Ixigrec (Robert Collino) in l’Unique (1946-1947)

Bibliography:

  • Ixigrec, “Où va l’humanité?” L’Unique no. 1 (Juin 1945).
  • Ixigrec, “Où va l’humanité?” L’Unique no. 2 (Juillet 1945).
  • Ixigrec, “Où va l’humanité?” L’Unique no. 3 (Août-Septembre 1945).
  • Ixigrec, “Où va l’humanité?” L’Unique no. 4 (Octobre 1945).
  • Ixigrec, “Où va l’humanité?” L’Unique no. 5 (Novembre 1945).
  • Ixigrec, “Où va l’humanité?” L’Unique no. 6 (Décembre 1945).
  • Ixigrec, “Où va l’humanité?” L’Unique no. 7 (Janvier-Février 1946).
  • Ixigrec, “La Fontaine et sa philosophie,” L’Unique no. 9 (Avril 1946).
  • Ixigrec, “La Fontaine et sa philosophie,” L’Unique no. 10 (Mai 1946).
  • Ixigrec, “La Fontaine et sa philosophie,” L’Unique no. 11 (Juin 1946).
  • Ixigrec, “La Fontaine et sa philosophie,” L’Unique no. 17 (Janvier-Février 1947).
  • Ixigrec, “Partialité ou impartialité de l’éducation,” L’Unique no. 17 (Janvier-Février 1947).

 

Où va l’humanité

1. Pessimisme ou optimisme

Suivant leur nature, leur tempérament, leurs connaissances, leur situation, les hommes peuvent, examinés sous l’angle du progrès, se partager en pessimistes et en optimistes. Pour les premiers, le monde étant irrémédiablement mauvais, ne saurait s’améliorer d’aucune manière ; l’homme sera toujours un animal méchant et féroce et le mieux est de vivre sur la défensive sans rien espérer de bon, ni supposer même que cela puisse changer vers un mieux transitoire, sinon définitif.

Pour les seconds, les conditions humaines s’améliorent continuellement et les sociétés atteindront, inévitablement, dans des temps plus ou moins éloignés, une sorte d’âge d’or dans lequel seront résolues toutes les difficultés matérielles et spirituelles qui nous hantent présentement.

Remarquons immédiatement que ces deux points de vue, quoique diamétralement opposés, dérivent tous deux d’une sorte de croyance fataliste qui laisse supposer que, dans l’esprit de ces croyants, le sort des humains est déjà joué d’avance, qu’il est écrit pour ainsi dire, et qu’inévitablement, inexorablement, les événements se réaliseront dans le sens prévu. Seulement, pour le pessimiste, la fatalité jouera pour la persistance du mal, et pour l’optimiste, cette même fatalité imposera le triomphe du bien.

Je veux chercher ici s’il est possible de comprendre quelque chose à cette évolution en dehors de tous désirs personnels d’améliorations ou de ressentiments sentimentaux que la cruauté humaine peut engendrer dans notre esprit. Donc ni optimisme, ni pessimisme ; mais plutôt : compréhension.

Examinons alors l’humanité. Pouvons-nous, en observant le présent, dégager une certitude concernant le sens de son évolution ? Pouvons-nous prendre comme étalon, comme mesure des événements successifs écoulés au long des millénaires, notre petite durée individuelle, nos quarante à soixante ans de vie active et consciente ? Ce serait une bien petite mesure. Chose plus grave, comme nous le verrons plus loin, l’évolution humaine ne s’effectue nullement dans un sens uniforme, avec une vitesse constante et dans une direction continue. Elle subit des bouleversements, des stagnations, des progressions, des disparitions et, selon que l’observation s’applique à des périodes progressives, stables ou régressives, on peut, avec autant de bonne foi, en induire que le progrès est constant, douteux ou inexistant.

Comme il nous faut une base solide et des données évidentes, nous partirons de l’homme tel qu’il nous est connu présentement ; puis nous étudierons rapidement les conditions antérieurs qui ont entouré son évolution jusqu’à nos jours et nous pourrons, peut-être, décider alors de cet inconnu qui nous intéresse ici : Quel est le sens de l’évolution humaine ?

Un des faits les plus gros de conséquences des dernières observations biologiques faites sur la transmission des caractères acquis – transmission qui caractérise à elle seule la théorie transformiste du lamarkisme – c’est qu’il a été impossible jusqu’à présent de constater expérimentalement cette transmission. Tous les essais ont échoué. Le mystère de l’évolution biologique de l’homme reste entier. Comme, d’autre part, la coordination des organes et des fonctions et l’adaptation ne peuvent s’expliquer totalement par des mutations brusques, ni par un hasard miraculeux, il faut bien admettre qu’une réaction réciproque, un équilibre avantageux pour l’individu s’est établi dans son organisme entre le milieu et lui, durant sa lutte pour vivre et pour durer, et que quelque chose de cet équilibre s’est transmis à ses descendants d’une manière encore inconnue de nous. Mais cette transmission n’a point l’évidence qu’il faudrait pour nous permettre l’espoir d’une transformation et d’une amélioration rapides de l’humanité par la conservation des qualités acquises par les parents.

Un fait est malheureusement certain : c’est que le savoir des parents, leur expérience personnelle, leurs modifications, leurs adaptations aux difficultés de la vie, tout cela disparaît avec eux. Rien de ce riche capital ne se transmet héréditairement aux enfants. Ceux-ci viennent au monde moralement pareils à leurs lointains petits frères d’il y a 20 ou 30.000 ans, aussi ignorants qu’eux, ni meilleurs, ni plus méchants. De tous les réflexes qui constituent l’activité de l’enfant, seuls les réflexes absolus, les réflexes physiologiques lui seront transmis par ses parents. Les réflexes intellectuels constituant la viue consciente se créent au fur et à mesure de son évolution et forment cette connaissance particulière qui l’adapte plus ou moins avantageusement aux conditions du milieu et qui, ne se transmettant pas, disparaissent avec lui.

L’enfant n’hérite donc que des instincts, sentiments, tendances que nous pouvons classer rapidement en instincts nutritif, sexuel, moteur et récepteur. L’instinct nutritif conduit à l’avidité, au sentiment de la propriété. L’instinct sexuel est à l’origine de l’amour, du dévouement, de l’amitié, de la sociabilité et de la solidarité.

La motilité, au service des deux premiers instincts, détermine le besoin d’action, la lutte, les jeux, l’amour du risques, le goût de l’aventure.

Enfin, la réceptivité est la partie consciente, créatrice des réflexes conditionnels, d’habitudes, de mémoire, d’imagination, de jugement, de pensées diverses.

C’est cette activité particulière que nous allons étudier dans l’évolution humaine. Ainsi donc l’enfant en naissant est semblable à son ancêtre des cavernes. Il ne sait ni parler, ni marcher, ni se servir d’un outil ou d’un instrument, ni discerner le bien du mal, ni le bon du mauvais. Il ignore le feu, la lumière artificielle et toutes les choses découvertes ou inventées par les hommes. Il est d’ailleurs probable qu’abandonné à lui-même, et en supposant qu’il pût se nourrir dans la forêt, il mènerait une existence voisine de celle des bêtes sans jamais se douter des problèmes philosophiques, psychiques ou esthétiques ayant pu émouvoir ses parents.

Comment, me dira-t-on, nos ancêtres ont-ils pu alors inventer le langage, le calcul, les outils, utiliser le feu, construire les huttes, etc… ? N’y a-t-il pas contradiction entre l’incapacité de l’enfant à reconstituer le savoir ancestral et le pouvoir de ces ancêtres, aussi ignorants que lui, de créer ces mêmes choses ?

C’est ici qu’apparaît alors un facteur essentiel de l’évolution humaine : la tradition.

2. Origine de la tradition.

Par tradition j’entends le fait de transmettre de génération en génération le savoir précieusement conservé par les hommes.

Dans la nuit des temps, et lorsque après des millénaires fabuleux les hordes errantes eurent constitué un premier langage grossier, un pas gigantesque fut effectué dans l’amélioration du sort des hommes.

Désormais la découverte géniale, l’invention avantageuse, l’observation utile, la création originale ne disparurent point avec l’être d’exception qui les avait trouvés. La vie en groupe favorisait certainement, par imitation, la conservation des innovations avantageuses ; mais cette imitation était restreinte, tandis que le langage permit la conservation de connaissances ayant été acquises hors du temps et de l’espace immédiat.

Au lieu de recommencer péniblement les essais et les expériences de chaque ancêtre, les petits hommes trouvaient, en naissant, ce précieux savoir conservé dans le groupe. Si le déterminisme biologique eut obligé les hommes à vivre isolément, chaque découverte, chaque observation eût été perdue par la mort de ces hommes isolés. Il ne faut jamais oublier que la vie du groupe a été l’une des causes principales de l’évolution humaine et consécutivement du savoir et de son aboutissant : la conscience.

Pendant des millénaires ce savoir fut limité à la lutte pour la vie sous toutes ses formes : lutte pour la faim, pour le sommeil, pour l’abri, pour l’outil, pour l’eau, pour le feu, pour la pêche, pour la chasse, pour le vêtement. Mais déjà ce savoir, cette tradition se forme dans deux directions différentes : l’une, la première, issue des nécessités objectives, est soumise à la dure vérification de l’expérience et reste en contact avec les réalités matérielles qui favorisent ou détruisent la vie. L’autre, issue de la pure imagination, construite en dehors de l’expérience et sous l’impérieux besoin de comprendre, d’expliquer, de lier par des liens logiques les faits surprenants, a égaré l’humanité dans les nuisibles erreurs de la superstition, du surnaturel, du mysticisme, du divin, du sacré, de la croyance rigide, fanatique et tyrannique.

Il y a lieu de méditer ici sur le fait que des métaphysiciens géniaux tels que Kant ou Leibniz eussent été d’ignorants et misérables chasseurs ou pêcheurs, uniquement absorbés par le souci de remplir leur estomac, si leurs lointains ancêtres ne se fussent groupés et racontés leurs rêves, leurs explications, leurs terreurs, leurs interprétations et leurs espoirs. Ces êtres ignorants qui ne savaient rien des forces terrestres, rien des forces cosmiques, rien de leur propre nature, rien de la vie et de la mort, ces êtres pourtant ne se contentaient point comme les autres animaux de boire, de manger, de lutter, de dormir. Mais comment pouvaient-ils expliquer les rêves ; comment ne pas croire à la survie de quelque chose d’invisible, d’insaisissable lorsque les morts revenaient parler et agir dans leur sommeil ; lorsque tous les éléments eux-mêmes, pourtant éloignés de la caverne, venaient se mêler à ces effets de l’imagination ? L’homme créa l’animisme parce que tout lui parut semblable à lui-même et doué d’intentions favorables ou malveillantes à son égard ; tout lui parut animé de volonté, de décision. Le tonnerre, la foudre, le jour, la nuit, le soleil, la pluie, le vent, furent conçus comme des personnalités bienveillantes ou malfaisantes par rapport à leurs effets sur sa pauvre et chétive individualité. Et de même que le faible était favorisé par le fort auquel il concédait, par nécessité, des avantages qui le rendait plus généreux, de même les hommes conçurent l’idée d’apaiser les esprits malfaisants par des présents et de se concilier, par le même procédé, les bons esprits. Ainsi naquirent les sorciers, et plus tard les prêtres, fruits de l’ignorance et de la peur.

Ainsi donc, à l’origine des groupements humains, deux traditions se forment l’une à côté de l’autre : l’une engendrera le savoir réel, l’autre se cristallisera sous forme de croyances et se modifiera de telle sorte que beaucoup de peuples intelligents accompliront des actes insensés, complètement opposés à leur véritable conservation

3. Les Traditions primitives

L’étude des peuples attardés actuels nous montre que les croyances, chez eux, ont une forte extraordinaire et que la loi non écrite y est infiniment plus tyrannique que la loi écrite, car la tradition l’imprime chez le tout jeune enfant sans aucune opposition, sans aucune critique. Les pratiques mystiques, les tabous, les totems les rites magiques, les sorcelleries effrayantes influencent le jeune primitif que cette éducation façonne pour la vie.

D’une façon générale, tous ceux que le malheur touche sont sacrifiés, abandonnés ou tués parce que le malheur, l’infortune, la maladie sont les preuves de l’irritation des esprits et. qu’il vaut mieux sacrifier le malchanceux que laisser périr le groupe tout entier. Et cette tradition inflexible, sans contrepartie possible, façonne définitivement l’esprit du primitif. Mais nous savons que cette tradition irrationnelle s’est conservée jusqu’à nos jours et que l’idée de sacrifice de l’individu au groupe est encore d’actualité.

