. Et tu as écouté. Cela en dehors de ma présence. Et tu as lu ces lettres qui ne t’étaient pas destinées. Je peux valoir peu de chose — rien de moins que le veut mon déterminisme personnel — rien de plus ; mais vaudrais-je cent fois moins encore, que tu ne vaudrais sûrement pas mieux que moi. Tout le monde parle de moi en mal, affirmes-tu. La belle affaire ! Et sur l’avis de tout le monde, sans même me connaître, tu bases ton opinion. Cela prouve que tu ne vaux pas mieux que tout le monde. C’est-à-dire peu de chose décidément. Il se peut d’ailleurs que j’aie mes faiblesse. Et que je commette des erreurs. Et que par l’effet d’un mouvement de vivacité, je perde le fruit de mon labeur. Mais je ne me suis jamais vanté d’être toujours logique ni d’être parfait. J’ai seulement déclaré que dans mon œuvre, il n’entrait aucun souci de popularité, nulle idée de tirer un profit pécunier personnel. J’ai expliqué que j’œuvrais parce que cela me plaisait, parce que je le jugeais utile, parce qu’il m’agréait de me trouver en la compagnie d’êtres sympathiques aux idées qui me sont chères ou les partageant. J’ai exposé que pour obtenir le succès ou la réussite, je ne ferais aucune concession de fait ou de forme — que je préférerais la solitude à l’arrivisme et la qualité à la quantité ? Qui donc me convaincra du contraire ?
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DES MOTS, RIEN QUE DES MOTS
C’est vrai, pour parler et pour écrire on se sert de mots. C’est pourquoi en parlant et en écrivant, je me suis toujours gardé de faire de la dogmatique. Je me suis contenté d’émettre des avis, des opinions, de présenter des points de vue, de proposer des formules révisables selon l’évolution des individus et adaptables aux divers tempéraments personnels. J’ai cherché à agir sur les mentalités, à les faire se révéler à elles-mêmes, non à les endoctriner. Tout ce que j’ai voulu — et avec acharnement — c’est que mes thèses, mes opinions, mes propositions ne continssent ou exposassent rien qui s’appuie, s’étaye ou se repose sur l’étatisme; le gouvernementalisme, l’exploitation capitaliste où cléricale. Il fallait bien que je me serve de mots pour dire tout cela.
Words, Nothing but Words
It is true, to speak and to write one uses words. That’s why, in speaking and writing, I have always been careful not to be dogmatic. I have been content to give views, opinions, presenting points of view, proposing formulas that can be revised according to the evolution of individuals and adapted to various personal temperaments. I tried to act on mentalities, to make them reveal themselves to themselves, not to indoctrinate them. All I desired — and desired fiercely — was that my theses, my opinions, my proposals should not include or display anything that is based on, supported by or relies on statism; governmentalism, capitalist or clerical exploitation. I had to use words to say all that.
EQUITÉ DANS L’ÉCHANGE
Nous aurions pu nous évader de l’enfer social, comme l’ont fait tant d’autres. Nous évader, non point complètement, non point absolument, c’est entendu. Mais suffisamment pour n’être que peu ou prou dérangés par les remous de la lutte pour la vie. Nous aurions pu nous embusquer en quelque situation officielle, nous possédons les aptitudes nécessaires — nous y tenir tranquilles, feindre d’être toujours du côté du manche, soutenir les intérêts du maître de l’heure et la vie aurait coulé pour nous, huileuse et médiocre. Doués d’un tempérament audacieux et dépourvus de scrupules, nous aurions pu — comme tant d’autres aussi — faire des affaires et, dans ce jeu ou cette bataille, risquer tous nos dons ou tous nos acquis. Nous aurions pu échouer, mais nous aurions pu réussir, c’est-à-dire gagner de l’argent, puisque de nos jours le vainqueur est celui dont le portefeuille est gonflé de billets de banque. Les vaincus — c’est-à-dire les malchanceux — auraient été jaloux de nos gains, envieux de nos victoires ; cependant, à condition d’y mettre le prix, ils nous auraient fourni presque tout ce que nous leur aurions demandé pour assouvir nos désirs et satisfaire nos convoitises.
