E. Armand, “Fleurs de Solitude” (1923-1925)

 


Fleurs de Solitude *

(*) Tout ce qui paraitre ici sous le titre de Fleurs de Solitude à été composé en prison, au prix de quelles difficultés, hélas !

[Original dates of appearance:

  1. L’En dehors 2 no. 5 (mi-Janvier 1923): 2.
  2. L’En dehors 2 no. 6 (début Février 1923): 2.
  3. L’En dehors 2 no. 10 (fin Avril 1923): 2.
  4. L’En dehors 2 no. 14 (fin Juin 1923): 2.
  5. L’En dehors 2 no. 19/20 (fin Septembre 1923): 3.
  6. L’En dehors 2 no. 22/23 (début Novembre 1923): 3.
  7. L’En dehors 2 no. 25/26 (mi-Décembre 1923): 3.
  8. L’En dehors 3 no. 27 (début Janvier 1924): 3.
  9. L’En dehors 3 no. 32 (31 Mars 1924): 4.
  10. L’En dehors 3 no. 37/38 (20 Juin 1924): 3.
  11. L’En dehors 3 no. 44 (1 Octobre 1924): 2.
  12. L’En dehors 3 no. 47 (5 Novembre 1924): 3.
  13. L’En dehors 4 no. 54 (12 Mars 1925): 2.]

Flowers of Solitude *

(*) Everything that appears here under the title “Flowers of Solitude” was composed in prison, at the cost of some difficulties, alas!

I.

Toute faculté, toute aptitude dont on ne se sert pas est perdue, et l’Individualité est diminuée d’autant. D’autant également est entravé son développement. Les facultés et les aptitudes trouvent leur raison d’être dans l’usage qu’on en fait, non dans l’abstention de leur usage.

L’absolu est un terme de cabinet. Tout est relatif et il n’est que des relativités. L’absolu lui-même est contingent à notre puissance de conception et de compréhension. Dans la pratique, l’absolu, pour nous, c’est telle passion poussée jusqu’au paroxysme, tel sentiment arrivé à l’extrême limite fonctionnelle. Et là encore, l’extrême développement de telle passion ou de tel sentiment se relative toujours aux aspects physiologique et psychologique de nos tempéraments.

La femme aimée à l’encontre de la loi — ou, si l’on veut, sans se soucier de la morale établie — est le sujet de tellement d’œuvres classiques, voire religieuses, que si l’on retirait de la circulation tous les ouvrages basés sur cette thèse, il ne resterait pas grand’chose des chefs-d’œuvre de la littérature, celle du passé et celle des temps modernes. Comment se fait-il alors que les sociétés proscrivent l’amour hors-la-loi? Tout simplement parce qu’elles ne considèrent la littérature que comme un hors-d’œuvre où un amusement, quelque chose dans le genre des combats de gladiateurs ou des combats de coqs.

L’ingéniosité est au génie ce que le savoir-faire est au savoir.

Jamais une philosophie sèche, abstraite, morte, n’attirera à elle une seule individualité. Pour qu’une philosophie ait quelque chance de gagner du terrain, non plus dans l’esprit, mais dans ce qu’on appelle le « cœur » de l’homme, il faut qu’elle soit vivante, vibrante, évolutive. Il ne faut pas qu’elle soit un exposé de règles ou un catalogue de doctrines : il est essentiel qu’elle revête la forme d’un récit, qu’elle présente le caractère d’une autobiographie.

Toute philosophie est un cadavre qui n’est pas l’histoire des expériences de la vie intellectuelle, de l’existence psychologique de celui qui l’expose,

Ne hais pas indistinctement tes ennemis. Tu en trouveras qui sont plus intéressants que tes amis. Tu en rencontreras, parmi eux, certains dont la ruse ou la force, le savoir ou l’autoconscience te fortifieront dans ton attitude à la résistance du non-moi.

Résiste à celui qui veut enrayer le développement de ton « Moi ». Résiste à celui qui s’oppose à ce que tu scrutes, dévoiles ou découvres ce qui est caché derrière les dogmes et les conventions. Résiste aux orthodoxes et aux conformistes. Résiste et attaque le premier, s’il le faut, pour conserver ta « vie comme expérience ».

Je suis l’ennemi irréconciliable de l’esprit de secte, et cependant je n’ignore pas que là où manque l’attachement — j’allais dire fanatique — aux opinions dont on fait profession, aux idées qu’on chérit, elles ne jouent plus dans l’existence qu’un rôle restreint, effacé; elles cessent d’être ou elles ne sont point une de nos raisons d’être, de vivre, une des sources peut-être la plus profonde de « notre » joie de vivre. C’est seulement lorsqu’on est d’avis que ses opinions, ses idées, valent la peine d’être diffusées — puis qu’on soufre pour elles au point d’être raillé, honni, persécuté, jeté en prison, mis à mort peut-être — c’est Seulement quand on se trouve dans cet état d’esprit qu’on retire une satisfaction réelle et sentie de son activité individuelle. On s’est créé une « valeur » vitale et non une « apparence » formaliste. Je ne conclus point, je me borne à constater.

D’ailleurs on échappe à l’esprit sectaire lorsque, tout en tenant avec énergie à ses opinions, on admet qu’autrui y tienne avec autant d’acharnement soi. Et là où existe le respect absolu idées d’autrui, à charge de réciprocité, bien entendu, il n’y a plus de fanatisme, il n’y a que de la conviction.

Il n’existe pas de sort plus enviable sur la planète — pour un être sensible s’entend — que de rencontrer un ami qui vous comprenne — une âme sœur si l’on veut et si l’on est assez vaillant pour surmonter le ridicule attaché à ce terme — Oui, une âme sœur qui sente comme vous, qui fasse siennes vos espérances, vos aspirations, vos travers mêmes — qui ne vous morigène ni ne vous moralise, mais que vous sentez à vos côtés aux jours d’allégresse comme aux heures d’adversité — quelqu’un qui soit un autre vous-même, non par esprit d’imitation, mais par similitude de tempérament et de constitution psychologique. Quand vous avez l’heur de rencontrer pareil être en ceux ou celles que vous aimez, vous pouvez dire que votre bonheur est au comble. Mais, qu’on m’entende bien : je ne songe nullement à quelqu’un qui se fondrait dans une autre personnalité. Je ne songe pas à un (ou des) compagnons, à une (ou des) compagnes de route qui, se renonçant, constituerait un alter ego artificiel, un sosie rapporté. Non, j’ai dans l’idée un alter ego inné, un sosie qui le soit de nature.

