André Colomer, “Reflections on Nietzsche and Anarchy” (1922)

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Réflexions sur Nietzsche et l’Anarchie

Tant de jeunes gens ont lu Nietzsche de 1890 à 1914 — ceux-là qui ont été mourir pour la patrie et ceux-ci encore qui ont présidé aux nationaux massacres et ceux-ci même qui profitent de ces carnages !

Pourquoi Nietzsche a-t-il eu tant de mauvais disciples — tant de disciples — tant de Nietzschéens qui ont recréé en son nom tout ce que ce que Nietzsche lui-même avait détruit ? Des patriotes nietzschéens, des grands bourgeois nietzschéens, des mercantis nietzschéens, des moralistes nietzschéens…

Je relis Nietzsche. Certes il est encore loin de moi, mais il m’est cent millions de lieues plus proche que de tous ces « disciples » qui le vantent.

Alors ?

Eh ! bien exactement comme pour Han Ryner mais en sens inverse.

Nietzsche, comme Han Ryner, a parlé une vieille langue — et ainsi il a encore eu l’air de parler pour les hommes de son temps. Pas plus que Ryner, Nietzsche n’a créé sa langue. L’un et l’autre se sont dits en termes de commune humanité — et cependant je crois que l’un et l’autre sont d’exclusifs uniques, d’incomparables personnalités.

Nietzsche s’est exprimé en termes de commune force, comme Han Ryner l’a fait en termes de commun droit.

Pour chanter sa volonté, sa puissance, Nietzsche a touché les cordes de la vieille volonté, de l’antique puissance — celle de l’espèce — comme Ryner, pour chanter son esprit, son harmonie idéaliste, n’a pas su éviter les orgues du Saint-Esprit, l’ancien plain chant de l’idéalisme humanitaire, la voix de Dieu.

Et cependant le guerrier Nietzsche n’a rien de commun avec les guerriers nationaux de même que le pacifique Han Ryner ne peut se confondre avec les internationaux pacifistes du temps de paix. Mais ceux-ci et ceux-là peuvent revendiquer la paternité de celui-ci et de celui-là — parce que l’un et l’autre ont parlé aux uns et aux autres avec des mots qui ne les reniaient pas, avec des musiques qui pouvaient encore les entraîner.

Nietzsche et Han Ryner vont plus loin que leurs réalisations — mais il leur faut celui qui les pousse jusqu’en ce plus loin, celui qui leur coupe les vieilles cordes dont ils se retiennent chacun à leurs ports — leurs ports d’attache. Et alors, en leurs compagnies, quels voyages — ô Psychodore, ô Zarathoustra !

* * * *

Nietzsche est un précurseur de l’Individualisme ; ce n’est pas un individualiste, ce n’est même pas un dyonisien : c’est un bacchique. Ainsi s’expliquent, plus apparemment encore que les oublis de Nietzsche, les méconnaissances du Nietzschéen.

Voici l’essentiel de ce que le Nietzchéen ne comprend pas : Une possession n’est qu’à condition d’être ma possession, telle que je la veux et quand je la sens dans l’harmonie de mon moi. Le bien que je conquiers, moi-même, pour moi-même, est mon bien. Mais le bien que je conquiers comme soldat, pour la patrie, non seulement ne m’est plus un bien, une possession, mais encore me rend plus esclave, car ce bien me fait plus sentir, moi qui l’ai conquis, ma soumission, moi qui m’en laisse dépouiller par la Patrie.

Et il en est ainsi pour l’amour du danger, le plaisir de se battre… Ce sont des jouissances bacchiques — des ivresses, si je ne les éprouve pas pour la plénitude de mon être, comme un stimulant nécessaire au libre jeu de toutes mes facultés. Si je ne les surmonte pas pour les faire servir mon sens créateur dans la vie, ces ivresses m’entraînent hors de mon harmonie individuelle. Elles tendent à ma destruction.

Le sentiment de puissance tel que le conçoit Nietzsche va fatalement vers un sentiment d’impuissance. En dominant, Nietzsche fait de la domination une fin : Il prétend à un règne. Il entend être le souverain par rapport à des sujets. Il se met à la merci du règne. Il lui faut compter avec les sujets.