Il faut remarquer cependant, que tous ces faits sont le produit de la tradition et que, là où les peuples ne sont pas soumis à ces égarements, ils réalisent l’entr’aide. Pendant des millénaires, nos ancêtres, libres de toutes croyances, ont pratiqué la solidarité. C’est ainsi que dans des stations néolithiques on a constaté des guérisons nombreuses de fractures de membres parfaitement traitées, ce qui indique des soins prolongés et vigilants. Le mysticisme en se développant a triomphé, chez certains peuples, de ce sentiment naturel, puissant et avantageux, et l’a compliqué d’étrange façon.

On s’étonnera de la survivance de l’espèce humaine avec une aussi piètre solidarité entre ses membres, mais il ne faut pas oublier que parmi les croyances grégaires quelques-unes étaient avantageuses aux groupements ; que, d’autre part, les populations surpeuplées par rapport aux subsistances dont elles disposaient ne souffraient pas trop de ces cas isolés. Quant aux peuples décimés par l’infériorité de leur morale, ils ont disparu, victimes de leur dangereuse imagination.

Constations simplement que bien avant l’existence des lois, des règlements, des codes, des ordonnances, des édits, des droits quelconques, bien avant la formation des gouvernements et des États, les hommes s’étaient imposé des disciplines individuelles et collectives que tes nécessités, l’ignorance et la peur leur avaient suggérées. N’oublions pas surtout que l’être humain, ni bon, ni mauvais, mais essentiellement déterminé, à ce degré de l’évolution, par son imagination et l’irrationalisme de son esprit, accomplit des actes qui nous le font considérer soit comme un être solidaire et fraternel, soit comme un être féroce et cruel, suivant les actes qu’il accomplit sous l’influence de la tradition.

Mais il est nécessaire, avant d’aller plus loin, de bien marquer l’inévitable contradiction qui concourt à rendre bien fragiles les espoirs trop hâtifs des optimistes quant à l’amélioration profonde et rapide des conditions humaines.

D’une part., l’enfant laissé seul recommence le long apprentissage de ses ancêtres des cavernes et repart à zéro, ignorant tout l’acquis accumulé pendant vingt ou trente mille ans. D’autre part, la tradition le façonne de telle sorte qu’il est inévitablement le produit de son milieu, quelles que soient ses facultés personnelles. Et cette tradition est si déterminante que sa disparition entraîne en même temps la disparition de la civilisation qui l’a formée et jusqu’au souvenir historique lui-même qui aurait pu se perpétuer par la parole.

Interrogés sur l’origine des merveilleux temples d’Angkor, les Cambodgiens actuels, descendants des fameux conquérants Khmers, les fondateurs de cette civilisation relativement récente, répondent soit qu’elles sont l’oeuvre des anges, des génies ou des dieux, soit qu’elles sont sorties toutes seules de terre. Quant à la grandeur passée de leur histoire, leurs luttes, leurs triomphes, leurs revers, leur science ou leur art, tout cet acquis s’est effacé de leur mémoire sans laisser aucune trace. Mêmes phénomènes pour les intéressantes civilisations précolombiennes d’Amérique. Les descendants actuels de ces peuples organisés ignorent tout de leur passé, de leur histoire, de leurs institutions, des cités perdues dans la jungle tropicale que l’on découvre peu à peu.

Les conquérants espagnols ayant détruit les traditions toltèques et incasiques et ruiné ces civilisations, la jungle d’un côté, l’oubli de l’autre, effacèrent du monde ces empires organisés. Quant aux Mayas, depuis plusieurs siècles, ils étaient en pleine régression et les conquistadors du XVIe siècle ne purent tirer d’eux aucune explication sur l’origine des ruines grandioses enfouies sous la végétation tropicale.

Mêmes remarques pour la civilisation crétoise, celle des Hittites, celle des Étrusques et tant d’autres encore, disparues sans laisser de documents déchiffrables pour leurs descendants, lesquels ignorent absolument tout de leurs ancêtres glorieux.

Un rapprochement curieux, sur l’influence de la tradition, est à faire au sujet des castors. Ces intelligents rongeurs dérangés dans leurs moeurs constructives par les conquêtes humaines, se sont dispersés et, bien que nombreux encore, ont perdu leur savoir ancestral, ne construisent plus aucune hutte, ni digue, et se contentent de terriers, bien qu’en beaucoup d’endroits ils pourraient encore le faire sans être inquiétés. Ce fait mériterait d’être bien étudié.

L’homme est donc le produit de la tradition. Tant vaut la tradition, tant vaut l’homme. Je ne puis traiter ici, dans cette rapide étude, des cas individuels exceptionnels échappant à la tradition, mais on peut établir comme règle que l’émancipation individuelle est en raison inverse de la rigidité de la tradition, comme nous le verrons plus loin et que celle-ci, jusqu’à présent, a joué le rôle de laminoir.

J’ai démontré au début que le mysticisme se mêlait à tous les actes de la vie des primitifs et que, d’autre part, les nécessités objectives avaient créé des connaissances pratiques utiles qui sauvegardaient leur existence, ainsi que des formes de groupement ayant subi une évolution compliquée à partir de la horde. Il est probable que tant que dura la horde errante, le chef groupa autour de lui les éléments inorganisés d’une vaste famille mal définie. Cette longue période préparatoire nous échappe aujourd’hui. Mais, par l’examen rapide de quelques formes de groupements qui lui succédèrent, nous allons voir se confirmer ce fait de plus en plus évident que l’homme a vécu et subi des modes d’existence très différents les uns des autres sans être jamais meilleur, ni pire, et toujours en s’adaptant, tant bien que mal, à ces dissemblables associations.

Mais toujours nous trouvons dans ces différents modes de groupement une directive mystique qui détermine, suivant les circonstances, des résultats souvent inattendus.

Le plus connu des groupements primitifs est le clan totémique australien réunissant les individus, non pas comme les membres d’une même famille liés par le sang, mais comme les parents spirituels liés par des liens magiques à un ancêtre commun qui est le totem même du clan. Les mariages sont exogamiques, l’homme restant dans son clan et la femme dans le sien ; l’enfant appartient à la mère. D’après des observateurs sérieux, pour ces primitifs, la fécondation de la femme n’est pas consécutive au rapprochement de l’homme ; elle est due à une réincarnation de l’âme d’un ancêtre. Certaines croyances admettent même une fécondation sans l’intervention de l’homme, et les vierges fécondées par le parfum d’une fleur, l’ingestion d’un fruit, le contact avec les cendres d’un mort ou une baignade dans une eau consacrée ne sont pas rares dans les légendes primitives.

4. Les traditions récentes

Famille

À un stade plus avancé apparaît la famille utérine groupant dans la longue maison tous les parents alliés par les femmes. Les membres de cette famille, égaux entre eux, s’organisent en société communiste. Le chef de feu et la matrone gèrent ensemble cette communauté. La terre appartient à la tribu qui la répartit entre les clans, divisés eux-mêmes en familles. Toute terre non cultivée retourne à la tribu qui la redistribue. La propriété individuelle n’existe pas, la production et la consommation étant réparties équitablement entre tous. Le droit des femmes est égal à celui des hommes. Ces formes sociales se rencontraient au Canada, en Micronésie, en Mélanésie, dans l’Ouest africain. Nous remarquons ici que la femme vit encore à l’écart de son mari, chacun dans son clan. L’adultère n’infériorise pas la femme vis-à-vis de l’homme et se règle comme une affaire économique. L’homme fautif rend les présents et y ajoute d’autres dons à titre d’amende. La femme coupable ne donne rien, mais son complice doit indemniser le mari et recevoir bénévolement quelques coups de bâtons.

À la famille utérine paraît succéder la famille agnatique, ou parenté par les mâles, pratiquant également une sorte de communisme voisin de celui de la longue maison. Les femmes ont également les mêmes droits que les hommes. Ces formes sociales se sont longtemps conservées en Bosnie, en Herzégovine, au Monténégro, en Serbie, en Croatie, en Bulgarie et en Dalmatie. Ajoutons que le centre de ralliement de cette communauté est constitué par le patrimoine et que la liquidation de ce patrimoine la disperse et rompt les liens qui en assuraient la cohésion.

L’origine du patriarcalisme se perd dans la nuit des temps, mais il ressort des recherches ethnologiques approfondies que les peuples aryens étaient organisés selon ce mode particulier depuis l’aurore des temps historiques. Par exemple les peuples pré-aryens de l’Inde se groupaient. selon la famille utérine, tandis qu’après l’invasion aryenne c’est le système patriarcal qui s’impose dans l’ensemble du pays. Mais rien ne, prouve que le patriarcalisme soit une exclusivité aryenne puisque les Chinois, les Sémites et d’autres peuples le pratiquaient.

Parmi les caractères essentiels de celte famille nous pouvons distinguer cinq particularités :

Puissance absolue du père de famille, considéré comme chef et comme prêtre du culte domestique, ayant droit de vie et de mort sur sa femme, ses enfants, ses parents formant la « gens », et ses esclaves ou serviteurs appelés clients. Le père rend la justice chez lui, sans rendre de comptes à personne et accomplit lui-même les rites du mariage.

Culte des ancêtres et du foyer et entretien du feu sacré sur l’autel familial. Ce feu était adoré comme une divinité et ne devait jamais s’éteindre, sauf au 1er mars de chaque année où il était rallumé aussitôt. Quant au culte des morts et des divinités domestiques : mânes, lares, génies, pénates, il symbolisait la continuité de la famille, sa puissance, sa sécurité dans la vie et dans la mort.

Hermétisme de la famille. Cet hermétisme interdisait toute admission d’étranger dans la famille, tout prosélytisme du culte familial, toute présence étrangère aux exercices du culte. Comme le fait remarquer Fustel de Coulanges, cette religion ne disait pas à l’homme en lui montrant un autre homme : Voilà ton frère. Elle lui disait : Voilà un étranger ; il ne peut pas participer aux actes religieux de ton foyer ; il ne peut pas approcher du tombeau de ta famille ; il a d’autres dieux que toi et il ne peut pas s’unir à toi pour une prière commune. Tes dieux repoussent son adoration et le regardent comme leur ennemi, il est ton ennemi aussi.

Mais comme les serviteurs et les esclaves étaient des étrangers, on les incorporait dans la famille par un rite religieux particulier et, désormais, ils appartenaient de père en fils, comme clients, bien entendu, à ce foyer.

Infériorisation de la femme. Étrangère par sa naissance au culte des ancêtres de son mari, la femme était déjà infériorisée de ce fait, bien que, par la suite, le culte du feu sacré qu’elle était chargée d’entretenir et d’éloigner de toute souillure lui rendît une sorte d’autorité religieuse et que sa présence fût nécessaire pour les sacrifices aux dieux familiers. Reléguée dans le gynécée, la femme n’a aucun droit, ne s’occupe d’aucune activité publique, ne jouit d’aucune faveur particulière dans les jugements rendus par son époux, seul détenteur du droit de justice.

Attachement mystique à la maison et à la terre des ancêtres.

Cet attachement était la conséquence inévitable du culte des morts. Hors de sa demeure, l’homme ne se sentait plus de dieu ; le dieu voisin était un dieu hostile. Ses dieux vivaient à l’intérieur de sa maison, demeure fixe et durable qu’il tenait de ses aïeux et qu’il léguait à ses enfants comme un sanctuaire. L’homme aimait alors sa maison comme d’autres aujourd’hui aiment leur église.

Ainsi que nous le voyons, la famille patriarcale formait un tout solide, à la fois mystique et pratique, réunissant toutes les conditions pour résoudre les questions économiques, juridiques, religieuses, financières et sexuelles par la puissance indiscutée du chef de famille et la rigidité de la tradition.

Avant d’examiner les conséquences de ces traditions sur le comportement des humains, disons quelques mots sur les castes hindoues. Ces castes groupées primitivement en quatre catégories formées des brahmanes, des guerriers, des commerçants et du peuple se subdivisent actuellement en une infinité de castes déroutant toute classification logique. Une seule règle leur est commune : l’interdiction de se mêler entre elles et, comme conséquence, le mariage à l’intérieur de la caste. C’est tout le contraire de l’exogamie. Comme il y a plus de deux mille castes, que la confusion des situations y permet de voir un brahmane sacré porteur d’eau dans des gares et des brahmanes exerçant des pouvoirs théocratiques élevés, on pense qu’il y a là une dégénérescence, d’une organisation mystique que les divisions raciales, professionnelles et politiques ont compliquée à plaisir. Un seul fait est certain : la puissance traditionnelle qui déforme le jugement de ces millions d’hindous s’évitant soigneusement et se purifiant des inévitables contacts impurs que leur imposent certaines nécessités sociales.