Créer revient à détruire, car, en fin de compte, tout ce qui est créé finit par disparaitre. Créer c’est encore innover, c’est-à-dire nier l’utilité ou la valeur de ce qui a existé jusqu’ici — substituer une valeur nouvelle à la valeur ancienne.

Quiconque nie les valeurs existantes crée une valeur nouvelle, car la négation n’est pas le scepticisme ou l’indifférence. C’est un aspect de l’activité intellectuelle.

L’idée de justice procède en droite ligne des revendications de l’instinct comme l’idée de morale; seulement la civilisation l’a tellement transformée qu’elle aspire souvent au contraire du désir de l’instinct.

Dualisme. Non pas. Il n’y a pas deux natures en l’homme. L’organisme humain se présente, se manifeste sous nombre d’aspects qu’on peut ramener à deux aspects principaux : l’aspect physiologique et l’aspect psychologique. L’amibe et l’éléphant, le chêne et le framboisier, la chauve-souris et le rhinocéros sont de même des aspects différents de la flore et de la faune terrestres.

I.

☞ Every faculty, every aptitude that we do not use is lost, and the Individuality is diminished to that degree. Its development is also hindered to the same degree. The faculties and aptitudes find their reason for being in the use we make of them, not in abstention from their use. [1.1]

☞ The absolute is an armchair notion. Everything is relative and there are only relativities. The absolute is itself contingent on our powers of conception and comprehension. In practice, the absolute is, for us, some passion pushed to the point of paroxysm, some sentiment that has come to its furthest functional limit. And even then, the extreme development of a passion or sentiment is always related to the physiological and psychological aspects of our temperaments. [1.2]

☞ The woman loved in defiance of the law — or, if you prefer, without concern for established morality — is the subject of so many classical, even religious works, that if we withdrew from circulation all the works based on this premise, little would remain of the masterworks of literature, whether of the past or of modern times. So how is it that societies forbid love outside the law? Quite simply because they consider literature only as an hors-d’œuvre or amusement, something like gladiatorial combats or cockfights. [1.3]

☞ Ingenuity is to genius what know-how is to knowledge. [1.4]

A dry, abstract, dead philosophy will never attract a single individuality. In order for a philosophy to have any chance of gaining ground, not just in the mind, but in what we call the “heart” of man, it must be living, vibrant, evolving. It must not be an account of rules or a catalog of doctrines: it is essential that it takes the form of a story, that it has the character of an autobiography.

Every philosophy is a corpse if it is not the history of the experiences of the intellectual life, of the psychological existence of the one who expounds it. [1.5]

☞ Do not hate your enemies indiscriminately. You will find that some of them are more interesting than your friends. You will encounter, among them, some whose cunning, strength, knowledge or self-awareness will fortify your in your attitude toward the resistance of the non-self. [1.6]

Resist anyone who wants to obstruct the development of your “Self.” Resist anyone who contests your attempts to examine, unveil or uncover what is hidden behind the dogmas and conventions. Resist the orthodox and the conformists. Resist and attack first, if you must, in order to preserve your “life as experience.” [1.7]

I am the irreconcilable enemy of the sectarian spirit, and yet I am aware that where there is a lack of attachment — I was going to say fanatical attachment — to the opinions that we profess, to the ideas which we cherish, they play no more than a limited, barely visible role in our lives; they cease to be or are not one of our reasons for being, for living, one of the deepest sources, perhaps, of “our” joy in living. It is only when we are firm in our opinions that our opinions, our ideas, are worth spreading — then let us suffer for them to the point of being mocked, hated, persecuted, thrown in prison, put in jail or perhaps put to death — it is only when we are in this state of mind that we derive real, palpable satisfaction from our individual activity. We have created a vital “value” and not a formalist “appearance”. I conclude nothing, I merely observe. [1.8]

Besides, we escape the sectarian spirit when, while holding on to our opinions energetically, we admit that others hold to to their own with as much tenacity. And where there is absolute respect for the ideas of others, — supported by reciprocity, of course, — there is no longer fanaticism, but only conviction. [1.9]

There is no more enviable fate on the planet — for a sentient being, at least — than to encounter a friend who understands you — a soul mate, if you will and if you are brave enough to overcome the ridicule attached to this term — yes, a soul mate who feels like you, who makes your hopes, your aspirations, even your faults their own — who neither chides nor moralizes, but whom you feel is on your side in days of joy and hours of adversity alike — someone who is another version of yourself, not out of imitation, but out of similarity of temperament and psychological constitution. When you have the pleasure of encountering such a being among the men or women that you love, you can say that your happiness is at its peak. But, let me be clear: I am in no way thinking of someone who could become lost in another’s personality. I am not thinking of one (or more) companions, one (or more) traveling companions who, renouncing themselves, would constitute an artificial alter ego, a doppleganger or double. No, I have in the idea an innate alter ego, a doppelganger that is natural. [1.10]

To create and to destroy come down to the same thing, for, in the end, everything that is created will disappear. To create is also to innovate, to deny the utility or value of what has existed in the past — to substitute a new value for the old one. [1.11]

Whoever denies existing values creates a new value, for negation is not skepticism or indifference. It is an aspect of intellectual activity. [1.12]

The idea of justice directly from the demands of instinct as well as the idea of morality, but civilization has so transformed it that it often aspires to the opposite of what instinct desires. [1.14]

Dualism. No. There are not two natures in the human being. The human organism humain presents itself, manifests itself in a number of ways, which we can reduce to two principal aspects: the physiological aspect and the psychological aspect. The amoeba and the elephant, the oak and the raspberry vine, the bat and the rhinoceros are likewise different aspects of the terrestrial flora and fauna. [1.15]

II.

Je ne me déclarerai pas content et pourtant je sais que je mourrai avant d’en avoir vu se lever l’aube — je ne me déclarerai pas content tant que pour l’Individu n’aura pas été conquise la possibilité de se désolidariser, à son gré, du Milieu social — étant entendu que cette désolidarisation n’implique ni domination sur ledit Milieu, ni son exploitation ou celle d’une personne quelconque. Je ne le verrai pas, je le sais, mais j’ai le pressentiment que c’est là où abordera, après bien des tours, détours et retours, le navire portant la fortune d’une humanité supérieure — supérieure en ce qu’elle placera au-dessus de tout la possibilité pour l’individu de disposer, dans la liberté et la réciprocité, comme il l’entend, de son « Moi ».