Or, nous n’avons pas voulu de cela, Nous n’avons pas voulu nous humilier au point de nous courber devant les arrivés, ni nous abaisser au point d’être nous-mêmes des arrivés. Nous nous sommes regimbés, et fiers, avides d’air pur, les sens frémissants, nous avons accepté d’être des vaincus, de passer pour des fous. Nous avons quitté la voie du monde et nous en sommes allés
vers ceux qui dédaignaient l’argent et ne s’inclinaient pas devant les bergers des troupeaux humains. Nous les avons rejoints et nous avons œuvré parmi eux. Nous avons été l’un des compagnons de la petite poignée de rebelles qui ne plie pas le genou devant les entités, de la petite bande de hors-la-loi dont les lourds bâtons abattent les idoles intérieures.
Mais en vous rejoignant, à frères, nous ne sommes pas venus vers vous comme des résignés ou des amoindris ; non pas en renonçant à un seul des appétits qui aiguillonnaient notre chair, en imposant silence à un seul des rêves qui hantaient notre imagination. Nous sommes venus vers vous inapaisés et inassouvis. Sans doute, nous avons renoncé à être des vainqueurs selon le monde, à réussir selon la formule courante, mais non à tirer de la vie tout ce qu’elle peut donner en fait de volupté et de jouissance. Nous, les vaincus et les rejetés du monde, en venant vers vous, autres vaincus et rejetés du monde, nous avons grossi votre milieu et nous vous avons aidés à le grossir. Nous avons fait notre effort, tout notre effort. Il est équitable que nous trouvions chez vous, parmi vous — sang de notre sang et chair de notre chair — ce que le monde nous aurait à peu près procuré à ne avions voulu suivre sa voie : l’apaisement et l’assouvissement.
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PLUS HAUT, PLUS LOIN
Parce que notre route a été semée d’expériences parce que notre champ est émaillé de mille variétés de fleurs, parce que ce n’est pas toujours la même note qui s’est envolée de nos gosiers — vous nous croyez moins tendres ou moins réceptifs, moins impressionnables. Détrompez-vous. C’est parce que nos expérience n’ont pas réussi aussi souvent que nous l’aurions voulu — parce que les fleurs de nos jardins n’ont pas toujours eu l’éclat et le parfum que nous avions escomptés — parce qu’on n’a pas autant que nous l’aurions souhaité prêté l’oreille à nos chants — que nous sommes plus sensibles, plus émotifs, plus compréhensifs. Parce que souvent déçus, nous nous assimilons mieux vos déceptions. Parce que fréquemment désillusionnés, nous concevons d’autant mieux les désillusions que vous avez subies. Parce que nous avons l’apparence d’avoir beaucoup vécu, alors qu’il nous semble que c’est seulement à dater d’aujourd’hui que nous commençons à exister — rien de ce qui vous émeut ne nous est étranger. Que vous soyez à l’aurore de la vie ou que le soleil décline sur votre sentier. Parce que nous n’avons jamais cessé d’être et que nous sommes toujours — vos sensations nous sont connues. Parce que demain encore, il nous sera possible de tenter une expérience neuve, d’essayer quelque chose d’inédit, de jouir de la vie pour la dernière fois peut-être, nous ne sommes pas des désabusés, si nous ne nous abusons pas. Tant que nous n’aurons pas exhalé le dernier soupir, nous désirerons encore, nous ne boucherons pas les pores de notre sensibilité, nous ne refermerons pas les crocs de notre perceptibilité.