Pouvons-nous, de l’examen de ces différentes traditions, dégager un jugement certain de leur influence sur la moralité des humains, sur leur conception du bien et du mal, sur leur intelligence, leur civilisation, leur douceur ou leur cruauté ?

Voyons les faits.

Les Mexicains pré-Colombiens formaient. une fédération puissante. Chaque ville ayant son autonomie ne relevait de Mexico qu’en cas de guerre. Le système du clan s’y était transformé en une organisation fédérale, formée de groupements indépendants se partageant les terres cultivables, lesquelles étaient prêtées à chaque couple pour être travaillées personnellement. Cette sorte de république démocratique réalisait donc une certaine équité et jouissait d’une indépendance assez étendue. Ils auraient pu être, en conséquence, de moeurs pacifiques, douces et fraternelles. Or, leur religion était essentiellement sanguinaire. Des expéditions chez les peuples voisins leur fournissaient les victimes nécessaires à leurs rites, lesquels exigeaient chaque année des milliers de victimes, dont quelques-unes volontaires, entre autres de très beaux jeunes hommes qui, après avoir incarné sur la terre pendant une année le dieu du soleil et de la chaleur, se faisaient immoler sur l’autel du sacrifice. Les prêtres arrachaient le coeur des victimes et, le soir venu, se réunissaient autour des cadavres pour un repas sacré.

Chez les Mayas, les moeurs, quoique moins sanguinaires, exigeaient également des sacrifices. Leur organisation économique était intermédiaire, entre celle des Aztèques et celle des Incas. Chez ceux-ci, la religion primitivement cruelle avant la domination incasique devint, sous leur organisation, beaucoup plus humanitaire. Bien que le clan ait été à l’origine de leur groupement, les Incas modifièrent profondément. ces vieilles formes sociales et créèrent des centuries et toute une armée de fonctionnaires pour appliquer un communisme étatiste,qui était un modèle du genre. L’Inca, ou fils du soleil, ne pouvait se marier qu’avec sa soeur et prenait parmi ses sujettes autant de concubines qu’il lui plaisait. Cela créait une grande famille, comparable à la gens romaine, dans laquelle étaient choisis les prêtres et les hauts fonctionnaires du régime. Le peuple nourrissait ainsi toute une hiérarchie d’improdutifs qui assuraient le fonctionnement de ce vaste système qui s’étendait de l’Équateur au Chili et s’enfonçait dans les forêts amazoniques. Pourtant cet état fortement centralisé était de moeurs beaucoup plus douces que les états. fédératifs du Mexique et ne leur cédait en rien au point de vue artistique et intellectuel. Inférieur, peut-être, pour la sculpture et l’architecture décorative qui atteignit. chez les Mayas une perfection remarquable, il les égalait et les dépassait même dans la céramique, le tissage et l’agriculture. Leurs étoffes étaient d’une finesse extraordinaire, puisqu’on a pu compter jusqu’à 112 fils de trame par centimètre, tandis qu’un riche coloris, supérieur en variété et en solidité à celui des étoffes pharaoniques, Indiquait qu’ils excellaient dans les recherches les plus diverses.

Quand on songe qu’aucun de ces peuples n’a connu la roue, ni le tour du potier, ni les métaux trempés, ni le cheval pour les aider et qu’ils trouvaient encore le moyen de gaspiller leurs efforts pour se faire la guerre, se massacrer et nourrir des nuées de parasites qui les terrorisaient, on ne peut que regretter que cet excès d’imagination les ait égarés si loin de leurs véritables intérêts. J’ajoute que ces peuples étaient monogames et que la propriété privée n’existait pas chez eux.

5. La Mystique des Traditions antiques

Examinons rapidement les conséquences, chez d’autres peuples, du patriarcalisme et de la propriété privée. L’Inde actuelle malgré son histoire complexe en est au régime familial et théocratique. Ce pays surpeuplé, malgré la richesse de son sol, a toujours connu la faim et la misère. Or, la plupart des bouleversements sociaux ne sont pas venus de cette misère mais des rivalités conquérantes des peuples voisins ou des princes se disputant le pouvoir. Deux influences profondes ont marqué cette masse résignée : le brahmanisme et le bouddhisme. Le premier, fortement organisé et hiérarchisé, réglait en détail toute la vie des croyants par des rites compliqués mais préoccupés de satisfactions matérielles. Le deuxième, qui lui est postérieur, ne trouva rien de mieux, pour résoudre le problème du mal, que de renoncer à toute amélioration objective et de s’en tenir à une métaphysique progressive visant, à travers des réincarnations successives, à dématérialiser l’âme grossière des croyants. Créé pour lutter contre le formalisme du brahmanisme, il le renforça d’une manière inattendue en détournant les hindous des réformes et transformations possibles par la recherche du salut dans le détachement des choses, dans la sainteté et la perfection individuelle, laquelle s’obtenait plus facilement dans le renoncement, la pauvreté et le respect des castes que dans l’effort incessant des individus vers l’amélioration matérielle de leur sort.

Ici encore nous voyons que la tradition mystique mène les hommes et les plonge dans une sorte de torpeur qui laisse peu de place aux réactions individuelles.

L’Egypte a connu, elle aussi, une évolution profonde. Le clan fut à l’origine de son organisation qui parait avoir réalisé une sorte de fédération de petits groupes totémiques, pratiquant le mariage exogamique. La forme mystique de ces groupements, plutôt nomades, fut modifiée par leur fixation dans la vallée du Nil. Le clan se morcela en familles avec prédominance de l’autorité masculine et le pouvoir se concentra désormais en un seul chef, descendant des dieux mythiques et dieu lui-même. Le mariage devint endogamique, principalement pour les grands personnages et surtout les rois, mais l’influence du clan se fit encore sentir par l’égalité des droits de la femme et par une sorte de communauté de la terre qui appartenait au pharaon, lequel la répartissait entre les prêtres, les soldats et le peuple. Celui-ci ne possédait donc pas la terre et il faut reconnaître que les gros travaux que nécessitaient la création des canaux et leur entretien, l’élévation des digues, la construction des routes, l’édification des places fortes maintenant à distance les nomades pillards, tout cela ne pouvait se réaliser sans une unité coordonnatrice puissante, peu conciliable avec l’indépendance de la multitude. En réalité tout le peuple vivait en esclavage, nourrissant et entretenant une forte hiérarchie de fonctionnaires, de prêtres et de soldats. Les artistes, les artisans travaillaient pour cette hiérarchie et le paysan nourrissait le tout.

Pourtant la révolte ne vint pas du peuple ; elle vint des prêtres et des nobles. Devenus très puissants, ceux-ci constituèrent une oligarchie, une sorte de féodalité battant en brèche le pouvoir royal. Il s’en suivit une diminution du pouvoir central, un émiettement de l’autorité organisatrice et pendant deux siècles des révoltes et des pillages affaiblirent l’ensemble du pays, entraînant la négligence des digues et des canaux, l’invasion des nomades, la révolte du peuple, la violation des secrets magiques des pharaons, le pillage et la destruction des archives et des actes de propriété, l’expropriation des riches, bref une insécurité générale. On voit. que l’exemple donné par les prêtres n’avait pas été très heureux pour les privilégiés. Les pharaons thébains reprirent le pouvoir en affaiblissant les prêtes et les nobles, et créèrent une sorte de socialisme d’état accordant quelques droits économiques, civils et religieux, au peuple. Mais des invasions troublèrent à maintes reprises cette vieille civilisation et nous verrons plus loin que la tradition mystique ne règle pas à elle toute seule le sort des peuples et que d’autres éléments y participent grandement.

En Grèce et en Italie, la puissance patriarcale s’est trouvée en opposition avec celle de la cité et le droit du père de famille s’est heurté aux droits de la cité. À Rome, les premiers rois luttèrent contre les patriciens en s’appuyant sur la plèbe. Cette plèbe vivait d’étrange façon. puisqu’elle était libre tout en n’ayant rien. La société était formée, on le sait, de familles indépendantes les unes des autres, ayant chacune son culte, sa religion, son organisation, sa « gens » et ses clients ou esclaves, mais telle était la force de la tradition qu’en dehors des éléments mystiques de la famille, la vie n’avait plus aucun sens pour les hommes de cette civilisation. Or, la plèbe n’avait ni religion, ni terre, ni foyer, ni ancêtres, ni propriété puisqu’elle avait perdu tout cela pour des raisons multiples, soit qu’elle fût constituée par des familles ruinées et dissociées, soit qu’elle fût grossie des clients chassés ou fugitifs ou d’étrangers, soit encore qu’elle fût augmentée de tous ceux qu’une déchéance ou un abandon quelconque chassaient d’une ville à l’autre.

Quelles étaient les conditions matérielles et morales des sociétés patriarcales ? L’histoire des peuples juif, grec et romain nous édifie sur ce mélange incompréhensible d’intelligence, de solidarité et de férocité.

La Bible est un modèle du genre : mauvaise foi, reniement de la parole donnée, traîtrise, duplicité, incestes, viols, assassinats, massacres collectifs, tout y est. Prenons ou hasard : voici Jacob dont le fille Dina est violée par le cananéen Sichem, fils du chef Hémor. Celui-ci propose à Jacob de réparer la violence par un mariage, de faire alliance avec lui, d’échanger leurs filles, de lui donner des terres, etc. Jacob accepte sous la condition que les mâles se feront circoncire, puis profitant de l’indisposition consécutive à cette opération, et trompant la confiance des Cananéens, massacre tous les mâles, pille toutes les maisons et emmène en esclavage les femmes, les filles et les enfants. Plus loin un certain Abimélec trucide ses 70 frères pour régner seul. Dans une autre histoire de viol, des Israélites exterminent toute une tribu benjamite, y compris les femmes et les enfants, sauf quelques centaines de malheureux fuyards ; puis regrettant ce carnage, ils rassemblent les mâles rescapés et pour leur procurer des femmes. massacrent une autre tribu, sauf 400 vierges qu’ils distribuent aux dits Benjamites, lesquels n’ayant pas encore assez de femmes, sont envoyés chez une tribu amie pour y voler d’autres vierges et compléter ainsi leur nouvelle famille. Je rappelle les tribulations de David, tueur de Philistins pour le compte de Saül, lequel veut l’occire en guise de récompense, d’où fuite de notre tueur chez ses victimes, les Philistins, assez bêtes pour le recevoir, ce qui lui permit plus lard de les retuer à nouveau, mais pour son propre compte, cette fois-ci, à la mort de Saül.

Bref, pillages, destructions, assassinats se suivent dans un long film ininterrompu. Une conclusion se dégage de cela à travers les déformations inévitables des créateurs de légendes : c’est la sécurité précaire de ces peuples pasteurs, vivant autant de rapines que du produit de leurs troupeaux. Une tradition semblable à celle qui se dégage de la Bible, avec une telle unité, une telle continuité, indique un peuple soumis à de dures nécessités, sachant accommoder sa religion à ses intérêts et prétextant l’inflexibilité de son dieu pour satisfaire ses appétits.

Le niveau moral de ces tribus patriarcales n’était pas très élevé. Mais celui des Grecs et des Romains ne l’était pas davantage.

Divisée en privilégiés et en déshérités, la cité antique ne s’est maintenue que par l’épouvantail de sa religion. Une tradition despotique façonnait l’esprit de chaque citoyen à un degré qu’il est difficile d’imaginer. Rien n’est plus curieux en Grèce que de voir les précautions minutieuses prises par les législateurs pour s’assurer de l’honorabilité des magistrats, alors que ce pays n’a cessé, durant des siècles, de jouer au jeu de massacre des citoyens par l’intermédiaire de ces intègres magistrats, souvent compris eux-mêmes dans ces sinistres décisions.

Ce peuple intelligent, épris d’indépendance et de liberté, ne rêvait que d’asservissement, de pillage, de domination. Les Eupatrides fanatisés par leur religion familiale et par le culte de la cité se croyaient les seuls vrais citoyens par droit héréditaire et refusaient tout droit aux autres citoyens, principalement à la plèbe. Pour réussir dans une telle politique il aurait fallu l’isolement géographique du Pérou et une forte unité chez les patriciens. Au lieu de cela, nous voyons les familles lutter les unes contre les autres, les aristocrates et les démocrates se déchirer ; les gens de la mer, ceux de la montagne et ceux de la plaine se jalouser et se ruiner ; les cités s’attaquer, se détruire, les flottes s’affronter, s’écraser dans d’incessantes batailles. Les alliances se font et se défont ; les citoyens se chassent, se rappellent, s’exilent. s’applaudissent, s’exterminent. On sauve la patrie et on lui donne l’assaut. On voit ce peuple clairvoyant faire preuve d’une crédulité et d’une imbécillité qui déroutent. Et cela au siècle de Périclès.