Non! le monde moral, le monde spirituel, Dieu, n’existent point. Ce sont des idées abstraites, un produit, un résultat de l’activité ou de l’effort cérébral. Cela me veut pas dire, hélas ! que ces abstractions ne vivent pas à l’état de fantômes intellectuels, qui hantent les profondeurs d’une pensée qui ignore ou ne sait pas encore créer d’autres images ou imaginer d’autres représentations pour expliquer ou matérialiser quelques-unes de ses aspirations.

Pourquoi est-ce la femme qui se laissa séduire la première et séduit à son tour l’homme? J’admets bien que le rédacteur de la Genèse avait besoin de cet incident pour légitimer la dépendance de la femme et expliquer les douleurs de l’enfantement. Mais n’y a-t-il pas aussi là un symbole de l’esprit de curiosité et de vivacité d’esprit de la femme, toujours prête à accueillir le nouveau, l’aventureux ? D’ailleurs, le serpent, symbolisant un initiateur de révolte, ne savait-il pas que pour être suivi par l’homme, il lui fallait d’abord gagner la femme?

Point de dieu qu’il faille craindre pour commencer à être sage! Seul est À craindre celui qui a le pouvoir de vous ôter la liberté et la vie — le tyran, c’est-à-dire le juge, le policier, le geôlier, le bourreau. Votre dieu, vos dieux sont la cristallisation suprême de tous ces êtres nuisibles, lesquels sont eux-mêmes l’incarnation de la contrainte organisée. Je proclame l’insurrection contre les dieux dont la crainte est le commencement de la sagesse.

« Vous parlez pour vous faire plaisir » s’écrie un interrupteur. C’est vrai. Dans tous mes dits et écrits je cherche à me faire plaisir et il n’est rien que je dise ou écrive où je ne cherche à me plaire, c’est-à-dire que je n’exprime jamais rien qui ne corresponde à ce que je sens où ressens. Mon plaisir le plus grand, lorsque je parle ou écris, c’est de voir autrui ressentir une sensation agréable, analogue à la mienne. Mais quand bien même aucun de mes dits ou écrits n’éveillerait le moindre écho de sympathie, il me suffirait de m’avoir plu, c’est-à-dire de m’être exprimé en toute franchise.

Pourquoi serais-je comptable de mes faits et gestes à autrui-unité, ou à autrui-troupeau, puisque je ne demande compte de ce qu’ils font ni à aucun individu ni à aucune agrégation ? C’est pourquoi, moi et « les miens », nous nous situons en état perpétuel de légitime défense à l’égard de qui nous demande des comptes relativement à nos dits et à nos actes.

Il y a des heures où je parle et écris pour ceux de mon monde. Il y a des instants où je parle et écris pour le plus grand nombre. Non pas parce que je m’attends à ce que le plus grand nombre me comprenne; mais j’espère toujours que, parmi les badauds qui remplissent la place publique, quelqu’un d’égaré se trouvera qui s’ignore, et dont la mentalité est susceptible de vibrer à l’unisson de ce que j’exprime.

II.

I would not declare myself happy and yet I know that I will die before having seen the dawn of it — I would not declare myself happy so long as the Individual has been achieved the possibility of dissociating themselves, at will, from the social milieu — it being understood that this separation does not imply domination over the said milieu, nor its exploitation, or the exploitation of any person whatsoever. I will not see it, I know, but the presentiment that this is where will land, after many twists and turns and returns, the ship bearing the fortune of superior humanity — superior in that it will place above every that possibility of the Individual to dispose, in freedom and reciprocity, as they see fit, of their “I.”

No! the moral world, the spiritual world, God, do not exist. They are abstract ideas, a product, a result of brain activity or effort. This does not mean, alas! that these abstractions do not live in the state of intellectual phantoms, which haunt the depths of a thought that does not know or does not yet know how to create other images or imagine other representations to explain or materialize some of its aspirations.

[…]

There are hours when I speak and write for those in my world. There are times when I speak and write for the greatest number. Not because I expect most people to understand me; but I always hope that, among the onlookers who fill the public square, there will be someone lost who does not know, and whose mentality is likely to vibrate in tune with what I am expressing.

III.

Quelle est la plus grande preuve d’amour ou d’amitié que je puisse témoigner à mon ami, sinon de vouloir qu’il se développe pleinement selon son déterminisme personnel, c’est-à-dire selon l’ensemble de ses attributs ou facultés. Mais nous aimons pour nous, et il faut un grand empire sur soi-même beaucoup de réflexion pour admettre que celui ou ceux que nous aimons se développent un plan qui les conduise à suivre une voie qui ne sera peut-être pas celle où nous aurions voulu les voir s’engager.

Il est curieux de constater quel soin prennent, quel souci se donnent les biographes pour laisser dans l’ombre ou tout au moins, quand c’est impossible, pour excuser les extrémités auxquelles, dans certaines circonstances, se sont livrés ceux dont ils racontent la vie. Ce sont cependant ces écarts, ces anomalies qui les ont rendus originaux, qui en ont fait des saints ou des monstres, qui leur ont permis de faire figure au milieu de tant d’êtres indistincts.

Il m’est arrivé plus d’une fois de me trouver en face d’un fat ou d’un sot. Chaque fois, je me suis senti aussi faible, aussi dépourvu qu’un petit enfant, aussi incapable de répartie que le dernier des rustres.

Tout observateur un tant soit peu sagace s’aperçoit bientôt qu’il existe chez tout être humain normal une tendance instinctive, — « innée » — à violer la loi, à enfreindre le règlement. J’ajoute même que quelles que soient les qualités « morales » d’un homme, il lui arrive ou lui est arrivé d’agir contrairement aux conventions en vigueur dans son milieu social et cela dans tous lès moments de sa vie où il a laissé parler sa nature. Car la soumission à la Loi et l’obéissance au Règlement sont un surajouté, un placage artificiel dont l’homme normal ne tient plus compte dès que son instinct parle le plus fort — il se trouve alors dans la situation de l’homme primitif: plus près de la nature. Et qui vit près de la nature ignore la discipline sociale.

J’aime mieux passer pour un ours, pour un impoli, pour un asociable, qu’être obligé de fréquenter ou de ménager des gens à l’égard desquels je ne ressens aucune sympathie. Je préfère garder le silence et passer pour un sot plutôt que d’être contraint de dissimuler mes véritables sentiments.

Lorsque l’Individualiste proclame qu’il veut faire « sa » volonté, il n’ignore pas qu’il ne fera rien de plus ni de moins que ce à quoi le détermine son « moi », autrement dit la somme de tous ses attributs considérés sous leurs divers aspects psycho-physiques. Donc, il sait qu’il ne fera que ce à quoi le déterminent ses qualifications, ses facultés. Mais ce déterminisme personnel, il entend l’augmenter, le compléter, l’amplifier, l’opposer autant que faire se peut au déterminisme grégaire et même, si possible, l’en faire triompher si ce dernier fait mine de mettre entrave à son développement.