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ON ME CONSEILLE DE ME VENGER
On me conseille de me venger. Des voix tentatrices me chuchotent éloquemment que je suis équipée pour l’attaque. Et d’irrésistible façon. Qu’il ne dépend que de moi de cueillir le fruit savoureux de la revanche. On me rappelle mes dits sur qui impose la rupture sans entente préalable. Ou résilie le contrat sans préavis. Jadis, brisé, piqué, meurtri, n’ai-je pas réagi ? Contre la morsure qui me brûlait la chair, Contre le scalpel qui me fouillait le cœur. Mais oui, à voix séductrices, mais oui, alors j’ai réagi. Brutalement, Maladroitement. Inconsidérément. Et je l’ai reconnu. Mais j’avais été si cruellement atteint. Si malignement visé et blessé. Me venger d’ANÉMA ? Mais elle s’est manifestée si inférieure que je ne trouverais à ma vengeance qu’un goût de cendres. Me venger de qui étale aussi impudemment sa médiocrité ? Laissez-moi me demander quelle taie alors me couvrait les yeux ! Je pourrais haïr une femme que je sens supérieure à moi. Par dépit, par envie, par sottise même. Et tout cela se pourrait expliquer et justifier. Mais qui je sens s’effondrer dans les étages inférieurs. Jusque dans les caves où l’on piétine la sincérité ; où Lon cultive le manque de bonne foi, l’arrivisme, la crainte de l’opinion publique ! ! Je ne puis en vouloir à Anéma, vraiment. Pas même la mépriser. Je puis souffrir de voir mon rêve doré perdre chaque fois un peu plus de sa douceur, de sa pureté, de sa fraîcheur. Je puis souffrir atrocement parce que Jà où on m’avait promis amitié sûre, je n’ai rencontré que roseau brisé. Mais je ne puis haïr. Puisque ce Palais aux chambres somptueuses, dont les coffres renfermaient dés trésors de vie intérieure, s’est mue en une façade barbouillée. Puisqu’à l’analyse ces diamants si purs se sont révélés verroteries grossières. Je ne puis que me reprocher ma naive cécité. On ne méprise pas un roseau brisé. On l’arrache, à la rigueur, et on l’abandonne sur le bord de l’étang, pour y pourrir. On ne se venge pas d’un écriteau trompeur. On passe son chemin et on jure qu’on ne vous y reprendra plus, On ne méprise pas des cassures de verre, on ne les foule pas aux pieds, on pourrait s’entailler. On peut plaisanter, cacher sous le pétillement d’un bon mot la souffrance qu’on ressent d’avoir donné dans un piège aussi apparent. On peut dérober, sous un trait d’esprit, la conscience qu’on possède d’avoir pris pour loyale solidité le trompe-l’œil du « faire croire ». On peut cuirasser d’ironie sa candeur. Mais aller au-delà ? Fi donc !
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SUR L’AMITIÉ
1. J’aime mes amis pour ce qu’ils sont, tels qu’ils sont. Non pour ce que, moi, je voudrais qu’ils soient !
2. Je prends ma joie à les voir se développer, à suivre les phases de leur épanouissement individuel.
Non pas parce que leur évolution se poursuit selon mes désirs où mes préférences, mais bien parce qu’ils accomplissent ainsi leur raison d’être en tant qu’êtres humains. Et plus ils sont heureux, plus ils réalisent leur conception individuelle de la vie, plus ma joie dévient vive.
3. Je ne les aime pas en deçà du bien et du mal, je les aimerais à la façon du moraliste, du législateur, du maître d’esclaves ou de l’inquisiteur.
Car l’amour qui veut lier autrui ou se sent lier par autrui n’est plus de l’amour. C’est de l’oppression ou de la torture. L’amour vrai s’épanouit en liberté. Sinon, il n’est que le pire des esclavages.
4 Pourquoi aimé-je un ami ? Pour un trait caractéristique, une tendance de caractère, un détail de façon d’être, un mode de penser, d’expression, d’action ou de réalisation, qui fait vibrer une fibre correspondante en moi.
Tant que la vibration existe, il demeure un ami.
5. Par delà le bien et le mal, certes, dans l’opprobre ou dans le triomphe, dans l’inconséquence ou la fidélité, duns le vice et dans la vertu, même si la recherche de son équilibre individuel l’entraine à commettre toutes sortes d’actes répréhensibles pour le plus grand nombre, incompréhensibles pour moi.
6. Tant que la vibration subsistera, je serai fidèle à mon amitié.
On Friendship
1. I love my friends for what they are, just as they are. Not for what I would like them to be.
2. I take pleasure in seeing them develop, following the phases of their individual blossoming.
Not because their evolution takes place according to my own desires or preferences, but instead because in this way they fulfill their reason to be as human beings. And the happier they are — the more they realize their individual conception of life — the stronger my joy becomes.
3. I do not love them on this side of good and evil. That would be to love them in the manner of the moralist, the legislator, the slavemaster or the inquisitor.
Because love that wants to bind others or feels itself bound by others is no longer love. It is oppression or torture. True love flourishes in freedom. Otherwise, it is only the worst form of slavery.
4. Why do I love a friend? For a characteristic trait of their character, a tendency of their nature, a detail of their way of being, a mode of thinking, of expression, of action or of realization that makes a corresponding fiber vibrate within me.
As long as that vibration persists, they remain my friend.
5. Beyond good and evil, certainly, in disgrace or in triumph, in inconsistency or in fidelity, in vice and in virtue, even if the search for their individual equilibrium leads them to commit all sorts of acts that are reprehensible to the great majority and incomprehensible to me.
6. As long as the vibration persists, I will remain faithful to my friendship.