Nikias assiégeant Syracuse se laisse enfermer dans le port pour avoir cru en un devin ayant interprété défavorablement une éclipse de lune. La flotte et l’armée furent anéanties mais les Athéniens, en bons croyants, ne jetèrent point à la mer les dieux, les prêtres et les devins, loin de là. Ils décidèrent seulement que le devin était un âne qui ne savait pas que ce présage, pour une armée en campagne, était un signe favorable.

Un certain Kylon s’empare de l’Acropole avec quelques révoltés croyant par là venir à bout de la cité, mais ils sont assiégés et, mourant de faim, doivent se rendre. Kylon s’échappe tandis que ses complices, pour sauver leur vie, ne trouvent rien de mieux que de se réfugier sur l’autel d’Athénée, ce qui les rendait sacrés. Grand embarras pour les assiégeants qui, non seulement ne peuvent les toucher, mais doivent encore les nourrir pour éviter un sacrilège. Ne pouvant terminer leur vie sur cet autel, les révoltés acceptent d’être jugés, mais craignant d’être massacrés, et voulant conserver leur immunité, ils déroulent les bandelettes qui tenaient un rameau vert sur l’autel et s’éloignent du lieu sacré en tenant cette bandelette qui les protégeait tant qu’elle ne se rompait point La rupture ayant eu lieu, ils furent. lapidés sur place. Les assommeurs furent accusés, par la suite, d’avoir rompu eux-mêmes la bandelette et, à leur tour, furent poursuivis.

Mais, il y a plus étrange encore. Athènes, à deux doigts de sa perte, fait un suprême effort, équipe tout ce qui lui reste de bateaux, recrute des équipages de fortune, met ses huit meilleurs généraux à la tête d’une armada de 150 navires et livre la bataille des Arginuses à la flotte péloponésienne. Par un revirement du sort, les Athéniens écrasent leurs adversaires, mais restent indécis sur le choix de la poursuite des fuyards ou le recueillement des survivants et des morts sur les épaves. Lorsqu’ils se décident enfin à se partager en deux groupes pour exécuter ces deux projets, il est trop tard. Une tempête les empêche de les réaliser et ils doivent revenir sans les victimes demeurées ainsi sans sépulture. Ce qui était un sacrilège. Et les généraux vainqueurs, les sauveurs de la cité, qui eût été ruinée sans leur bravoure, leur énergie et leur capacité, sont condamnés par la masse des citoyens qui, quelque temps après, change d’opinion, condamne â son tour les accusateurs de ces héros, qu’elle avait elle-même mis à mort.

Ainsi cette tradition fanatique n’assurait si sécurité, ni prospérité, ni progrès moral, mais telle était sa solidité qu’après la prise de Platée tous les hommes purent être égorgés et les femmes vendues, sans que les vainqueurs fussent accusés d’avoir violé le droit.

Rome ne fit pas mieux.

Culte des morts, culte des ancêtres, culte de la cité, cultes de toutes sortes de dieux favorisant surtout les privilèges des patriciens. Ceux-ci croyaient fermement, avec Mucius Scaevola, qu’il était beau d’assassiner un ennemi. Le consul Marcius se vantait d’avoir trompé le roi de Macédoine et Paul Emile vendit comme esclaves cent mille Epirotes qui s’étaient volontairement remis entre ses mains, Bien avant Gengis Khan et Tamerlan. les Romains pratiquèrent l’extermination totale des populations qui leur résistaient. Ils détruisaient les champs et les moissons, brûlaient les maisons, abattaient les arbres, exterminaient le bétail, saccageaient. les semis pouvant encore sauver les malheureux de la famine, incendiaient les récoltes en les vouant aux dieux infernaux.

Rome faisait le désert autour d’elle. Les 23 cités volsques furent détruites et devinrent les Marais Pantins. Les 53 villes du Latium furent rasées. Dans le Samnium les traces des armées romaines furent longtemps visibles, non par les restes de leurs campements, mais par la solitude et la désolation qui régnait dans les environs. Il faut dire que leurs ennemis le leur rendaient bien et l’on sait les ravages dont Annibal fit pâtir la terre romaine.

C’est ici que nous pouvons poser cette grave question : la tradition est-elle responsable de la cruauté de cette civilisation et par conséquent de la moralité des hommes, ou bien la cruauté des hommes est-elle la cause première de la dureté de cette tradition ?

6. La nécessité modeleuse de la tradition

Nous répondrions difficilement à cette question si la tradition n’était point le produit d’un troisième élément déterminant : la nécessité.

Nous avons vu au début que la tradition se forme dans deux directions différentes : l’une mystique, l’autre pratique. La nécessité devait à son tour influencer largement ces deux directions et en créer une troisième, sorte d’opportunisme permanent modifiant au cours des circonstances le sens mystique de la tradition. C’est ainsi qu’en Égypte la dynastie thinite, peu guerrière au début, s’occupe surtout d’améliorations agricoles et de protections contre les nomades. Mais, n’ayant aucun métal sur son sol, elle est obligée de faire des expéditions au Sinaï pour avoir du cuivre, et en Nubie pour avoir de l’or. Par la suite, la prospérité et la richesse de l’Égypte tentent au long des siècles les nomades envahissants. Et nous voyons les Pharaons obligés, pour assurer leur sécurité, d’entreprendre des guerres impérialistes en Syrie et en Mésopotamie, transformées en protectorat et servant de rempart contre les peuples envahisseurs.

Même problème pour les peuples chaldéen, sumérien, hittite, mitanien, élainite, cananéen. Quatre mille ans avant notre ère, trois de ces peuples se partageaient la Mésopotamie et, par leurs efforts incessants, avaient fait de cette vallée un éden verdoyant au milieu des déserts arabiques et iraniens. Mais des rivalités les opposent. Un roi sumérien impose sa domination ; puis, c’est le tour du sémite Sargon qui étend son empire jusqu’à la mer Noire, la Méditerranée et la Syrie, et cherche à unifier la religion et les mœurs de toutes les populations de ces territoires. Son règne paraît avoir été avantageux pour ces populations.

Une invasion barbare met fin à cet empire naissant et les Égyptiens sont contraints, pour éviter d’être submergés, d’écraser ces envahisseurs en Syrie.

De nouveau les rois élamites, sumériens et sémites se disputent le pouvoir. Finalement, ceux-ci l’emportent et avec Hamourabi la civilisation babylonienne atteint son apogée. Ce roi, d’une valeur exceptionnelle, rétablit l’empire de Sargon, pacifie, organise, administre l’immense croissant syrien et mésopotamien.

C’est alors qu’une marrée de peuples venus du Caucase déborde sur ce pays florissant, Hittites, Kassites, Mitaniens, saccagent ces riches vallées et détruisent l’essor de la magnifique civilisation sémitique arrêtée dans son développement. L’Égypte elle-même est menacée et doit lutter pour contenir ce flot de pillards, mais elle est vaincue par les Hyksos qui la gouvernent pendant près d’un siècle. Ces envahisseurs incapables sont chassés à leur tour et les Pharaons étendent leur protectorat sur toute l’Asie antérieure, bien que menacés par les Hittites qui deviennent tout puissants. Enfin l’invasion des peuples de la mer, sous la pression des Achéens met fin à l’empire hittite, tandis que Phéniciens et Araméens fondent à leur tour, vers le dernier millénaire, un empire économique en Syrie et en Méditerranée orientale. Les Hébreux parviennent eux aussi a dominer et Salomon unifie ce pays tourmenté. Les Assyriens saccagent encore ces riches contrées, massacrent les prisonniers, rasent les villes, déportent en masse les populations et s’emparent par la terreur de tous ces pays, y compris l’Égypte.

Les Mèdes détruisent l’empire assyrien et fondent une autre puissante civilisation, qu’Alexandre le Grand ruina et que les Césars conquirent à leur tour.

Ces faits rapidement esquissés n’étaient point limités a cette portion de la terre. La Macédoine, la Grèce, la Crête, la Sicile, l’Italie, la Gaule, l’Espagne, l’Afrique, les régions caucasiennes et hindoues ; toutes ces contrées, et bien d’autres encore, étaient soumises à des bouleversements ethniques incessants, à des émigrations massives de peuples conquérants, à des poussées irrésistibles de populations aventureuses et batailleuses.

Or, il faut convenir qu’il n’y a aucune relation de cause à effet entre une tradition pacifique et humaine, capable d’établir une certaine équité dans un certain bien-être, et une avalanche de barbares faméliques, désireux de jouir des avantages de cette tradition. Aucun raisonnement philosophique, aucune démonstration stoïcienne, aucun argument bouddhique n’eût arrêté ces ventres affamés, ces appétits de jouissance déchaînés à l’aspect des vergers fructifiants, des plaines moissonneuses, des cités florissantes. Et si, dans la nuit des siècles, l’hospitalité s’est ancrée dans certaines traditions pour des cas restreints, elle s’est avérée inopérante pour ces invasions massives, qui ruinaient la prospérité et la sécurité des sédentaires.

Une tradition fraternelle et charitable n’eût pas supprimé les hordes surpeuplées, ni rendu giboyeuses les forêts sombres, ni amélioré les steppes inhospitalières et les sables brûlants. Il ne dépendait aucunement des peuples civilisés que les peuples errants ne fondissent soudainement sur leurs cités et détruisissent leurs biens et leurs personnes. La résistance, la lutte était leur seule chance de salut. La tradition fut donc influencée par cette nécessité et la religion ne pouvait l’adoucir, bien au contraire. N’a-t-on pas vu la religion chrétienne, la fameuse religion d’amour, engendrer les persécutions, les massacres, l’inquisition, l’intolérance fanatique et, à l’abri de la croix, essayer une conquête matérielle de l’Occident. L’Islam, derrière son croissant, n’a-t-il pas tenté sa chance, lui aussi, dans son assaut contre les infidèles ?

Lorsque l’intérêt, la nécessité et la religion s’accordent pour former une tradition continue, elle façonne les individus selon une norme morale, qui crée elle-même les notions de bien et de mal ayant une valeur absolue pour eux.

Et. cette valeur absolue est telle qu’elle va jusqu’au sacrifice de la vie même des croyants. Un Régulus, libéré sur parole et sous conditions, pour négocier la paix offerte par les Carthaginois aux Romains, dissuade ses concitoyens de faire cette paix et, sachant le sort fatal qui l’attend en cas d’insuccès, retourne à Carthage pour y être supplicié.

Voici le résultat de la tradition.

Elle crée l’esprit scientifique comme elle crée le fanatisme, l’entr’aide aussi bien que la guerre. Née du savoir, de l’ignorance, de la peur et des nécessités, elle a façonné la mentalité humaine de si diverses façons que les hommes ont vécu toutes les formes possibles d’unions sexuelles, de groupements économiques, d’ organisations sociales. Seule l’ignorance peut faire dire à quelqu’un : ceci est impossible, cela n’arrivera jamais ; car le possible, la notion du bien et du mal, du vrai et du faux, varient suivant la tradition.

Cette constatation, me dira-t-on, n’est pas très concluante et il est bien difficile d’en déduire une orientation quelconque de l’humanité vers le mieux ou vers un éternel chaos. J’estime au contraire que le vaste spectacle de l’évolution humaine va nous permettre des conclusions d’une certaine valeur. Il s’agit seulement de mettre de l’ordre dans nos constatations, de les classer et d’en tirer un enseignement rationnel.