Il n’est pas exact de dire que c’est la propriété qui fait le vol. Ce n’est pas la propriété, mais l’absence de propriété. Ce ne sont non plus le pain, les pommes de terre ou les pièces de cent sous qui font le vol, c’est parce qu’on manque de pain, de pommes de terre, d’écus de 5 francs que l’on vole. Rien ne vaut comme s’entendre sur l’exacte signification des mots, des termes, des propositions. Ce n’est donc pas parce que la propriété ou le capital existe qu’il y a des « expropriateurs » individuels, mais parce qu’un très grand nombre d’individus sont dépourvus de capital ou de propriété.

Où s’arrête le droit de disposition de mon avoir dans la société communiste, voilà ce qu’il est très difficile de savoir ? La possession de cette photographie de mon amante, de cette collection de papillons rassemblée par ma sœur, et qu’elle m’a léguée, de ce fauteuil sculpté par un ami qui m’est cher, de ce livre de poésies qui me vient de ma mère, de ces divers objets enfin auxquels je tiens’ et que j’ai acquis en échange de ma production — cette possession m’est-elle garantie où une décision de l’administration ou un vote du groupe social auquel j’appartiens pourra-t-il m’en déposséder ? On ne peut pas me permettre la propriété de cette prolongation de ma personne sans l’octroyer à d’autres. Alors ?

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IV.

Parce que j’avais l’apparence de la vie. Et que je végétale. Parce que j’étais une sorte le mort-vivant. Je ne me suis pes préoccupé de l’Amour. J’ai fermé les yeux et l’ouïe de mon entendement. J’ai imposé silence aux battements de mon cœur. Je me suis dit que l’Amour ne fleurit que dans la plénitude, dans l’exubérance de la Vie. Qu’il est à la vie ce que l’épine dorsale est au corps. Qu’il est à la vie ce que l’Energie est à la matière. Et que pendant ces longs mois, ces mois interminables d’exil, je bannirais toute pensée, toute préoccupation relative à l’Amour.

Et je n’ai fait d’exception pour aucun des aspects sous lesquels l’Amour se manifeste à l’âme ou aux sens.

Que ce soit l’Amour sous son aspect essentiel. Noble, élevé, mystiques. L’Amour plus fort que la mort. Accord de deux volontés. Ou de deux consciences. Ou de deux évolutions, Donnant la même note lorsque Le choc des événements les fait vibrer. Lorsque le heurt des imprévus les fait résonne. De joie ou de douleur. De plaisir ou de peine. Dans les plaines, dans les perspectives, dans les abimes de leur destinée. Accomplie ou à accomplir. L’amour qui se réalise, qui s’explique, qui se justifie par la rencontre où comme une fusion de deux affinités qui se cherchaient et s’appelaient. Qui s’appelaient et se cherchaient par delà les monts et les mers des séparations et des éloignements. Et qui se sont précipitées l’une vers l’autre dès qu’elles ont pu se connaître. Et se reconnaître. L‘Amour qui n’existe ni ne se comprend lui-même. Sans une compréhension absolue de qui il aime. Une compréhension de toutes les heures. Qui ne laisse place à aucun secret. A aucun mystère. Non pas l’amour inquisitorial. Ou soupçonneux. Ou jaloux. Ou tracassier. Ou questionneur. Mais l’Amour qui s’est assimilé qui il aime. Si complètement qu’aucune pensée, qu’aucun acte de sa part ne peut le surprendre. Ou le trouver inaverti. Ou désemparé.

Ou bien que ce soit l’Amour sous son aspect sentimental. Chaste, pur, délicat, fidèle, infini. L’Amour auquel if faut pour croître un terrain, dont l’élément primordial est la tendresse. La tendresse affectueuse, persistante, prévenante, auquel il faut pour grandir une atmosphère d’attachement réciproque. L’Amour que fait tressaillir la voix du bien aimé. Qu’un de ses regards fait frissonner jusqu’aux moëlles. Qui ne résiste pas à une parole aimable. A un geste de douceur vraie. Mais qui tremble comme la feuille du peuplier dès qu’il entend les pas d’un étranger L’Amour qui se nourrit de sa propre flamme. Qui trouve toujours quelque offrande à placer sur l’autel. Quelque offrande tirée d’un fonds de réserve inépuisable. Lorsque le feu qui brûle sur l’autel menace de diminuer d’intensité. L’amour qui ne saurait subsister sans le don continuel de soi. L’amour qui désire plaire. Qui ne tient pas de grand livre. Qui n’établit pas le compte de ses profits et de ses pertes. L’amour qui souffre, se lamente et pleure à l’idée d’infliger de la souffrance et de causer des larmes. L’amour que les blessures ou les naufrages ou les privations ne peut parvenir à affaiblir. A abattre ou à décourager. L’amour que la calomnie ne brise pas. Que mépris laisse la sensible. L’amour qui pardonne. Non pas sept fois, mais septante-sept fois. L’amour qui console. Qui panse les aies et qui accueillie les prodigues en fêtant leur retour. L’amour que le malheur rend plus vigoureux. Qui se lie à une destinée comme le lierre s’attache au chêne. Humble et parfumé comme la violette des près. L’amour certain qui demeure et qui perdure. L’amour que l’amour fait naitre. Qui se sustente d’amour. Qui meurt d’amour, Et qui parfois succombe sous l’excès d’amour.

Ou qu’enfin ce soit l’Amour sous son aspect papillonnant. Volage, vagabond. Qui ne connaît de loi que son caprice. Et qui suit son caprice, dût son propre trépas s’ensuivre. L’Amour qui dévore la fleur sans attendre que murisse le fruit. L’amour passionné, fer rouge, incohérent. Qui n’a de sens que par su vivacité à prendre feu et sa promptitude à s’éteindre. Qui se plait aux plaisirs interdits, aux jouissances défendues, aux caresses réprouvées, aux aventures proscrites. L’Amour gueux, canaille, déhanché, orgiaque, débraillé. Sans frein, sans retenue, sans pudeur. Terreur des arrivistes et des’ gens de bon sens. L’Amour qui ne consulte pas les registres de l’état civil. Qui s’insoucie de la réputation. Qui ricane des situations sociales. L’Amour en quête de mauvais coups, Qui se tapit au fond des fourrés trompeurs. Ou se blottit dans les recoins des ruelles obscures. L’Amour auquel est étranger le remords, le regret, la fidélité, la constance. Qui oublie hier et ignore demain. Qui ne s’est jamais préoccupé de sécher les larmes qu’il à causée. L’amour léger, frivole, gai. Ironique, persifleur, frondeur. L’Amour faune, satyre. L‘Amour enfant de bohème.

