E. Armand, “Les « besoins factices », les stimulants et les individualistes” (1916)

les « besoins factices », les stimulant et les Individualistes

It is will which distinguishes the evolution of man from the evolution of the brute. The brute is modified by its environment. Man modifies its environment. Man develops by the exercise of choice as to conduct. He selects what is best for him, as he sees it.

William Marion REEDY.

[C’est la volonté que distingue l’évolution de l’homme de celle de la brute. La brute est modifiée par son environnement. L’homme modifie son environnement. L’homme se développe par l’exercice du discernement dans sa conduite. Il sélectionne ce qu’il y de mieux, selon qu’il le perçoit.]

C’est du milieu du siècle dernier que datent les campagnes sérieuses entreprises contre l’alcoolisme et la pornographie. C’est dans les pays anglo-saxons qu’elles prirent naissance, puis elles firent souche, non sans peine, chez les nations dites « latines » où elles rencontrèrent de la difficulté à se poursuivre, sans doute à cause les circonstances climatériques. Or, par ces temps d’antialcoolisme aigu, il est intéressant des demander quelle est l’attitude réellement individualiste à l’égard des campagnes menées, non seulement contre l’alcoolisme et la pornographie, mais encore à l’égard de tout mouvement dirigé contre ce qu’on à coutume d’appeler les « vices » des hommes.

Qu’il s’agisse des « vertus » ou des « vices » l’attitude individualiste reste dictée par le principe de « l’égale liberté », c’est-à-dire la possibilité pour chacun de conquérir, sans autre limite que la liberté d’autre, la plus grande somme de jouissance appréciables.

Il n’est de « vertus » ni de « vices ». Il y a des émotions, dés sensations, des assimilations utiles, agréables, plaisantes, joyeuses, etc., les unes et les autres étant dé nature à développer plus intensément l’allégresse de la vie, la volupté individuelle de vivre. Il y a des émotions, des sensations, des, assimilations nuisibles, désagréables, déplaisantes, douloureuses, etc., qui sont au contraire de nature à inspirer le dégoût de la vie, la répugnance à l’effort de vivre.

N’attendant rien d’une vie au-delà de la tombe, ne considérant l’immoralités de l’être que comme une hypothèse invérifiable, les Individualistes placent leur Paradis et leur Bonheur sur la planète, lieu de leur naissance et de leur fin. Ils fuiront donc le nuisible, le désagréable, le déplaisant, le douloureux, etc., pour rechercher exclusivement et en toutes circonstances, à leurs risques et périls, l’utile, l’agréable, le plaisant, le joyeux, etc., à deux conditions cependant (pour les anarchistes-individualistes, s’entend): de ne point violenter ni exploiter autrui au cours de cette recherche ; et, la jouissance expérimentée, de se retrouver en parfait équilibre psychologique et physiologique. Et cette recherche aura lieu dans la mesure où ils en auront conscience, c’est-à-dire éprouvent, ressentent, ou encore possèdent la faculté d’analyse, de dosage, de comparaison, et, en d’autres termes dans la mesure où la recherche de la volupté de vivre ne les diminuera pas personnellement au mental comme au physique.

II

Il y a loin de ce point de vue à la division des manifestations humaines en « vertus » où en « vices », qualifications qui répondent le plus souvent à des conventions arbitraires destinées à faire le jeu des dirigeants et des dominants. Ceux-ci, pour régner et asseoir leur suprématie dans le domaine de l’éthique, de l’intellect ou de la politique, ont grand intérêt à ce que soient considérés comme des « vi es » l’assouvissement des instincts les plus naturels et comme des « vertus » le renoncement à la satisfaction de ces mêmes instincts. La plupart des institutions gouvernementales sont basées en effet sur lu restriction des besoins plus élémentaires et des aspirations les plus normales. Que cette restriction disparaisse et il ne restera pas grand’chose de ces institutions.

Les Individualistes donc, pour décider si tel geste de consommation — pour nous en tenir là — leur est nuisible, etc., ne s’en rapporteront ni à la morale sociale, ni à des théories aprioritiques ; ils décideront, chacun pour soi, selon leur expérience, ou leur capacité d’assimilation, ou encore leur degré de résistance individuelle. Il s’agit pour eux d’une question de tempérament, non d’une question de règlement. D’où il découle clairement que tel besoin qui est pour celui-ci « factice » peut être pour celui-là « légitime ».