Une première vérité s’impose : les traditions évoluent, se transforment, se modifient et parfois disparaissent, mais rien, absolument rien n’indique qu’elles cheminent inévitablement, fatalement vers le mieux. Nous avons vu des traditions excellente remplacées par d’autres, sanguinaires. Nous avons également vu l’égalité et la vie communautaire du clan, de la longue-maison et de la zadruga bulgare remplacées par l’inégalité des castes, des classes sociales du patriarcalisme. Nous avons assisté a l’épuisante lutte des cités entre elles, à leur unification par un impérialisme parfois despotique, parfois bienfaisant ; puis à l’écroulement de ces civilisations remplacées par des siècles de barbarie. La conquête romaine accorde par la force les chefs gaulois, divisés et toujours en guerre ; puis s’éclipse de l’histoire, laissant la place à un moyen-âge ténébreux qu’une renaissance illumine pour éclairer une aristocratie jouisseuse et sans générosité, tandis qu’une bourgeoisie rusée la remplace pour vivre aux dépens des éternels créateurs des richesses sociales. Les fanatismes changent de nom ; on ne meurt plus pour l’Idole, pour le Pharaon, pour Amon-Ra, pour Baal, pour Jéhovah, Zeus ou Jupiter ; les fanatiques meurent pour dieu, pour la patrie, pour le roi, pour le tsar, pour le führer, pour la civilisation, pour le progrès, pour l’humanité et ils fout également mourir les autres avec eux.

Donc pas d’évolution continue vers le mieux. La cervelle du nazi ne vaut pas mieux que celle du fellah d’il y a six mille ans.

Il faut abandonner l’idée d’une évolution régulière et fatale vers le mieux, je dirai en passant que cela me plaît davantage et me parait plus équitable que de savoir que des milliards d’humains auraient souffert pendant des millénaires, auraient été sacrifiés à seule fin que quelques descendants privilégiés pussent jouir béatement des derniers rayons de soleil sur un globe gelé.

J’estime qu’aucune des jouissances à venir ne compensera l’énormité des souffrances passées, et ne justifiera les tortures subies par les vaincus de la vie.

Donc le passé n’a pas construit, par additions successives de petits progrès, un avenir incessamment amélioré. Chaque étape, chaque civilisation, chaque tradition ne réalise pas nécessairement un pas en avant, un chaînon indispensable d’un progrès continu. L’évolution a été chaotique, sans ordre, sans soucis moraux, sans acquisitions régulières et constantes vers une perfection indéfinie.

Les patients efforts des sédentaires pour créer riches récoltes et toits hospitaliers, les paroles fraternelles des sages et des philosophes, n’ont point empêché la ruine et la misère, la fureur et la cruauté de leur succéder.

Enfin, dira le pessimiste, tout démontre donc qu’il n’y a rien à faire et qu’il faut se désintéresser du progrès. Nous verrons en terminant si nous pouvons admettre ce point de vue. Continuons simplement à mettre de l’ordre dans nos constatations avant de conclure dans un sens ou dans l’autre.

Puisque l’homme a vécu les systèmes les plus opposés, les plus déraisonnables comme les plus sages, il est sensé de supposer qu’il peut aussi bien vivre, et vivre mieux, dans un système avantageux et rationnel que dans un système meurtrier. L’homme n’a pas cherché obstinément la souffrance et le malheur pour le malheur lui-même. Lorsqu’il a recherché la souffrance c’était dans l’espoir d’un plus grand bien. D’où première constatation : par sa nature instinctive, l’homme cherche son bien-être matériel, affectif et intellectuel. Seule la tradition issue de l’ignorance et de la peur peut égarer son jugement et lui faire choisir des systèmes dangereux pour lui et pour les autres. Or, si la nature instinctive de l’homme varie peu, la tradition peut se transformer profondément, et nous savons que le jeune humain commence sa vie sans rien connaître des traditions. C’est un être inadapté, en révolte contre notre morale, que nous lui imprimons de force par l’éducation. Il y a donc là une chance de rupture entre le passé et l’avenir.

Mais, dira-t-on, que lui apprendrons-nous et que pourra-t-il faire de mieux que ce qu’ont fait fous les enfants qui l’ont précédé ? Et nous-mêmes, que pouvons-nous faire contre tous ces faits contradictoires ?

7. Utilisation des faits.

Il s’agit précisément de tirer quelques leçons des faits que nous avons rapidement examinés. Première constatation sur les tradition :

  1. Une tradition est d’autant plus forte qu’elle est seule et exempte de contradiction ;
  2. Une tradition est d’autant plus avantageuse qu’elle concorde avec les nécessités instinctives et biologiques de l’individu ;
  3. Les plus fortes traditions ont été bouleversées par l’esprit d’imitation ;
  4. La tradition est d’autant plus durable qu’elle conserve l’acquis objectif du passé et s’assimile les conquêtes et les découvertes de l’esprit humain.

Ces quatre observations sont autant d’axiomes qui nous mènent aux développements suivants :

1. Nécessité de simplifier, d’unifier les traditions, d’en éliminer les contradictions qui déroutent la logique et la droiture de l’esprit.

On ne peut soumettre les humains à des traditions qui se déchirent, se détruisent, s’opposent en des efforts perdus pour l’amélioration de leur sort et ruinent en même temps l’unité de coordination. D’où la nécessité d’exclure de la tradition tout ce qui n’est pas démontrable objectivement, tout ce qui est mysticisme, superstition, crédulité, mensonge, affirmation gratuite, morale agressive et conquérante.

On objectera qu’une tradition unique risque fort de devenir tyrannique et qu’il est plus souhaitable d’en avoir cent qu’une seule. À notre époque, oui, car les traditions nuisibles sont contrebalancées par les bonnes, et c’est grâce à cette diversité que la pensée peut encore s’exprimer plus ou moins librement. Mais il ne faut pas confondre liberté de penser et d’agir à sa guise avec existence simultanée de traditions libertaires et liberticides. N’oublions pas que le fait pour le peuple de reconnaître à l’individu le droit de s’appartenir indique déjà une forte […] morale, et il s’agit de savoir s’il vaut mieux une seule tradition fraternelle sur la terre, ou s’il est préférable de voir s’éterniser les conflits qui déchirent les humains entre eux. Vaut-il mieux un désir unanime de paix, d’entr’aide et de liberté, ou préférons-nous assaisonner ce désir de mille fureurs fanatiques mettant les continents à feu et à sang ?

On a quelquefois comparé la société avec le corps humain ou des milliards de cellules, très différentes entre elles, vivent pourtant en parfaite harmonie. Or, cet exemple confirme cette nécessité d’unité, car toutes ces cellules sont issues d’une seule qui leur donne sa formule chimique, ses rythmes, son système d’équilibre. Et la mort est peut-être due à la fin de cette unité, de cet équilibre.

Ce qui a fait le succès des religions théologiques ou laïques, ce qui les a fait durer, c’est précisément le besoin de coordination des humains, la nécessité d’unification pour grouper les efforts et les volontés disparates des individus. Avec tous leurs crimes et malgré leur incapacité à créer la fraternité, ces moyens se sont maintenus jusqu’à nos jours parce qu’ils représentaient une des formes possibles d’unification, et non pas seulement une évasion vers l’éternité. D’autres rêves, d’autres mystiques, d’autres illusions auraient tout aussi bien satisfait le besoin d’absolu des humains, en admettant qu’il soit prouvé que l’absence totale de tradition mystique et une éducation objective ne déracinent pas complètement cette soif de survie et d’éternité.

2. Recherche des conditions biologiques avantageuses. Nous savons que l’homme s’est soumis à toutes les bizarreries sociales, mais nous savons également qu’elles n’étaient pas toutes avantageuses pour lui. On peut même dire que les nécessités qui le torturèrent le plus furent rarement satisfaites par les traditions enfantines qui le guidaient vers des fantômes de bonheur. Ni la sécurité, ni l’abondance pour tous les peuples n’ont été réalisées jusqu’ici.

Il doit être aisé de trouver, au siècle de la surproduction, les conditions matérielles pour la réalisation de l’abondance et de la sécurité pour tous

3. Passons à l’imitation. Nous avons vu que la tradition a d’autant plus de force qu’elle ne se détruit pas elle-même pas ses contradictions. Or, toutes celles que nous avons rapidement envisagées ici nous démontrent qu’elles n’échappent point à cette destruction. Présentement, c’est un véritable chaos : on chante la beauté du travail, on le loue de mille façons et on exploite en même temps le travailleur ; on lui dispute l’air, l’espace, la nourriture, sa sécurité, le repos des vieux jours. On vante l’honnêteté, la probité et seuls sont honorés, considérés, ceux à qui la ruse, l’absence de sens moral, l’hypocrite crapulerie, permettent de triompher des honnêtes gens et de s’enrichir de l’effort des autres. On célèbre la vertu, l’amour du beau, du bien et du vrai et on voit un monde qui ment, dupe, trompe, vole trahit, dissimule sa pensée, se rue à l’assaut des privilèges, des avantages, des bénéfices, des richesses qui s’édifient au détriment des malchanceux, des guignards, des éternels sacrifiés.

On exige le respect de la parole donnée et les États renient leur signature, ruinent le préteur confiant, désorganisent le paix qu’ils ont promise, créent la confusion et le désordre dans une administration organisée précisément pour supprimer le désordre et la confusion. On monte en épingle l’unité et tous les partis cherchent à s’écraser mutuellement : paysans contre citadins, producteurs contre consommateurs, ouvriers contre bourgeois tandis que libéraux, démocrates à toutes les sauces, radicaux, républicains, socialistes confus et communistes sinueux, dansent dans l’ombre la danse du scalp et attendant les règlements de compte au grand jour. Un chef nazi tonitrue son grand amour pour son peuple, son immense désir et sa volonté inébranlable de lui assurer une inégalable félicité dans une paix millénaire et il le lance tout entier, hommes, femmes, enfants et vieillards, dans un enfer de feu et d’acier où le meilleur de sa race s’effondre et disparaît.

Des nations clamant la liberté, la civilisation, le progrès, l’humanité et elles oppriment, torturent, massacrent de pauvres peuplades inoffensives qui n’ont que le tort de ne pas avoir le moyen d’écraser leurs bourreaux. Ces nations, appuyées par une Bible remplie d’atrocités, ou sur un long passé de piraterie, veulent moraliser et organiser le monde et aucune d’elles n’a pu donner, pendant seulement un siècle, l’exemple de la sagesse, de l’équité entre tous ses citoyens et ses voisins.

Des pays surpeuplés, à l’étroit sur leur territoire, réclament de l’espace vital, tout en poussant frénétiquement leurs citoyens à la surpopulation. Signe évident d’imbécillité et de désirs criminels de conquêtes guerrières.

Quant au libéralisme et à la libre concurrence, nous ne connaissons guère que l’accaparement des matières premières et des produits indispensables, les trusts, les monopoles, les barrières douanières, les subventions, les boycottages, les marchés internationaux, les traités secrets, les tripotages de toutes sortes assurant le triomphe du fort et l’écrasement du faible.

Inutile de s’étendre longuement sur les contradictions des religions prêchant l’amour du prochain et l’oubli des offenses tout en bénissant les armées et laissant les fidèles se trucider mutuellement au nom du divin, sans même essayer de lancer la grande, l’unique parole vainement attendue : « Tu ne tueras point ».

Enfin, suprême contradiction, on rend les peuples responsables des gouvernements qui les mènent et les gouvernements s’organisent de telle sorte qu’aucun peuple ne peut s’opposer à son propre gouvernement, et, que les résistants sont immédiatement supprimés. « Désobéissez », crient aux pilotes étrangers les nationaux qui emprisonnent férocement chez eux les désobéissants. L’amour de la patrie et de la nation est une vertu chez nous et une tare chez le voisin, vocifèrent les patriotards de tous les pays.

Comment veut-on que ces principes imités par les individus, les groupes, les nations, créent une entente quelconque, une harmonie durable ? Le monde est comme une grande maison de fous où chacun, sans s’occuper du voisin, exécute gravement une drôlerie plus ou moins dramatique. Et le plus malheureux c’est que ces fous se copient les uns les autres.

Le grand principe de l’imitation devrait inspirer tous les réformateurs sociaux. Faire ou ne pas faire à autrui ce que l’on veut ou ne veut pus qu’il vous fisse. Proposer, édicter. créer, réaliser des formes de vies sociales qui ne soient pas des exemples funestes, par leur imitation, mais concourent à enrichir l’humanité, telle doit être la base de la tradition future des humains.

4. Je crois inutile d’insister sur l’utilité de conserver tout l’acquis du passé, tout en évoluant vers l’avenir. Cela ne se réalisera que par une tradition orientée vers l’individualisme, élevant les enfants pour eux-mêmes et non pour le groupe, pour la cité, pour dieu ou pour l’humanité. En enseignant que chacun n’a de droit que sur soi-même et ne peut disposer des autres, pas plus de leurs efforts que de leurs personnes, la tradition créera le respect de la vie, ce qui vaudra mieux que tous les armements, tous les traités, toutes les garanties pour assurer la paix. Et cette souplesse dans l’articulation sociale lui assurera une éternelle jeunesse pour un maximum de réalisation, tandis que les traditions basées sur des croyances rigides extérieurs à l’individu ne peuvent que s’opposer à son évolution continue.