Or donc, je n’ai fait d’exception pour aucun des aspects sous lesquels l’Amour se manifeste à l’esprit, au cœur ou aux sens.

Et parce que je n’étais imposé de ne point consacrer une seule pensée à l’Amour, l’Amour ne m’en est apparu que plus fertile. Plus redoutable. Plus puissant, Quel désert qu’une existence où l’Amour à cessé de fleurir et de fructifier ! Quelle faiblesse qu’une existence où l’Amour à cessé de défier les forces qui se disputent l’orientation de la volonté ! Quelle impuissance qu’one existence qui ignore les ressources de création, d’originalité, de fraicheur que rayonne autour de lui l’Amour.

TRANSLATION

V.

Tel que je suis. Tel que tu es. Être accepté, reçu, considéré pour ce que nous sommes, tels que nous sommes, chacun de nous. Ah! la belle réalisation individualiste. Je sais bien que tu te dis individualiste, que tu le proclames, que tu l’affiches. Un peu indiscrètement parfois. Je sais que tu soutiens de ta bourse les activités individualistes, alors qu’il en est tant qui se contentent de l’approbation verbale: Je n’ignore pas que tu frémis de la tête aux pieds lorsqu’il est question devant toi de la prédominance du social sur l’individuel. Que tu, bondis lorsqu’on fait mine de soutenir l’idée de l’exploitation de l homme par le milieu. Je connais tout cela. Je sais même que tu as souffert pour tes opinions. Et c’est quelque chose. Et que tu te trouverais dans une situation matérielle meilleure si tu l’étais montré moins intransigeant. Et c’est quelque chose encore, cela. Peut-être pour n’avoir voulu faire de ces concessions au milieu que le vulgaire qualifie d’insignifiantes, tu as dû subir des privations, des persécutions hors de proportion avec ce que le milieu demandait de toi. Je le croirai sans peine si mes affirmations sont exactes.

Mais tout cela convenu, je me demande si tu es assez individualiste pour prendre tes camarades tels qu’ils sont.

Je ne parle pas d’excuser de faire la part large, des influences ambiantes. Je sais que la largeur d’esprit et la tolérance ne te font pas défaut. La question que je te pose est celle ci: Prends-tu tes camarades tels qu’ils sont, comme ils sont, pour ce qu’ils sont? Sans nourrir d’eux un idéal — le terme importe peu — auquel tu voudrais les voir répondre? Sans doute tu excuses beaucoup, mais excuser n’est pas accepter, et la preuve c’est qu’après avoir fait plus ample connaissance avec eux, tu découvres bientôt — sans en rien dire à autrui certes — qu’ils ne sont pas absolument ce que tu voudrais qu’ils fussent. Ainsi, celui-ci parle trop et ne réalise pas assez. Celui-là, dans telle circonstance, ne s’est pas conduit comme toi, étant à sa place, tu l’aurais fait. Ce troisième interprète certaines de tes opinions — les plus chères — d’une tout autre façon que tu le fais toi-même, au risque de jeter le trouble dans l’esprit de ceux qui te sont chers. Cet autre…

Et sur chacun tu as un mot à dire, parce qu’en ton for intime tu souhaites que chacun se conduise, non selon sa nature à lui, mais selon ce que tu désirerais que soit sa nature — autrement dit à ton goût.

Or, tant que sans restriction, même mentale, tu ne prendras pas tes camarades comme ils sont, tu n’accepteras pas qu’ils se conduisent selon leur nature, suivant leur état d’être, il y aura encore chez toi un coin dérobé à l’action individualiste. Tant que tu souhaiteras quelque peu qu’ils se conforment à l’idéal que tu as imaginé de leur vie, il restera encore chez toi de l’esprit de domination de l’homme sur l’homme.

TRANSLATION

VI.

Il en est beaucoup au ont entendu comme une sorte d’appel les invitant à la vie hors cadre — à la vie irrégulière — qui se sont cru la vocation d’un en dehors, et une fois en plein cœur de cette vie originale et indépendante, se sont demandé comment ils avaient jamais pu la souhaiter. Ah! voilà la grande tentation ! La vie en dehors ne consiste en une sorte de Palais de Délices où toutes choses s’arrangent à votre gré. La « vie en dehors » c’est surtout l’imprévu, l’insécurité, les privations de tout genre, le désert… Le désert dans tout son inconnu, dans toute son aridité… C’est alors que le souvenir monte des jours de la vie régulière, du pain qui ne faisait jamais faute au buffet. Comme on vivotait heureux chez ses parents ! Comme on végétait tranquillement dans son petit emploi, sûr du lendemain! Ah ! les heures troubles où, dans la balance, les avantages du passé font pencher le plateau au grand désavantage du présent ! On se trouve dans l’état d’esprit dés Hébreux pleurant les oignons et les pots de viande de l’Egypte, dans l’état d’esprit de l’Enfant Prodigue se souvenant que dans la maison dé son père, les serviteurs ont la nourriture en abondance… N’est-ce pas enfin l’heure de faire machine en arrière, de réintégrer le « bercail », de faire la paix avec la société, de renoncer à la chimère du non-conformisme pour redevenir « comme les autres » ? on renonçait à la lecture de ce journal compromettant, à la fréquentation de ce propagandiste que les prisons ont trop souvent hospitalisé ? Si l’on abandonnait le sentier épineux de l’autonomie individuelle pour la grande et large route du devoir social? Combien pèsent peu, à ces moments là, la joie d’être mis au ban du milieu et la volupté de s’être situé hors du troupeau par-delà ses conventions et ses préjugé

Et souvenez vous que c’est le petit, très petit nombre qui ne prête pas l’oreille à la voix de la Tentation.

(10/15 août 1918).