Les campagnes menées on vue d’obliger l’individu à s’abstenir de tel soi-disant « vice » n’intéressent pas plus les Individualistes que les propagandes qui visent à amener, par suggestion, les individus à renoncer à telle « passion ». Les individualistes veulent la vie passionnée, ardent, surabondante en expériences dé toutes sortes, dionysiaque ; ils ne la veulent pas rétrécie, étriquée, mesquine, piètre. Ils veulent l’ivresse, non point la tristesse de la vie. Îls veulent s’user, non point se rouiller. Ils ne pas plus être des « chastes » ou des « abstinents » — c’est-à-dire des apeurés de la vie qui redoutent l’expérience ou l’aventure — que des « débauchés » ou des « ivrognes » — c’est-à-dire des déséquilibrés impuissants à apprécier l’expérience ou à hasarder l’aventure. S’assujettir à l’abstinence ou être le serf de la débauche sont des gestes anti-anarchistes par excellence, puisque c’est, dans les deux cas, se conduire en esclave.

III

On n’a pas résolu le problème de l’éducation individuelle en amenant quelqu’un à s’abstenir du jus fermenté de la vigne ou d’alimentation carnée (abstention des plus utiles, je le reconnais sans peine, lorsqu’il s’agit d’un régime de malades où d’anormaux). On a fait au contraire un grand pas vers sa solution en exerçant l’être individuel à éduquer sa volonté, à discerner entre ce qui est us et ce qui est abus dans la consommation des produits de la nature, entre ce qui est capable et ce qui est incapable de rendre plus parfaite, donc plus appréciable, sa jouissance de vivre. Qui donc mènera car non pour l’abstention, mais pour l’éducation de la volonté de nation individuelle ?

L’abstention —soit sous l’aspect contrainte, soit sous l’aspect suggestion — ressort de la coercitive. « Tu dois t’abstenir parce que c’est la loi » ou « tu dois t’abstenir parce que suggestionné grâce à des statistiques ou à des démonstrations lesquelles, s’étayant sur des consommations abusives de certains produits de la nature, font fi des facultés d’adaptation individuelle » — cela revient au même. Individualistes, nous voulons que dans le domaine de l’activité cérébrale, comme dans celui du travail musculaire, l’être individuel, décide non d’après des dogmes scientifiques où des formules-types, mais — sa volonté éduquée — selon son tempérament, ses aptitudes, ses goûts, ses aspirations, en un mot, nous voulons que, le pour et le contre entendus et pesés, il détermine par et pour lui-même ses besoins.

IV

Ce qui vient d’être exposé relativement aux « besoins factices » s’applique également aux « stimulants ». De temps immémorial on a saturé d’engrais les terres dont la qualité arable laissait à suralimente le cheval qui doit fournir une plus longue course qu’à l’ordinaire ; et n’importe quel mécanicien sait que pour augmenter le rendement d’une machine à vapour, Il suffit de jeter un combustible plus abondant dans la chaudière.

Un laboureur soigneux ne s’abstiendra pas de fumer ou d’engraisser sa terre, il prendra garde de ne pas l’épuiser. Le propriétaire du cheval ne renoncera pas à l’excitant de la suralimentation, il veillera à ce que sa bête n’en ressente pas de dommages ; le mécanicien n’épargnera pas le charbon, mais il sait dans quelles limites la machine dont il a la charge peut être surmenée.

Il en est de même lorsque pour manifester une activité plus vive, plus intense, l’organisme humain, dans son ensemble ou dans certaines de ses fonctions, exige d’être stimulé. Il ne s’agit pas de renoncer peureusement aux stimulants, de s’en abstenir craintivement. Pour les individualistes, la question réside tout entière dans les considérations suivantes :

Est-ce parce qu’il s’y est déterminé et non parce qu’il y est contraint, que l’intéressé fait usage du stimulant ?

Est-ce que le stimulant adopté cadre avec sa capacité d’assimilation, son goût, le but de jouissance qu’u poursuit ?

Est-ce que l’emploi du stimulant choisi n absorbe pas, ne régente pas, ne maitrise pas l’activité vitale de l’intéressé ; est-ce qu’il m’abolit pas sa puissance de discernement individuelle ?

Telles seront les préoccupations des Individualistes chaque fois qu’ils se trouvèrent en face du problème des stimulants ou des excitants.

Quant à leur abstention, considérée comme méthode et non point comme moyen thérapeutique, elle nous apparaitra, toujours, à nous individualistes, comme de nature à restreindre en l’être individuel l’usage de ses facultés de volition, de choix ; comme de nature à restreindre l’intensité de sa vie, donc comme « un régime d’esclaves ».

E. Armand.

  • E. Armand, “Les « besoins factices », les stimulants et les individualistes,” Par-delà la Mêlée 1 no. 20 (début Décembre 1916): 1-2.

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