La deuxième grande constatation est la suivante : Le développement des relations intercontinentales ont éliminé l’ignorance des causes de misère, des migrations, des invasions, des guerres qui surprenaient si fort les anciennes civilisations. Si les anciens ne pouvaient prévenir et éviter les guerres pour les raisons que nous avons examinées, on ne peut affirmer pareille chose actuellement.

La guerre dont nous sortons était évitable. Si la fédération européenne avait existé, les barrières douanières supprimées, la circulation des matières et des produits assurée, l’unité de l’effort étalonnée sur l’heure de travail, au lieu de l’être sur une fausse monnaie si l’entente internationale s’était établie sur l’équilibre à réaliser entre les populations et les subsistances sur une base néomalthusienne évitant la surpopulation ; si, au siècle du machinisme à outrance et de la surproductiun. on avait établi l’abondance en toutes choses, les horreurs de cette honteuse boucherie nous auraient été épargnées.

Va-t-on affirmer que cela est impossible à réaliser, qu’une action commune ne pourra s’effectuer pour propager ces quelques idées simples et avantageuses pour tous ?

Enfin, troisième et dernière constatation : l’unité semble se dessiner par le triomphe de la technique supprimant les cloisonnements, les frontières, les routines, les préjugés ; créant l’abondance et l’administration impersonnelle des biens et des choses matérielles. Le chef tabou tend à disparaître ; les privilèges, comme les droits héréditaires et sacrés, se fondront dans une organisation pratique et accessible à tous par la simplicité de son fonctionnement et l’éducation rationnelle de tous les citoyens. Ainsi disparaîtront ces élites rusées. insolentes et criminelles qui au cours de dix mille ans d’histoire, se sont efforcées — en changeant de masque, de programmes et d’étendards — de duper et d’exploiter les travailleurs. La mystique capitaliste, le honteux marchandage de l’offre et de la demande, disparaîtront devant la mesure de l’effort, devant l’unité d’échange du travail établi sur le temps, seul capital véritable du producteur, seule mesure équitable du travail. La théorie de l’abondance rendra dérisoires les échelles de salaires et l’heure du terrassiers vaudra une heure d’ingénieur, ou de directeur d’usine, ou de savant, car la machine équilibrera les chances et égalisera les efforts pour les productions collectives.

Notre société faussement spiritualiste a fait faillite, n’a pu empêcher la misère, la guerre et ses cruautés. Un autre ordre moins prétentieux, moins brailleur d’idéalisme, mais plus pratique, plus rationnel, plus terre à terre, assurera le bien-être aux humains.

Quant au stimulant nécessaire pour engager les futurs citoyens sur le chemin de la vertu, il faudra le trouver non pas dans des récompenses matérielles et sordides, figurées jusqu’à présent par de l’or, des châteaux, des meubles de prix, des parcs immenses, un luxe asiatique et un train de vie pharaonique, mais beaucoup plus spirituellement dans l’élévation, la distinction. L’admiration, les avantages moraux et intellectuels qu’une société vraiment morale devrait accorder à ceux que la nature a favorisés de ses dons exceptionnels. Cela serait beaucoup plus moral et plus hiérarchique encore que ne le désirent les amateurs de l’ordre naturel, car, s’il est facile à un parvenu de singer avec son or les grands qu’il envie, il lui sera interdit pour toujours d’égaler un Socrate. un Aristote, un Rembrand ou un Diderot.

La seule hiérarchie acceptable est celle de l’intelligence et du coeur. Seule la basse mentalité des jouisseurs a pu mettre au sommet de la pyramide sociale les plus méprisables des meneurs d’hommes. Nous récoltons les fruits de cette belle sagesse.

8. Conclusion

Je résume brièvement mon exposé.

J’ai essayé de démontrer que l’homme était le produit de la tradition. J’ai suivi l’évolution des diverses traditions et des conditions qui les ont rendues bonnes ou mauvaises.

Il m’a semblé qu’on pouvait en déduire qu’aucune d’elles n’était fatale et que l’homme était apte à vivre n’importe quel système social. De ce chaos il se dégage la certitude que nous n’allons pas fatalement vers le bien, ni inévitablement vers la stagnation. Puisque l’homme n’est pas la proie fatale d’une tradition inexorable, j’ai esquissé les grandes lignes d’une tradition nouvelle et ses chances de réalisation, qui me paraissent résider dans l’évolution des relations intercontinentales et l’apparition d’une certaine unité, créée par l’esprit scientifique et rationnel et la technicité de la production et de la consommation. Les religions, les morales, les philosophies, les lois, les codes ont échoué dans leur poursuite du bien et du mal. Le mal persiste et l’homme n’est pas meilleur qu’il y a dix mille ans, parce que ses traditions, issues de l’ignorance, de la peur et des nécessités, le façonnent tel que nous le voyons.

Une autre tradition fera d’autres hommes, lesquels seront peut-être bons, honnêtes, équitables et fraternels, non pas parce qu’ils seront meilleurs, mais parce qu’il leur sera impossible d’être autrement.

Le seul écueil dangereux, c’est l’anéantissement de la tradition par la folie humaine, détruisant d’un seul coup tout l’acquis péniblement accumulé. Avec le développement de son pouvoir, l’homme intensifie toutes ses activités, les bonnes comme les mauvaises. Que sa puissance soit employée à la destruction et l’humanité perd dix mille ans d’expérience et d’efforts ; qu’elle soit employée au bien-être général et l’individu fait un bond gigantesque en avant, devient maître de son temps et de ses activités éthiques et esthétiques.

La durée seule permettra l’évolution lente et progressive de la tradition par le jeu des forces coordonnatrices des humains, plutôt intéressés à vivre bien qu’à vivre mal.

Quant aux certitudes de réalisation, elles reposent sur le déséquilibre des forces en présence. Tout dépend des efforts que tenteront les peuples intéressés, les groupements sociaux, les individus. Une tradition ne se forme pas en un an. Elle ne peut triompher qu’a la suite des siècles. Et j’ignore en fin de compte si elle triomphera.

Il ne faut pas oublier que les traditions actuelles sont emmêlées et s’influencent les unes les autres. Faire triompher l’une et faire disparaître les autres n’est pas chose aisée. Ceux qui ont cru y parvenir par des révolutions violentes ont échoué, car leurs soi-disant nouvelles traditions ressemblaient étrangement aux anciennes et déterminaient a leur tour les mêmes effets désastreux pour la paix et le bonheur des humains. Il est très difficile de faire disparaître totalement, et d’un seul coup, les erreurs du passé. Celui-ci nous domine encore par le culte de la force, celui du profit, de la ruse, de l’autorité ; celui de la jungle. Leur substituer l’usage de la raison, de la douceur, de la bonté, de la générosité et l’étude objective de tous les problèmes humains ; faire triompher le droit sacré de l’individu de s’appartenir en totalité et le respect de la vie de tout être humain, ne sont pas l’œuvre d’une seule génération.

D’autre part, l’organisation sur une vaste échelle des groupements humains importants sur un modèle fédératif, me parait impossible par spontanéité. Les provinces françaises auraient pu former une fédération ; les cités grecques et romaines également. Or, c’est la lutte qui en est résultée et seule leur unification violente la fait cesser.

Il me semble donc difficile d’espérer l’organisation des peuples par une fédération volontaire de groupements autonomes et indépendants, variant de quelques centaines à quelques millions d’individus, se respectant mutuellement et participant librement à la production et à la consommation générale. Là encore, je vois un processus nécessaire d’unification, et plus tard d’organisation fédérative par émancipation progressive des groupements réintégrés alors volontairement dans un système mondial répartiteur et purement technique, basé sur l’heure de travail, avec faculté, pour les indépendants, de régler leur vie à leur façon.

J’ajoute qu’à mon sens une nouvelle formule sociale transitoire est à trouver. Le capitalisme est condamné, le libéralisme également ; le collectivisme, sous sa forme actuelle, est trop écraseur d’individualité. J’ignore donc quel sera le système social de demain, capable d’harmoniser les contraires, de se prêter par sa souplesse à des transformations réelles et profondes sans catastrophes sociales, capable surtout d’assurer l’abondance en tout et pour tous, seule manière de transformer les traditions agressives et malfaisantes, et d’y substituer une tradition d’entr’aide et de liberté, aidée, dans ce travail gigantesque, par la culture incessante de tous les humains de la planète.

Mais si ce système social se réalise et s’impose au cours des siècles, ce sera par l’effort continu des véritables élites désintéressées, qui sauront convaincre les hommes qu’il est plus avantageux d’associer leurs efforts pour le bien-être de tous, que de lutter les uns contre les autres pour le triomphe d’une parasitaire minorité.

Ixigrec.

P.S. : Voir la partie précédente dans le numéro 6 de l’Unique


[…]


Partialité ou impartialité de l’éducation

L’importance de l’éducation

L’importance de l’éducation n’a jamais échappé aux animateurs sociaux et dans les plus vieilles sociétés, dans les plus primitives civilisations, on trouve déjà toute une technique plus ou moins empirique façonnant « l’âme » des jeunes êtres, les initiant, avantageusement ou non, à leur future activité individuelle et sociale. Cette nécessité de l’éducation se constate d’ailleurs beaucoup plus loin puisqu’on la voit s’imposant biologiquement chez les mammifères et les oiseaux, initiant leurs petits à la chasse et à la recherche de leur nourriture, et à tous les actes offensifs et défensifs indispensables à leur conservation.

Cette éducation animale et instinctive s’est inévitablement compliquée chez l’homme en fonction du développement de son imagination. Aux nécessités biologiques réelles, il a ajouté des nécessités mystiques totalement imaginaires, étrangères aux faits expérimentaux les plus évidents.

Quelle que soit, a priori, notre opinion sur l’éducation, force nous est de constater sa puissance déterminante et son importance primordiale sur l’évolution sociale. L’enfant est un petit animal étranger à tout l’acquis ancestral, ignorant complètement cet acquis, et repartant à peu près à zéro en fait de connaissances offensives ou défensives pour sa conservation.

Ceux qui nient l’importance et l’influence de l’éducation sur les soi-disant instincts héréditaires devraient observer les animaux et expérimenter son pouvoir sur l’orientation de leurs comportements. On a vu des chiens et des chats élevés ensemble jouant et s’aimant mutuellement et soignant leurs petits réciproquement sans aucune jalousie. Et on a vu ces mêmes animaux se défendre solidairement et mutuellement contre des animaux de leur propre espèce en faveur de l’ami d’une espèce différente. Des animaux dits sauvages s’attachent affectueusement à leur maître, s’ils sont bien traités, alors que l’éducation naturelle de leur espèce en ferait irrémédiablement ses ennemis. On pourrait accumuler les faits sur cette modification éducative du comportement animal, mais ceci nous écarterait trop du sujet.

Si nous revenons à l’espèce humaine, nous sommes frappés par l’ampleur gigantesque des mouvements psychologiques collectifs. Croyances fétichistes, religieuses, raciales, politiques, nationales, voire économiques, étendent leur pouvoir d’action sur des masses humaines énormes et les meuvent avec une force irrésistible. Ces hommes qui, pris individuellement à leur naissance, n’ont aucune de ces croyances et vivraient n’importe quel système social s’imposant à eux, deviennent, par l’éducation, des défenseurs de systèmes, bons ou mauvais, dont on les sature en bourrant leur entendement d’affirmations qu’ils ne peuvent contrôler et qu’ils assimilent peu ou prou selon leur nature rebelle ou passive.

Il y a matière à méditation sur les fluctuations, la dépendance ou l’indépendance de notre personnalité et, dans un sens plus réduit, sur la valeur de notre choix personnel. Je reviendrai sur ce point.

Considérons simplement ici les conséquences sociales de ces croyances. Les derniers événements nous ont montré des millions d’hommes se heurtant à d’autres millions d’hommes et s’exterminant réciproquement sans que chacun d’eux se soit déterminé, en ces circonstances tragiques, par une opinion réellement personnelle et objective. Et l’histoire humaine n’est qu’une suite d’événements semblables toujours déterminés par l’éducation collective et nullement par la décision longuement méditée et réfléchie de chaque individu.

Et si jugeant néfaste cette éducation collective nous essayons d’en modifier les éléments, nous constatons qu’elle s’est répandue et enracinée dans les masses avec une telle ampleur que cette rééducation nous paraît à première vue à peu près impossible, et que l’éducation tout court des jeunes humains nous semble aussi difficultueuse que celle des adultes par le côté contradictoire même de toute éducation.