Pendant longtemps encore les destinées individuelles se joueront et se décideront sur « la place publique ». Et la place publique de nos jours, c’est cet immense forum que constituent les débats du Parlement, les séances des tribunaux, les discours des gens incarnant l’autorité, les articles « de fond» de la demi-douzaine de quotidiens qui dirigent, « font » l’opinion publique. La place publique c’est cette tribune où se succèdent les déclamations ronflantes, les phrases redondantes, les périodes à effet, dont il ne reste rien une fois qu’on les a analysées, disséquées. C’est là, grisés par les flonflons de cette « musique de cirque » intellectuelle qu’est le bavardage parlé ou écrit des rhéteurs de la politique, c’est là que les hommes en immense majorité se forment une opinion qu’ils affirment, sans hésiter, « personnelle ». Rassasié, écœuré de cette opinion de la place publique, quelqu’un s’en va, s’enfuit par une rue écartée, dans l’espoir que loin du vacarme de la foire aux mots principes, il se fera une opinion à lui, une opinion qui satisfasse son tempérament et qui résiste au silence de la réflexion. Et il se produit ceci: ou le dégoût du tumulte des phrases d’autant plus sonores qu’elles ne veulent rien dire n’a été que passager, et l’ennui de la solitude fait bien vite retourner à ce qu’il avait vomi ce revolte d’un instant ; ou bien sa volonté de déterminer soi-meme son opinion est la plus forte et ell resiste à la secheresse de l’isolement. Il y a sur la planète un Individu de plus.

(10/15 août 1918).

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VII.

Je hais la foule pour sa versatilité, son irréflexion, sa cruauté, son emballement, son esprit de troupeau en un mot. Je hais la foule, parce qu’elle est prête à piétiner le berger et à se ruer sur le chien, dès qu’ils sont hors d’état de se faire redouter. La foule acclamait César hier encore. Mais aujourd’hui César n’est plus tout-puissant, la main de l’Insuccès l’a frappés Au malheur à qui porte sa livrée.

Se réclamer d’une vertu individualiste ce qu’on oublie ses amis ou ses camarades à l’heure de l’absence ou de l’affliction — ne rien comprendre à l’individualisme. Je ne vois rien qui développe le sentiment dans le fait d’oublier celui qui se trouve en proie aux difficultés ou éloigné. Nous avons admis que le sentiment était un facteur de développement individuel pour le moins égal au raisonnement… Or l’endurcissement qui restreint et rétrécit au lieu de grandir et d’élargir porte dommage au sentiment.

Nos conversations, les objets de nos conversations, tout ce que je vous ai dévoilé de mes pensées les plus intimes, tout cela c’était pour vous, et non pas pour que vous le répétiez sur la place publique, que vous le livriez aux sarcasmes où aux incompréhensions de la foule. En vous livrant les secrets de mon intimité intellectuelle, j’avais confiance en vous individuellement — cela ne veut pas dire que j’avais fait crédit à la multitude ; rien ne m’horripile davantage que de voir traiter mes pensées intimes comme des discours d’hommes politiques.

On m’a objecté: « Vous ne concevez point d’œuvre sans l’ouvrier — d’art individuel sans artiste — comment expliquer alors que l’œuvre dure plus que l’artiste et acquière une immortalité relative ? » J’ai répondu : « L’œuvre constitue la postérité physiologique. Je sais que cette comparaison n’est pas exacte, car une œuvre n’engendre pas une autre œuvre, tandis qu’un enfant contient en soi son successeur en potentiel. Alors que tout ce que peut faire une œuvre, c’est susciter chez l’admirateur, l’apprenti, le passant, le désir et le vouloir de la reproduire telle que, où de la continuer, en la modifiant ou en la développant. L’œuvre personnelle est le témoin de l’existence de l’ouvrier et plus elle est de qualité supérieure, plus elle persiste ».

On peut dire encore que l’œuvre est le reflet, le rayon de l’ouvrier, au même titre que les rayons émanés d’un astre situé à des millions de kilomètres de la planète qui les réfléchit ou les reçoit. Peut-être au moment où celte planète est impressionnée par ces rayons, l’astre d’où ils proviennent, est-il éteint depuis des siècles. cet astre n’en demeure pas moins le foyer producteur, créateur, comme l’écrivain ou l’artiste mort depuis des siècles demeure le producteur, le créateur de ce volume ou de ce tableau. Sans producteur, point de produit.

C’est pourquoi nous nous préoccupons du producteur plus que du produit, parce que nous savons es est dans la mesure où le sera davantage lui-même que le produit sera plus original. Que le producteur s’individualise, qu’il dépende moins des circonstances du milieu et le produit possédera son cachet particulier.

Efforcez-vous d’être un arbre aux branches chargées de fruits, quand ce ne serait que par dignité, pour contraster avec les arbres rabougris et stériles. Que les hommes méditent à l’ombre de votre feuillage épais; qu’ils se rafraichissent de vos fruits. Et cela non pas parce qu’exploité pour le profit d’un jardinier, mais bien parce qu’il est dans votre nature d’être un arbre productif.

« Me voilà tel que je suis » déclare l’Individualiste, « avec mes qualités, mais aussi avec mes défauts pour parler le langage des actuels, c’est-à-dire avec mes attributs physiologiques et psychologiques ». Je ne me proclame ni inférieur ni supérieur à aucun de mes co-terriens. Je suis Moi et je m’efforce de faire servir tous ces attributs à l’avantage du développement de ma personnalité. Je ne songe pas plus à me débarrasser d’aucun de ces attributs qu’à m’amputer de l’un de mes membres.

Je n’entends renoncer — œuvre d’ailleurs insensée — ni à mes penchants, ni à mes habitudes, ni à mes passions. Je ne veux pas plus y renoncer que me renoncer. Je veux les utiliser pour Mon plus grand bien. Je souligne « mon » à dessein, car « mon bien» n’a rien de commun avec le « bien » des actuels, un bien qui ignore la passion, ou feint de l’ignorer, ce qui est pire.

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VIII.