Si j’exerce ma domination — moi qui prétends ne connaître et n’exercer d’autre puissance qu’en moi-même — c’est pour atteindre à la possession de moi-même, à la maîtrise de moi-même. Je ne domine que pour ma création. Ma fin, c’est ma faim comblée. Ma fin. c’est le chant de ma jouissance, et je ne me réjouis de vivre, que dans l’accord de toutes mes possibilités : idées et actes, sensations et imaginations, perceptions présentes et hypothèses sur mon avenir…

Mon harmonie, voilà les conditions de ma puissance. Personne ne peut m’en déposséder. Ce que je cherche à dominer c’est tout ce qui tente d’échapper à mon art, tout ce qui ne s’harmonise pas à ma musique, tout ce qui ne répond pas à l’élan de mon amour. Je domine pour rendre mien. En dominant je prends, je serre contre mon cœur. Ce qui se donne à moi, je le prends tout entier en le respectant. Ce qui se refuse à moi, je le brise. Vers moi, je presse tout le Monde à le broyer, j’étreins. Je domine pour me dominer.

Le Nietzschéen, au contraire, domine pour dominer. Il y a une théorie de l’Art pour l’Art qui ne conçoit pas la création artistique comme un plaisir individuel de l’artiste, fleur d’une vie, don de l’individu à lui-même, mais comme une des anonymes expressions de la fonction esthétique. « L’Art est une fin à lui-même. » Pour Nietzsche, de la même façon, c’est la Puissance qui devient la suprême fin. Sa théorie est celle de « la puissance pour la puissance ». Qu’importent les formes de la domination et qu’en importent les conséquences, aussi bien pour celui qui domine que pour ceux qui sont dominés. Il s’agit avant tout de dominer. La Domination finit par devenir son idéal, sa religion, sa manie. Il s’y donne, il s’y sacrifie, il s’y perd, il s’y détruit. C’est pour la domination qu’il domine : et en cela le Nietzschéen ne semble pas plus individualiste que le croyant qui se soumet pour se soumettre, suivant l’idéal chrétien d’universelle soumission.

* * * *

Dominer pour dominer ne te rend pas plus le maître de ta vie que de faire de l’art pour l’art ne peut faire de toi le créateur de ton art. Ici tu « fais de l’art », tu ne crées pas. Là tu ne domines pas, tu commandes.

Mon individualisme — et c’est-à-dire mon égoïsme harmonieux — ne s’accommode pas plus du commandement que de l’obéissance. Si je ne veux pas commander c’est par amour de moi, de la même façon que je ne veux pas obéir. Il me paraît aussi désagréable, aussi répugnant de voir obéir que d’obéir moi-même. C’est pourquoi je ne commande pas : afin de ne pas provoquer à mes yeux un spectacle qui me dégoûte.

Mon sentiment de puissance, je l’éprouve le plus entièrement, le plus intensément, le plus harmonieusement, quand je suis dans l’état d’Anarchie, c’est-à-dire sans commander ni obéir.

Commander signifie : donner un ordre. Celui qui commande (fût-ce à une seule personne) établit un ordre social. En commandant, il pose Iles fondements d’un gouvernement.

Ne voulant d’aucune autorité sociale, je me garderai, tout le premier, d’exiger de quiconque la reconnaissance d’un ordre. Pour ne pas subir le commandement d’autrui, je commence par ne pas ordonner moi-même. Car l’exercice de l’autorité justifie chez l’esclave le désir de commander au maître, provoque sa volonté d’être maître et finit, un jour ou l’autre, par faire de l’esclave le maître.

Pour ne pas risquer une obéissance méritée je me refuse à tout commandement.

Quand il me faut quelque chose et qu’on me le nie, je ne dis à personne d’exécuter ma volonté ; je l’exécute moi-même — par exemple je peux tuer — j’exécute, mais je n’ordonne pas d’exécuter.

En exécutant je ne mets pas en acte une règle, je n’impose pas une, loi : j’accomplis un acte — mon acte.

En exécutant je reste anarchiste.