Absurdité de l’impartialité absolue

Deux concepts s’opposent en effet, immédiatement sur cette question : l’un veut former des adeptes par l’imposition d’un système l’autre, respectant la personnalité humaine, ne veut point former des suiveurs et peut aboutir, dans ses plus extrêmes conséquences, à la négation de toute éducation. Inutile d’étudier le premier concept, le concept classique de la partialité. C’est lui qui a toujours déterminé les peuples, depuis les hordes primitives jusqu’à nos jours. Nous en connaissons les méfaits. Tout ce que peuvent dire les bourreurs de crâne en faveur de ce système éducatif, c’est qu’il serait excellent si les matières enseignées étaient elles-mêmes excellentes. Or, tous les éducateurs passés et présents ont-dit trouver excellentes leurs méthodes, et le fait de fabriquer en série des citoyens parfaits ayant toutes les vertus propres à faire durer et conserver une société donnée, n’a qu’un seul inconvénient : c’est que l’éducateur, fabriqué lui-même par cette éducation, ne peut que la prolonger sans pouvoir l’adapter aux réalités qui seules pourraient assurer l’évolution et la conservation de cette société. Et cet automatisme fanatique est la source de tous les conflits sociaux qu’il déchaîne et ne peut, en aucun cas, résoudre rationnellement. C’est aux fruits qu’on reconnaît la qualité de l’arbre.

Examinons alors l’impartialité de l’éducation. Voyons tout d’abord si cette impartialité est réelle ou si elle n’est qu’une illusion. Ici encore nous avons deux manières d’envisager cette impartialité : l’une d’inspiration métaphysique qui se situe dans l’absolu et s’illusionne sur l’indépendance du moi et devrait logiquement aboutir à l’affirmation du libre arbitre ; elle revendique le droit pour l’individu de se développer tel qu’il est, sans aucune déformation sociale, avec conséquence inévitable : la négation de toute éducation qui n’est en fait que l’imposition de l’expérience des adultes à l’enfance. L’autre tenant compte des données biologiques, veut faire profiter l’enfant de tout l’acquis réel de l’espèce, en lui évitant tous les apprentissages inutiles, les recommencements coûteux, les expériences dangereuses, le dotant du capital temps-énergie pour l’enrichir en quelques années de ce même capital accumulé péniblement pendant des millénaires.

Analysons le point de vue de l’impartialité absolue. Il repose sur la croyance mystique de la perfection initiale du moi, sur l’existence propre de ce moi issu d’on ne sait où, sorte de dieu se créant lui même, se tirant du néant, hors de toute contingences ou conditions déterminantes. Un moi de cette nature ne saurait d’ailleurs être éducable, puisque les caractéristiques de son existence ne doivent rien au milieu et ne peuvent par conséquent rien en recevoir. Ce moi métaphysique, se suffisant à lui-même, ne peut se concevoir. Examiné avec la meilleure volonté nous voyons que le moi est un accident fortuit, fruit tardif d’une suite innombrable d’aventures sexuelles remontant au-delà de l’amibe primitive, jusqu’aux premières ébauches de la vie. La conjugaison de deux hérédités, par le mélange des gènes, est une sorte de tirage au sort qui s’est répété des millions de fois et notre moi est le dernier gagnant de cette loterie. Ce produit hasardeux est ce qu’il est, il vaut ce qu’il vaut, mais n’est, a priori, pas plus respectable que n’importe quel phénomène biologique observé autour de nous. L’enfant peut être excessivement intelligent comme il peut être simplet, sociable aussi bien que pervers, sain aussi bien que maladif. Respecter ce phénomène naturel reviendrait à respecter tous les phénomènes de la nature, les bons comme les mauvais, sans nous défendre contre leurs conséquences néfastes pour notre propre sécurité et notre désir de bien vivre. Sans nous avancer plus loin sur ce sujet, retenons simplement ce fait, à l’encontre des défenseurs du moi absolu, que la procréation est déjà un acte arbitraire, déterminant d’un coup la personnalité du futur humain et que cet acte autoritaire — inévitable — rend déjà les progéniteurs responsables de la qualité du moi des sujets tirés du néant. Et le refus de prolonger cet acte arbitraire en s’abstenant de toute éducation est un acte inconséquent et stupide, rapprochant l’homme de l’animal procréant aveuglément sans se soucier des suites de ses actes. La raison commande à l’homme de s’abstenir de procréer s’il ne veut point se sentir lié à l’être qu’il engendre, s’il ne veut point supporter la responsabilité de la qualité du sujet amené à la vie consciente.

Ainsi donc l’impartialité absolue est une absurdité, puisque tout procréateur a déjà fait preuve d’une partialité inévitable et irrémédiable en dotant héréditairement l’enfant des caractéristiques qui contribueront à former sa personnalité. Désormais, quelle que soit l’attitude des progéniteurs, les conditions de vie, l’influence du milieu agiront sur l’enfant et, avec ou sans leur intervention, l’éducation s’effectuera inévitablement : mauvaise si l’ignorance, la sottise, la méchanceté ont formé son entendement ; bienfaisante si la bonté, la compréhension, le savoir l’ont guidé vers l’avenir. Apprendre à l’enfant la station verticale, le langage des hommes, les principes d’hygiène, les connaissances spécifiques c’est indiscutablement le former autrement qu’il ne le serait s’il poussait librement et tout nu, dans la forêt. Mais cette dernière formation serait une éducation tout de même et s’il n’était pas dévoré avant sa maturité, il lutterait pour vivre en apprenant péniblement une bien faible partie du savoir que ses ancêtres ont mis des centaines de millénaires à recueillir et que des éducateurs normaux lui enseigneraient totalement en quelques années. Ainsi l’abandon des procréateurs aurait tout de même une influence déterminante sur le devenir de l’enfant, engageant totalement leur responsabilité, influence et responsabilité tout aussi importante que s’ils l’avaient éduqué eux-mêmes.

J’ai poussé à l’extrême cette impartialité absurde pour en montrer les développements contradictoires, mais je ne pense pas qu’un être sain ait jamais désiré ou envisagé une impartialité éducative de cette nature.

L’impartialité raisonnable

Reste l’impartialité raisonnable. Puisque les progéniteurs ont déjà déterminé involontairement mais inévitablement en grande partie la personnalité de l’enfant, pourquoi ne continueraient-ils pas à la déterminer dans un sens donné ? N’est-il pas raisonnable de vouloir que l’enfant devienne une valeur individuelle et sociale, un être hautement conscient !

C’est ici que les abrutisseurs vont crier à la contradiction car, diront-ils, le but de toute éducation est de donner à l’enfant sa qualité d’être social, qualité établie par les éducateurs eux-mêmes, les déterminant à former l’enfant selon leurs conceptions sociales, ce qui exclut toute impartialité. Conclusion, affirmeront-ils, toute éducation est partiale et l’impartialité ne peut se concevoir.

Il est certain que la qualité d’une éducation dépendra toujours de la valeur morale et intellectuelle de l’éducateur. Il est également certain que l’éducation s’effectuera toujours conformément à sa volonté. L’homme étant un être volontaire et conscient ne peut, dans cette grave question, abandonner sa raison et sa volonté, et il est tout à fait naturel qu’il veuille éduquer l’enfant selon son cœur et sa raison. Mais cela n’a rien à faire avec la standardisation collective, religieuse ou politique. Mon but est précisément de démontrer ici la différence essentielle entre l’abrutissement éducatif qui nous donne le monde tel qu’il est et l’éducation critique capable de nous donner un monde nouveau, ou tout au moins, des êtres capables de créer un monde nouveau.

C’est en contemplant les masses humaines mues par le fanatisme et l’ignorance que l’on devine le côté dangereux de l’éducation réellement partiale. Ce fanatisme servant les projets des meneurs de foules, des dominateurs de peuples, des conquérants camouflés en pasteurs pacifiques, il est compréhensible qu’il fasse partie intégrante du système éducatif. Mais il est facile, en observant l’évolution de ces masses, de prévoir l’échec de toutes ces tentatives de transformations sociales, car quelle que soit la valeur initiale des réformes objectives extérieures, elles seront inévitablement, tournées, déformées, annihilées si elles n’ont pu parallèlement agir sur le déterminisme individuel. De vieilles mentalités, de vieilles méthodes dans un monde soi-disant nouveau, referont un monde vieux.

L’humanité tourne en rond depuis l’aurore de l’histoire. En imposant des connaissances cristallisées, se répétant indéfiniment, en s’opposant à toutes les innovations sociales, essais ou réalisations coopératives indépendantes, à base fédérative, l’humanité se prive du levain capable de la sortir de cette férocité qui risque de l’anéantir tout net plus ou moins prochainement. L’homme, cet animal qui pèse les astres, mesure la lumière, évalue les dimensions de son univers, observe et analyse l’infiniment petit, décomposé et recompose la matière, cet animal génial par certains côtés reste stupide en de nombreux points. Il gaspille substance et énergie si sottement qu’en pleine surabondance il manque soudainement de tout, et qu’au lieu d’exploiter les richesses de sa planète pour le plus grand bien-être de tous, il le fait avec l’intention de ruiner ses frères et de les massacrer. Voilà le résultat de l’éducation partiale, élevant l’enfant selon les principes conservateurs de la jungle, sans autres issues et perspectives que la continuation indéfinie de cette jungle. Et cela, bien entendu, à l’ombre des croissants, des crucifix, des drapeaux plus ou moins rouges ou noirs.

Je n’ai pas la naïveté de croire que les éducateurs fanatiques vont devenir spontanément des sages et que les petits enfants d’aujourd’hui seront prochainement les pionniers fraternels d’un monde nouveau. Je laisse cet optimisme aux réformateurs trépidants, aux prophètes de tous poils convaincus et convaincants. Nous avons vu ces prophètes hypnotisant des millions de malheureux et réussissant leur tour de force. Les uns ont mal fini ; les autres triomphent, triomphe à la Pyrrhus d’ailleurs, et pour l’homme de raison, il reste une chose évidente : rien n’est changé en réalité ; les masses peinent toujours, quelle que soit leur nationalité et, coordonnant soi-disant ces masses, toute une élite, se qualifiant telle, plus ou moins intellectuelle, plus ou moins hiérarchisée et hiérarchisante, s’offre un standard de vie largement supérieur à elles.

Je propose ici cet axiome social aux méditateurs éventuels et consciencieux : à travers le temps et l’espace, les élites dirigeantes ont toujours vécu aux dépens de la masse.

Et je ne vois pas que quelque part cela ait changé. L’art en cette matière consiste à bien maquiller cette exploitation et à lui donner une forme savante et philosophico-sociale. C’est pourquoi une bonne éducation, une bonne standardisation civique, voire militaire, est la base essentielle de son succès.

Donc une éducation impartiale ne changerait pas instantanément le monde pour la simple raison que son efficacité exigerait son application universelle ; et si elle l’était universellement, tous les éducateurs seraient des sages, et, ceux-ci étant des sages, l’humanité serait sage elle aussi, ce qui rendrait inutile cette étude. L’humanité étant — par l’influence de sa tradition — aussi folle que méchante, quelle peut bien être cette éducation impartiale et que peut-on en attendre ?

C’est ici que l’éthique de l’éducateur prend toute son importance. L’éducation impartiale doit être conçue pour l’épanouissement harmonieux de l’individu au quadruple point de vue suivant : physique, économique, intellectuel et moral. Je néglige volontairement le côté collectif, national et social pour les raisons que j’exposerai plus loin et qui d’ailleurs se démontreront d’elles-mêmes.

L’impartialité pourrait se définir ainsi : éviter d’engager l’individu dans un système quel qu’il soit, dont il n’a pas éprouvé tous les éléments rationnellement ou expérimentalement.

De cette définition il ressort que l’éducateur s’interdit toute affirmation dogmatique, tout exposé mystique, toute apologie doctrinaire, toute systématisation tendant à cristalliser la conscience individuelle autour d’immuables vérités. L’impartialité relève encore de cette autre qualité intellectuelle : le doute. Alors que les prophètes, les conquérants, les messies affirment posséder eux seuls la seule et unique vérité, oubliant, naïvement qu’ils sont eux-mêmes déterminés comme leurs frères en ignorance, constatation qui leur ôterait de leur superbe s’ils étaient plus conscients, l’éducateur impartial développera l’esprit critique évitant toute affirmation que ne peuvent justifier l’expérience et l’observation vécues.