Tu as esquissé mon portrait. Tel que tu m’apercevais. Selon la vision de tes yeux et celle de ton imagination. Peut-être bien — Ô ami — que par certains traits ton esquisse diffère de l’original. Je veux dire de l’original tel que je me le représente. Il se peut, en effet, que si j’avais eu à dessiner moi-même mon portrait je l’eusse fait autrement que toi. Il est certain que tu as mis en relief quelques caractéristiques que, pour ma part, je n’eusse jamais placées en telle évidence. Mais tu m’as représenté conformément à ta vision. L’essentiel est que tu m’aies dessiné avec sincérité. Tel que tu me voyais et non pas tel que j’aurais désiré être vu, aperçu, reproduit. Cependant, il est un point sur lequel ce portrait ne me satisfait point. Décidément non. Et ce point, c’est que tu aies laissé dans l’ombre une des plus saillantes particularités de ma façon d’être. Tu ne t’es point étendu sur ma vie amoureuse. Je ne suis pas uniquement cerveau, si je ne suis pas uniquement sentiment. Je ne suis pas seulement perception, je suis également émotion. Je ne suis pas que sensation, je suis aussi vibration. Pourquoi avoir négligé de consacrer, part qui lui revient au fait amoureux dans mon existence. Je ne rougis point de ma vie amoureuse. J’en suis fier. Je veux dire par là que c’est une des conséquences de mon tempérament où je me sens le mieux, le plus moi-même. Je lui attribue un grand rôle dans mon évolution, dans l’accomplissement de ma personnalité. Supprimerait-on les événements auxquels elle a donné lieu du total des faits de mon existence que cela le réduirait étrangement. Je me suis demandé si cette omission avait pour motif ta crainte d’effaroucher, de scandaliser tes lecteurs? D’en perdre quelques-uns peut-être? Sont-ils donc des monstres d’imbécilité ou des monuments d’hypocrisie? À quoi aurait servi alors l’éducation que ton activité est censée leur dispenser? Ou de quelle nature serait alors la propagande que tu as faite auprès d’eux ? Pour qu’ils soient à ce point inémancipés ? Pour que les effraie ou les éloigne une allusion à la vie amoureuse d’un militant de l’idée dont tu te réclames? De sa vie amoureuse considérée dans sa complexité et dans sa variété. A moins que ce soit toi le timoré ou l’épouvanté? Tu sais que j’aime couper les ponts derrière moi. Or, sache que si j’éprouvé un regret. Un regret, mais cuisant, mais amer, mais profond. Un regret dont les tablettes de mes souvenirs gardent la trace indélébile. C’est celui que ma vie amoureuse n’ait pas été plus ample, plus riche, plus diverse. Qu’elle n’ait pas embrassé plus d’objets en son orbite. J’ai conscience que ç’a été une pauvre petite vie amoureuse, bien chétive, bien piètre, bien rétréci. J’ai beau me répéter que la faute en est aux circonstances adverses. Ces maudites circonstances qui n’ont pas permis qu’elle se développât, avec plus de vigueur et d’expansion. Ce m’est une mince consolation. Et mon regret n’en est pas moins poignant et douloureux.

Tout ce qui se dit et s’écrit a déjà été exprimé ou à peu près. Cela est vrai; hors le domaine des découvertes purement scientifiques, il y a peu de pensées fondamentalement originales. Quelque chose cependant demeure à part: c’est la façon, le tour personnel donné à la phrase. Il en est des coups de plume comme des coups de pinceau — certains demeurent inimitables.

Renvoyer un être humain à sa philosophie lorsqu’il se trouve en proie à une épreuve qui le réduit à l’impuissance et qui lui arrache, à mesure qu’elle se prolonge, des cris de douleur plus aigus, des plaintes plus amères ; le renvoyer à sa philosophie est une chose excellente, mais il faut savoir d’abord qu’elle est cette philosophie. Si c’est une philosophe apparentée au stoïcisme, si c’est une doctrine de renoncement à soi-même et à la vie, fort bien. — Mais si la philosophie dont s’agit considère la vie à un point de vue dynamique, comme une série d’expériences successives dont aucune n’épuise complètement celle qui la précède, — expériences accidentées, mouvementées, en continuelle évolution, exigeant jour être poursuivies la plénitude des moyens ont un dire peut disposer, par exemple une parfait facilité de déplacement, ou telle autre faculté de ce genre, alors on est mal venu d’invoquer contre le désespoir de cet homme sa propre philosophie. Ge serait, s’il se résignait, s’il no protestait ni ne gémissait, s’il se montrait insensible à son lamentable état d’existence, qu’il conviendrait de l’accuser d’inconséquence.

Peut-on édifier une théorie du cœur humain ? On me répondra que si on connaissait avec exactitude toutes les données de ce problème psychologique, la solution en serait relativement facile. Si on pouvait évaluer tous les apports fournis par l’hérédité, l’hérédité de la constitution physique, c’est entendu, mais aussi l’hérédité des éducations ancestrales, en suivant les influences qu’elles ont subies dans les différents milieux où elles ont existé, du fait des évolutions et des révolutions de ces milieux; si on pouvait fixer la part exacte des nouvelles circonstances créées par les croisements divers, est-ce qu’on n’aboutirait pas à une théorie, none pas du cœur humain en général, mais la théorie de chaque cœur humain, considéré en particulier.

La belle découverte! Chacun finirait par savoir comment il se comporterait dans les diverses situations sentimentales où il pourrait se trouver. Que resterait-il ensuite de la vie ? Pour ma part, je ne pense pas, je ne crois pas qu’on puisse parvenir à une prévisibilité pour ainsi dire fatale, même en possédant tous les éléments du problème. Une rencontre avec un événement fortuit fera dévier de sa route le tempérament le mieux déterminé, comme fait dévier de son orbite l’astre qui croise un corps céleste sur son chemin. Quelle monotonie si chacun pouvait déterminer d’avance l’histoire de son cœur, de sa vie sentimentale, sans que sa volonté puisse en rien intervenir ! Mais ce n’est qu’une chimère. Soyons heureux qu’il soit possible, à chacun de nous, de raconter l’histoire de son propre cœur.

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IX.

Qu’y a-t-il de vrai dans cette affirmation risquée et pessimiste que les biens de da vie ne sont qu’illusions ? Très souvent, esclave, de son éducation, dépendant de ses préjugés, on attend de la vie autre chose que ce qu’elle peut donner. La sagesse véritable ce serait d’estimer à sa valeur le moment présent, de ne point le surévaluer lorsqu’il a porte la jouissance, de ne point le sous-évaluer lorsqu’il amène la souffrance. Ce qui n’empêche de constater qu’un être sain désirera voir se renouveler les moments de jouissance (c’est-à-dire de joie ou de satisfaction d’un genre ou d’un autre) et ne point se répéter les instants de souffrance.

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X.

Je n’ignore pas que cela « fait bien » dans un article de journal d’affirmer que, « par le temps qui court », il vaut mieux pour un intellectuel être emprisonné qu’exposé à être bâillonné par la censure gouvernementale, réduit à ne pouvoir exposer sa pensée comme il le voudrait. Cela semble exact au premier abord. Et peut-être la situation d’un détenu politique n’est pas pire que celle d’un penseur contraint de mettre un frein à l’expression de sa pensée. Mais, véritablement, pour risquer une comparaison entre la situation d’un homme en liberté, même réduit à se taire, et celle d’un reclus, avec toutes les avanies, avec toutes les humiliations qui accompagnent le séjour dans un établissement pénitentiaire, il ne faut pas avoir la moindre idée de ce qu’est la vie d’un prisonnier. C’est la seule excuse à de pareilles phrases pensées par quelqu’un qui les écrit dans son cabinet de travail.