En tuant je ne commande pas de mourir et personne ne me commande de tuer. Il peut m’arriver d’être forcé de tuer afin de rester anarchiste. Ce que je tue, c’est ce qui participe de l’archie qui veut me détruire. Je tue pour me sauver. Je tue ce qui me barre le chemin de ma vie, ce qui me cache le soleil. Je ne tue pas pour le plaisir de tuer, mais pour le plaisir de vivre.

* * * *

En donnant (en imposant) une loi à d’autres hommes, je me lie, je m’immobilise, je nie mon individualité mouvementée — tout autant qu’en acceptant (en subissant) la loi d’autrui.

Le maître doit compter sur l’obéissance de ses sujets, comme l’esclave doit compter sur l’autorité de son maître. Le maître est à la merci de son esclave comme l’esclave est à la merci de son maître. Ils sont liés l’un à l’autre. Encore l’esclave peut-il renier son maître, car ce n’est pas lui qui a choisi la loi qu’il subit ; mais le maître, créateur de la loi qui régit les esclaves ne peut pas renier son esclave.

Le maître subit la société des esclaves. Le maître vit d esclavage bien plus que l’esclave lui-même.

Anarchiste je me révolte contre la société des esclaves et contre la société des maîtres. Par individualisme je suis anarchiste. Par anarchie je suis révolutionnaire. Nietzsche qui ne voyait dans les individus que « les promoteurs de la colonisation intellectuelle et de la formation nouvelle des liens de l’État et de la Société » se gardait bien de prévoir le renversement du principe d’autorité, l’abolition du régime d’exploitation. Le succès d’une révolution l’eût peut-être séduit, mais, en s’intéressant à ceux qui revendiquaient encore il eût trop craint de faire preuve de faiblesse d’âme.

Hypnotisé par le seul génie de la force, Nietzsche, que tant d’anarchistes lurent et aimèrent, n’entrevit pas la puissance créatrice de l’idée anarchiste. Et n’était-il pas bien plus près des dictateurs du prolétariat que de nous, libertaires, celui qui écrivait ces lignes : « … Nous nous comptons nous-mêmes parmi les conquérants, nous réfléchissons à la nécessité d’un ordre nouveau, et aussi d’un nouvel esclavage — car pour tout renforcement, pour toute élévation du type « homme » il faut une nouvelle espèce d’asservissement [1] » ?

Le Nietzschéen Kibaltchiche au service du gouvernement de Moscou…, voilà la « morale en action » du Nietzschéisme.

André Colomer.


[1] Nietzsche : Le Gai Savoir, page 375.

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Reflections on Nietzsche and Anarchy

So many young people have read Nietzsche between 1890 and 1914 — those who have died for the homeland and those who have presided over the national massacres and even those who profited from these carnages!

Why has Nietzsche had so many bad disciples — so many disciples — so many Nietzscheans who have recreated in his name everything that Nietzsche himself had destroyed? Nietzschean patriots, big bourgeois Nietzschean, Nietzschean merchants, Nietzschean moralists…

I reread Nietzsche. Certainly, he is still far from me, but he is a hundred million leagues closer than all those “disciples” who boast of him.

So?

Eh! precisely as with Han Ryner, but in the opposite sense.

Nietzsche, like Han Ryner, has spoken an old language — and so he still has the air of speaking for the men of his time. Neither Ryner nor Nietzsche has created his language. Both have expressed themselves in terms of common humanity — and yet I believe that both are exclusive uniques, incomparable personalities.

Nietzsche has expressed himself in terms of common force, as Han Ryner has done it in terms of common right.

To sing his will, his power, Nietzsche has touched the string of the old will, of the ancient power — that of the species — as Ryner, in order to sing his spirit, his idealistic harmony, has not been able to avoid the organs of the Holy Spirit, the ancient plainchant of humanitarian idealism, the voice of God.

And yet the warrior Nietzsche has nothing in common with the national warriors, just as the peaceful Han Ryner cannot be confused with the international pacifists of peacetime. But both can claim the paternity of one or the other — because both have spoken to their respective precursors with words that they do not disown, with music that could still carry them away.