Si nous analysons dans ses grandes lignes cette éducation, nous voyons que le développement physique cherchera surtout l’équilibre et la santé organique de l’individu par l’endurcissement, la résistance à la fatigue, l’accroissement de la souplesse et de l’agilité, la précision des gestes économisant les dépenses inutiles d’énergie par la réalisation de mouvements harmonieux et rythmés dans la marche, la course, la natation, les jeux, mouvements développant une musculature équilibrée et des organes proportionnés à ces efforts.

Il s’agira ici beaucoup moins de faire des champions que de faire croître les humains en force, en souplesse, en résistance, en parfaite santé. Cela n’a rien de commun avec les acrobaties spectaculaires, les pugilats sauvages et les entraînements paramilitaires.

La question économique paraît beaucoup plus complexe. Les fanatiques du social, toujours en quête de déformation de faits à leur profit et d’interprétation fantaisiste d’observations exactes se sont jetés astucieusement sur l’orientation professionnelle en vue surtout de leurs fins collectivistes. À les entendre, l’individu a des aptitudes nettement définies révélées par les tests ou autres moyens de contrôle et la meilleure utilisation de ses dons naturels s’effectuera par cette orientation à son avantage et à celui de la société. Ce point de vue, d’apparence raisonnable, a malheureusement contre lui cet argument solide qu’un test ne révèle que ce qu’on lui demande et pas davantage. C’est un peu comme un questionnaire par oui et par non. Or, l’être humain est une créature complexe, destiné par sa nature à une activité complexe, et non une pièce usinée à destination précise. Il n’y a pas de tests capables d’établir les aptitudes réelles et totales d’un individu, car ils sont établis par des humains en vue de certitudes limitées, beaucoup plus réduites que les possibilités mêmes des sujets examinés, possibilités intellectuelles et morales débordant toujours la mesure étroite d’un examen. Il en résulte une ignorance inévitable du comportement futur de ces sujets, car l’un d’eux peut parfaitement être doué pour une activité donnée et ne pas l’aimer, et se plaire par contre à l’exercice d’une faculté où il ne pourra pas briller. Nous avons tous, plus ou moins, notre violon d’Ingres et même plusieurs, qui nous séduisent et font de notre vie un spectacle qui nous réjouit et nous agrée.

Ces larges possibilités humaines nous montrent toutes les difficultés de l’orientation professionnelle, mais s’il est regrettable de voir des inaptes exercer des professions qui ne leur conviennent point, ou qu’ils sont incapables d’exercer, il est encore plus regrettable d’être classé et catalogué dans une activité que nous n’avons pas choisie et de ne pouvoir pratiquer la diversité qui nous conviendrait.

N’oublions pas ici tous les méfaits des déformations professionnelles et rappelons-nous que de nombreuses améliorations et inventions ont été réalisées par des non-professionnels, lesquels, peu embarrassés du bagage traditionnel et corporatif, peuvent souvent innover plus aisément que les vieux routiniers.

L’éducation économique impartiale pourrait s’effectuer en ne s’occupant que des possibilités individuelles et en développant des facultés techniques d’ordre général. Au lieu de classer les humains en intellectuels et manuels ou toutes autres qualifications arbitraires, on s’efforcera d’obtenir des humains complets et non des moitiés d’homme par l’exercice des qualités humaines par excellence qui sont dans le domaine manuel et sensoriel : l’habileté, la sensibilité, l’adresse, l’évaluation exacte, la précision et, dans le domaine intellectuel : la curiosité, l’observation, la compréhension, l’ingéniosité, l’invention, etc. L’enfant doit être fier de ses mains créatrices d’objets finis et soignés et de son cerveau les concevant ; il doit aimer, produire et créer, car il y a un créateur dans tout humain normal et il doit aimer cette vraie richesse pour le plaisir qu’il en retire personnellement et pour l’aisance et le bien-être que toute production et création utiles donnent à l’homme.

Cela sous-entend la diversité professionnelle et la pratique simultanée de plusieurs arts ou techniques, quitte au cours de la vie à se lancer dans une spécialisation plus étroite et plus profonde, si une tendance plus impérieuse oriente l’individu vers une activité l’absorbant plus particulièrement. Je laisse volontairement de côté la réalisation des formes sociales, politiques ou économiques. L’impartialité en ce cas consiste seulement à faire connaître toutes les phases de l’évolution économique des peuples depuis les plus lointains documents jusqu’à nos jours, sans interprétations tendancieuses, dogmatiques ou doctrinaires. Nous verrons en terminant les conséquences de cette neutralité.

L’impartialité intellectuelle se comprend d’elle-même. Le savoir acquis par l’espèce est à l’heure actuelle d’une importance telle, que l’on ne peut que donner à l’enfant des connaissances générales sur toutes les sciences soumises à l’expérience et à l’observation. Mais bien avant cet enseignement, il faudra développer l’outil merveilleux indispensable pour l’assimilation avantageuse de tout savoir, c’est-à-dire l’esprit critique et la logique, c’est à dire la raison. Cela comprend l’exercice de tout ce qui contribue à rendre l’esprit clairvoyant, compréhensif et lucide : discernement, appréciation, jugement, rapprochement, comparaison, analyse, synthèse, etc.

En opposition avec tous ceux qui estiment devoir préadapter l’enfant à toutes les crapuleries de la jungle sociale, en lui inoculant toutes ces crapuleries qui en font un être tortueux et amoral prolongeant indéfiniment cette jungle, je pense que la plus grande richesse, le plus grand bien, la plus grande joie pour l’homme doit être sa raison et sa conscience.

Ce n’est pas tellement l’industrie qui différencie l’homme de l’animal, car il y a des animaux très industrieux et parfaitement organisés ; ce ne sont pas davantage la nourriture, l’organisation sociale, la prévoyance, le chant, l’instinct belliqueux et conquérant, la force ni le courage. Ce qui donne toute sa valeur à notre espèce, c’est que sans se laisser absorber totalement par les besoins immédiats, elle ait fait de l’univers un spectacle et conçu sa vie comme la spectatrice de ce prodigieux spectacle. L’homme sachant le néant de tout n’accepte et ne justifie la vie, sa vie, que comme un spectacle conscient. Plus il sait, plus il comprend et plus il étend son domaine dans le temps et l’espace ; puis il accroît son pouvoir conscient et l’intensité de sa sensibilité, plus il vibre au spectacle immense de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, embrassant dans son imagination toutes les richesses de l’univers. C’est cela qui qualifie l’homme et c’est cela seulement qui justifie l’humanité.

La vie ne prend une valeur réelle que par la conscience qu’on en a. On peut parfaitement imaginer une humanité somnambule, vivant automatiquement, accomplissant la plupart de nos actes actuels sans conscience et ignorant sa propre existence. Une telle vie serait équivalente au néant.

Ici encore le but de l’impartialité n’est pas de créer l’homme pour le social, mais de créer l’homme pour l’homme, l’homme pour lui-même. Le jeune humain doit savoir ce que ses ancêtres ont découvert, inventé, pratiqué, réalisé, mais il doit également connaître les causes subjectives et objectives qui les ont déterminés, en bien ou en mal, dans leurs réussites ou leurs échecs. Car il y a un enseignement de haute importance à tirer de l’histoire, enseignement généralement faussé par les bourreurs de crânes, et que l’éducateur impartial se gardera bien de dégager lui-même, laissant ce soin à l’esprit critique de l’enfant.

Éthique de l’impartialité raisonnable

Enfin, le côté moral de cette éducation doit être l’éclosion des qualités psychiques nécessaires à la conservation et au plein fonctionnement de l’individu : énergie, fermeté, ténacité, courage, volonté, esprit de suite, esprit d’entreprise, assiduité, initiative, droiture, respect des conventions, des engagements et des contrats, loyauté, réalisation des décisions et projets, etc. Parallèlement devront être favorisés l’amitié, la tolérance, la patience, l’équité, la solidarité, le respect des opinions adverses et surtout la bonté, sans laquelle il n’y a pas de compréhension, de communion avec le monde vivant. On s’étonnera de ce souci moral dans une éducation impartiale, mais il n’a jamais été démontré que la création d’une brute parfaite était la condition nécessaire de l’impartialité et du développement conscient de l’individualité. Tous les éléments moraux désignés ci-dessus sont des éléments généraux n’engageant l’individu dans aucune voie déterminée à l’avance, mais le rendant apte à vivre tous les systèmes sociaux imaginables. Et c’est uniquement là que réside l’impartialité. Quant à la bonté elle me paraît être le complément indispensable de toute conscience, de toute compréhension. L’inanimé ignore l’inanimé, mais à mesure que l’animalité évolue vers l’état conscient, la sympathie se crée entre les êtres établissant ce lien merveilleux qui nous fait désirer l’harmonie et l’équilibre entre les vivants et surtout entre les hommes.

Sans bonté, sans humanité, sans sympathie, sans conscience, sans raison, l’homme est un animal prêt à écraser, à exploiter, à tuer son semblable. C’est l’insécurité pour l’individu. C’est le spectacle que nous donnent tous ces systèmes sociaux plus préoccupés de fausses réalisations pratiques — qui laissent d’ailleurs toujours les masses écrasées sous les besognes absorbantes — que de véritables améliorations morales dispensant à l’homme, durant sa courte vie, le maximum de jouissance qui justifierait sa raison d’être.

Le manque de bonté et d’humanité poussera toujours les humains à négliger le côté éthique et conscient de l’individu pour le soumettre à des disciplines inutiles à son bonheur, mais indispensables pour les entremises matérielles gigantesques, issues des cervelles conquérantes des pétrisseurs de foules.

Les peuples besogneux ont couvert la terre d’ouvrages stupéfiants : muraille chinoise, murs cyclopéens, temples mexicains, pyramides égyptiennes, ruines, de toutes sortes de cités prodigieuses, Babylones gigantesques, édifices colossaux, tours, aqueducs, viaducs, routes, etc., etc. Ils continuent ce travail forcené, gaspillant les ressources de leur planète dans la poursuite d’on ne sait quel bût inaccessible ou quel rêve fuyant, les yeux fixés sur ces terres promises qu’ils ne connaîtront jamais.

Il y a quelque amertume à constater qu’il y a vingt-cinq siècles, un petit peuple privé de notre confort, d’électricité, d’usines, de moteurs, de chemins de fer, d’avions, a tout de même enfanté un art et une philosophie qui nous guident encore actuellement et que l’on n’a point dépassés.

Et l’on arrive à ce paradoxe, pourtant réel, que plus l’homme cherche le bonheur dans les réalisations matérielles en délaissant l’éthique et moins il y parvient ; et, contradictoirement, plus il le cherche dans l’éthique plus il améliore son sort matériel. Car l’amélioration matérielle dépend essentiellement de la limitation volontaire de nos besoins proportionnés à notre possibilité productive. Ce qui reste un problème éthique et individuel. Tandis que les besognes collectives entreprises, sans soucis des individus, par une machine étatiste prodigieusement coûteuse et inhumaine, asservit l’homme dans un labeur forcené.

L’éducation impartiale rapidement esquissée ici, conduirait en quelques siècles à une transformation profonde des civilisations actuelles. C’est en laissant intacts les sens improvisateur et innovateur, le besoin créateur des humains, que ceux-ci seront capables de fonder d’autres civilisations plus morales et plus humaines. Ce n’est pas en endoctrinant l’homme dans des systèmes conçus par de vieux humains que les jeunes de l’avenir feront du nouveau. La vérité sociale, ils la trouveront selon leurs conceptions futures. Cette œuvre d’art c’est eux qui la construiront, nous ne pouvons que leur donner les outils et développer leur habileté.

N’oublions pas que les transformations et améliorations sociales profondes ne sont pas le fait d’actes volontaires, arbitraires et soudains de dirigeants philanthropes, mais bien la conquête inconsciente, progressive et réelle de tous les esprits dynamiques d’un peuple par des principes nouveaux, modifiant les concepts sociaux, créant une éthique nouvelle rendant acceptable, possible et réalisable ce qui eût été autrefois considéré comme une hérésie, une stupidité, une folie ou une monstruosité.

Et tandis que l’éducation partiale aboutit à la perpétuation des vieux systèmes en dépit des tentatives extérieures de transformation, précisément parce qu’elle néglige la conscience individuelle, l’éducation impartiale réaliserait, avec le temps ne l’oublions pas, et si étrange que cela paraisse, cette floraison harmonieuse de cités libres et indépendantes construites volontairement par le génie multiple et créateur des fondateurs de mondes nouveaux.

Ixigrec

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