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XI.

Quelle calamité qu’un troupeau de surhommes !… Quelles arrogances. quelles prétentions à la supériorité, à l’infaillibilité. Pour notre repos, souhaitons que le surhomme ne soit pas tiré à un trop grand nombre d’exemplaires. Il est vrai qu’il ne faudrait pas beaucoup de coups d’épingle pour dégonfler la baudruche de leur surhumanité.

On reproche aux « doctrines », aux « revendications, aux « réalisations» plus ou moins saturées d’Individualisme ou qui s’en réclament de conserver une apparence vague, floue. Du moment qu’un projet de rénovation ou de transformation humaine renonce, pour s’établir, à l’emploi de la violence, de la coercition, il est nécessairement un peu flottant. En ne complant pour passer dans là pratiqué que sur une modification de la mentalité du milieu, il se dépouille de tout caractère de fixité, de rigidité. Qui peut dire si, au moment où les mentalités seront transformées à un point tel qu’elles permettront à un projet de ce genre de s’appliquer, ce projet lui-même ne péchera pas par son insuffisance et n’apparaîtra pas comme rétrograde aux esprits précurseurs

Je plains ceux qui contraignent leur tempérament. Ce ne sont jamais que des caricatures ou des comédiens (dans le mauvais sens du terme). Ils arrivent au terme de leur existence ayant passé toute leur vie à se comprimer, non point à s’épanouir. Ils n’ont jamais été des individualistes, des artistes. La vie individuelle — cette œuvre d’art — est en effet un épanouissement et non une compression.

Je n’ai jamais dit ou écrit que le « dévouement » à une cause ou le « sacrifice » d’argent ou de temps à un être donné — quel qu’en soit le motif — fut incompatible avec la pratique de la conception individualiste — dès lors qu’il n’est point imposé ou accompli sous l’empire d’un état d’être religieux… Au contraire, il n’y a pas d’acte plus individualiste que dé s’assimiler volontairement une cause en général ou la cause d’un individu en particulier. Au point qu’elle devienne votre cause, que vous la considériez comme telle, que vous la chérissiez comme telle, que vous la fassiez triompher comme telle.

Je ne nie pas que parmi les individualistes, on rencontre des dilettantes ou des amateurs. Ce sont surtout ceux qui se sont attardés à se pencher sur les unités du troupeau humain, considérées une à une, et à analyser trop finement les ressorts secrets des actions des hommes. D’ailleurs « dilettante » où « amateur » ne sont pas des termes synonymes d’ « insensible » ou de « sceptique ».

Le « mal » n’est pas le résultat de l’ignorance, comme l’est la superstition. Et « mal » et superstition sont deux expressions bien différentes. Le vulgaire appelle « mal » l’égoïsme poussé à un degré tel que pour arriver à ses fins, il n’est pas d’arme ou de moyen qu’il n’emploie. Le « mal » est donc, populairement parlant, la forme instinctive, non policée, de l’égoïsme. La connaissance n’abolit pas l’égoïsme, elle le déguise simplement, lui fait parler une langue polie et lui donne de bonnes manières. La connaissance n’abolit donc pas « le mal ».

Un mouvement tombe dans le marasme ou en décadence lorsque ceux qui ont joué un rôle prépondérant dans l’exposé ou la propagande des idées qui en forment la charpente, abandonnent, corrompent ou amollissent certaines de ces idées, tout en continuant à se prétendre les représentants dudit mouvement… Les moins instruits — et ils sont le nombre dans tout mouvement — titubent, hésitent et se demandent où ils en sont.

Un fois pour toutes, pas de concurrence possible sans équité au point du départ, quelles que soient l’entreprise, la tentative ou l’expérience dont il s’agisse. On ne saurait parler de concurrence possible entre le cultivateur qui possède de primitifs outils de culture et le fermier propriétaire d’instruments aratoires perfectionnés. Celui-ci est toujours un privilégié par rapport à celui-là. Et il en est de même dans tous les domaines, dans toutes les directions. Telle est la notion individualiste de la concurrence.

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XII.

Quelqu’un qui vivait en liberté, mangeant et buvant à son saoûl, étudiant à son gré, éclairé et chauffé à l’électricité, trouvait étrange qu’un prisonnier n’acceptât son sort qu’avec peine. « N’es-tu pas un homme ? » lui écrivait-il. C’est comme si on reprochait à un rossignol enfermé dans une cave de ne plus moduler de chants joyeux.

Entre les enfants de lits différents, il y a des divergences marquées. Entre pensées émises à des époques différentes et sous des influences intellectuelles diverses, il peut arriver qu’il y ait contradiction marquée. D’où il suit qu’on ne peut en vouloir à un penseur d’émettre des opinions contradictoires différentes selon des divers moments de sa vie intellectuelle.

Ce n’est pas extraordinaire, à vingt ans, d’être jeune. C’est tout ce qu’il y a de plus commun. Ce qui est original, c’est d’être resté jeune et d’agir comme une jeune femme ou un jeune homme à soixante-quinze ans.

Pour rester « soi » dans un milieu où on ne se sent en affinité avec aucun de ses composants, il faut une force de résistance peu commune. Mais dans une vie anormale comme est celle de l’emmuré, il faut plus que cette force-là et c’est alors qu’on ne peut s’empêcher de songer au surhumain.

Il y a peut-être plis d’appréciation des nécessités de la nature qu’il ne parait chez cet écrivain contemporain qui prétend que les progrès de l’homosexualité sont dus aux dédains blessants et aux refus injustifiés des jeunes filles qui, sous prétextes puritains, refusent de cultiver les penchants naturels ou les pervertissant par forfanterie antibourgeoise. Ou chez autre, qui plaçant la sexualité sur la même plan que l’air et l’eau, prévoyait que le jour vient où on considéra le refus d’amour aussi criminel que le refus d’air et d’eau.

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XIII.

Il y avait un jour un malade qui aurait bien voulu être ri et un médecin farci d’idées comme un dindon de trufles. « Je désire être guéri et sortir de l’hôpital au plus tôt » clamait le malade; mais au lieu de s’enquérir de la potion libératrice, le médecin lui tenait d’interminables discours sur la concurrence. En vain, le patient s’égosillait-il à crier « de la tisane, de la tisane! » — le médecin répondait par des discours, des discours. Et après chaque visite, il quittait l’alité en se frottant les mains et en fredonnant sur un mode joyeux : « L’idée marche ».

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