Hermann Sterne, “Tant pis poux eux! / Too Bad for Them!” (1912)

Tant pis pour eux !

À la force armée qui le poursuit, un homme tente de s’échapper.

Grâce à son adresse ou à sa force, à son sang-froid ou à son audace, il est sur le point de réussir.

Le policier a dû lâcher prise ou la maréchaussée ralentir… Un effort de plus, quelques mètres encore et le fugitif est hors de danger…

Mais voici qu’un nouveau facteur intervient :

Simples passants ou vomis des portes des maisons qui bordent la rue où se joue le drame, des hommes, des femmes, des enfants crient, gesticulent, hurlent, se mettent à courir, eux aussi, aux trousses de celui qui était à deux doigts de la délivrance.

Tout à l’heure, c’était la lutte à armes presqu’égales : un homme en poursuivant un autre ; l’issue du conflit demeurait douteuse, contestable jusqu’à la dernière minute. Maintenant, c’est une chasse répugnante, ignoble ; il n’y a plus de combat posible, il n’y a plus rien qu’une meute déchainée, sauvage, se ruant, à cent ou mille contre un, sur la piste d’un fuyard.

L’homme que hante avant tout le souci de sa liberté, sent instinctivement que son salut dépend uniquement de la terreur qu’il peut inspirer à ses poursuivants. Sa main étreint convulsivement un couteau ou un revolver. Malheur aux premiers qui se trouveront à sa portée…

Tant pis pour eux.

L’homme qui ne veut pas se laisser appréhender est un hors-la-loi. C’est peut-être un anarchiste. Il peut n’avoir aussi rien de commun avec les nôtres. Il est, dans tous les cas, au point de vue économique, un irrégulier, un réfractaire, quelqu’un d’intéressant.

A y réfléchir de très près, même au point de vue de la morale laïque, il n’a guère fait plus que ceux qui le poursuivent. Ceux-ci volent, trichent, mutilent, tuent, écrasent, mais c’est en y mettant des formes, en voilant leurs gestes sous le manteau de la légalité, en vernissant leurs attentats d’hypocrisie. Celui-là, au contraire, s’y prend brutalement, ouvertement, sans détours. Ceux-ci vendent à faux poids, empoisonnent leurs denrées, surmènent ceux qu’ils emploient, débitent du truqué, fabriquent du nuisible, confectionnent de l’intellectuellement malsain, mais ils font tout cela ayant pignon sur rue et enseigne sur la boutique. Celui-là agit seul, en indépendant, arrachant par la violence ce que ses poursuivants soutirent par la tromperie.

Et si le couteau s’enfonce jusqu’à la garde dans une poitrine…

Et si, sur le sol, gisent, les membres fracassés, quelques chiens de la meute humaine…

Tant pis pour eux.

Il me semble les voir, les lâches, à la poursuite de ce solitaire, de cet insoumis qui veut défendre sa liberté.

Ils sont vingt, cent, mille peut-être. Ils courent, ridicules et prudhommesques. Ils sont munis de toutes sortes d’engins : cannes, parapluies, balais, instruments et outils de tous genres qu’ils brandissent comme autant d’épées glorieuses. Ils ont des accoutrements d’apocalypse : les hommes n’ont pas pris le temps de se débarrasser de leurs vêtements de travail et les femmes semblent autant de furies échevelées.

L’ouvrier à la cotte enduite de cambouis coudoie le commis épicier en blouse blanche, le cordonnier au tablier de cuir court aux côtés du bureaucrate aux manches de lustrine. Il y a de tout parmi les poursuivants : concierge à la calotte en bataille, bouchers à tabliers à petits carreaux, anciens militaires décorés, ménagères, marchands de quatre-saisons – jusqu’à des mitrons adolescents et de petits écoliers dont le tablier noir arbore vaniteusement une croix d’honneur.

Parce qu’ils sont en nombre, ces gens-là sont féroces. Le mercier que fait trembler une parole un peu énergique de sa bourgeoise, se sent des instincts de vieux brave et c’est nerveusement qu’il étreint l’aune empruntée à son comptoir. S’il tombait entre leurs mains, le malheureux qui s’enfuit serait roué de coups, assommé, lynché…

Tant pis pour eux…

De quoi se mêlent-ils, ces intrus, dans un conflit où ils n’ont que faire ? Le fugitif ne leur a personnellement causé aucun dommage, point occasionné le moindre tort. Que ne restent-ils à jacasser sur le pas de leur porte ou à trafiquer en leur échoppe ou à s’enivrer tranquillement ? Quelle suggestion les a soudain entraînés à se transformer en autant de mouchards amateurs qu’ils sont d’êtres humains ?

Mais voici que la poursuite se resserre, que l’homme qui fuyait va être atteint. Un pas encore et c’en est fait de la liberté !

Soudain, une explosion retentit, assourdissante ; une flamme ardente, rouge vif, s’élève ; une commotion se propage qui fait trembler l’atmosphère et se briser les vitres. De la fumée qui recouvre le lieu de l’ébranlement sortent des râles, des cris de douleur, des supplications poignantes, et des imprécations intraduisibles.

Et ce qui reste debout des héros de tout à l’heure s’enfuit à toutes jambes, laissant à eux-mêmes les morts, les mourants et les blessés.

Estimant que sa liberté – condition essentielle de son appréciation de la vie, condition primordiale de sa vie – valait plus que la vie d’autrui – le poursuivi a lancé, dans un suprême acte de défense individuelle, une bombe sur les poursuivants.

Tant pis pour eux.

Hermann Sterne.

Too Bad for Them!

A man attempts to escape, with an armed force in pursuit.

Thanks to his skill and his strength, his composure and boldness, he is on the verge of succeeding.

The police must have given up or the or the constabulatory slowed down… One more effort, another few meters and the fugitive is out of danger…

But here a new factor intervenes:

Simple passers-by, spewed from the doors of the houses that line the street where the drama is played out, men, women and children shout, gesticulate, scream, and start running as well, on the heels of the one who was within an inch of deliverance.

A moment ago, it was an almost equal struggle at arms: one man pursuing another; the outcome of the contest remained uncertain, contestable un the last minute. Now, it is a repugnant, despicable hunt; there is no longer any combat possible, there is nothing possible but an unchained, savage pack, rushing, a hundred or a thousant against one, on the trail of a fugitive.

The man, haunted above all by concern for his freedom, feels instinctively that his salvation depends entirely on the terror that he can inspire in his pursuers. His hand convulsively clutches a knife or a revolver. Woe to the first who find themselves within his reach…

Too bad for them.

The man who does not wish to let himself be apprehended is an outlaw. Perhaps he is an anarchist. He may also have nothing in common with us. He is, in any case, from the economic point of view, someone irregular, refractory and interesting.

Considering it up close, even from the point of view of secular morals, he has done little more than those who pursue him. They steal and cheat, maim, kill and crush, but they do it according to the rules, veiling their actions under the mantle of legality, varnishing their attacks with hypocrisy. This other, on the contrary, goes about it brutally, openly, without detours. Those who sell at false weights, poison their foodstuffs, overwork those they employ, deliver fake goods, produce pests, create unhealthy intellects, but they do all of that as a well-established business with a sign above the door. That other acts alone, independently, snatching by violence what his pursuers extract by trickery.

And if the knife sinks to the hilt in a chest…

And if, on the ground lie some members of the human pack, limbs shattered…

Too bad for them.

I seem to see them, the cowards, in pursuit of this solitary figure, this rebel who wishes to defend his freedom.

They are twenty, a hundred, perhaps a thousand. They race, ridiculous and prudhommesque. They are equipped with all sorts of contraptions: canes, umbrellas, brooms, instruments and tools of all sorts, which they brandish like so many glorious swords. The bear the accoutrements of apocalypse: the men have not taken the time to rid themselves of their work clothes and the women seem like so many dishevelled furies.

The worker in grease-smeared overalls rubs shoulders with the grocery clerk in a white smock, the shoemaker in his leather apron runs alongside the bureaucrat in silk sleeves. There is everything among the pursuers: the concierge in the cockeyed skullcap, butchers in checkered aprons, decorated formers soldiers, housewives, costermongers — even some adolescent baker’s boys and little school children whose black smocks sport, vainly, a cross of honor.

Because they are many, these people are fierce. The haberdasher, who is set trembling by a strong word from his bourgeois customers, feels the instincts of a brave veteran and he nervously grips the measuring stick borrowed from his counter. If he fell into their hands, the wretch who fled would be be pummelled with blows, lynched…

Too bad for them…

Why have they involved themselves, these intruders, in a conflict that has nothing to do with them? The fugitive has done them no harm personally, not brought about the slightest wrong. Why don’t they remain, to chatter on their doorstep, haggle in their stall or get quietly drunk? What suggestion has led them to transform into as many amateur rats and snitches as there were human beings?

But now the pursuit tightens; the man who flees is about to be reached. One more step and that’s that for liberty!

Suddenly, an explosion rings out, deafening; an intense flame, bright red, rises up; a commotion spreads, making the air tremble and breaking windows. From the smoke that covers the site of the shaking emerge gasps, cries of pain, harrowing pleas and untranslatable imprecations.

And what remains of the heros of a moment before flees as fast as their legs will carry them, leaving the dead, the dying and the wounded to fend for themselves.

Reckoning that his liberty — a condition essential to his appreciation of life, the essential condition of his life — is worth more than the life of another — the pursued has launched, in a final act of individual defense, a bomb at the pursuers.

Too bad for them.

Hermann Sterne.

Hermann Sterne, “Tant pis pour eux!,” L’Anarchie 7 no. 356 (1 février 1912): 1.

[Hermann Sterne was among the pseudonyms used by E. Armand.]

[Working translation by Shawn P. Wilbur]

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