Nietzsche et Han Ryner point beyond their actual achievements — but they require something that would push them to the farthest point, someone to cut the old cords that still moor each in their ports — home ports. And then, in their company, what voyages — Oh, Psychodorus! Oh, Zarathustra !

* * * *

Nietzsche is a precursor of Individualism; he is not an individualist, nor even a Dionysian: he is a bacchanalian. This explains, even more clearly than Nietzsche’s lapses, the misreadings of the Nietzscheans.

Here is the essential thing that the Nietzchean does not understand: A possession only exists on the condition of being my possession, as I want it and when I feel it in the harmony of my self. The good that I conquer, myself, for myself, is my good. But the good that I conquer as a soldier, for the homeland, is not only no longer a good, a possession for me, but also makes me feel more of a slave, for this good makes me feel more deeply—I, who have conquered it—my submission—I who let it be stripped from me by the Homeland.

And so it is for the love of danger, the pleasure of fighting… These are bacchanalian enjoyments—intoxications, if I do not feel them in the fullness of my being, as a stimulant necessary to the free play of all my faculties. If I do not master them in order to make them serve my creative sense in life, these intoxications carry me outside of my individual harmony. They tend toward my destruction.

As Nietzsche conceives it, the feeling of power tends inevitably toward a feeling of powerlessness. In dominating, Nietzsche makes domination an end: He sets his sights on a kingdom. He means to be the sovereign in relation to some subjects. He puts himself at the mercy of the kingdom. He must reckon with the subjects.

If I exercise my domination — I who claim to recognize and exercise no power but that within myself — it is in order to attain the possession of myself, the mastery of myself. I only dominate in the service of my creation. My aim is my the satisfaction of my hunger. My end is the song of my enjoyment, and I take delight in living only in the agreement of all my possibilities: idea and acts, sensations and imaginations, present perceptions and hypotheses regarding my future…

My harmony is the condition of my power. No one can strip it from me. What I seek to dominate is everything that tends to escape my art, everything that does not harmonize with my music, everything that does not respond to the surge of my love. I dominate in order to make mine. In dominating I take, I clasp to my heart. That which is given to me, I take entirely, respecting it. That which is refused to me, I break. Toward myself, I press the whole world—to crush it,—I clutch. I dominate in order to dominate myself.

The Nietzschean, on the contrary, dominates for the sake of dominating. There is a theory of art for art’s sake that does not conceive of artistic creation as an individual pleasure of the artist, the flower of a life, the gift of the individual to themselves, but as one of the anonymous expressions of the aesthetic function. “Art is an end in itself.” For Nietzsche, in the same manner, it is power that becomes the supreme end. His theory is that of “power for its own sake.” What do the forms of domination and their consequences matter, for those who dominate as well as for those who are dominated? It is above all a question of dominating. Domination becomes, in the end, his ideal, his religion, his mania. He gives himself to it, sacrifices himself, loses himself, destroys himself. It is for domination that he dominates: and in this the Nietzschean seems no more an individualist than the believer who submits for the sake of submission, according to the Christian ideal of universal submission.

* * * *

To dominate simply for the sake of it does not make you any more the master of your life than making art for its own sake makes you the creator of your art. Here you do “do art,” but you create nothing. There you do not dominate, but command.

My individualism—and that is to say my harmonious egoism—does not accommodate itself to command any more than it does to obedience. If I do not want to command, it is from love of myself, in the same way that I do not wish to obey. It appears to me as disagreeable, as repugnant to see obedience as to be obedient myself. That is why I do not command: in order not to bring into my vision a spectacle that disgusts me.

My feeling of power, I feel it most completely, most intensely, most harmoniously, when I am in the state of Anarchy, that is to say without command or obedience.

To command means to give an order. The one who commands (even to a single person) establishes a social order. By commanding, they lay the foundations of government.

Not desiring any social authority, I would refrain, first of all, from demanding of anyone the recognition of an order. In order not to submit to the command of others, I begin by not ordering myself. For the exercise of authority justifies in the slave the desire to commander to master, arouses his will to be master and ends, sooner or later, by making a master of the slave.

In order not to risk even an earned obedience I refuse myself every command.

When I require something and it is denied to me, I do not ask anyone to execute my will; I execute it myself — for example, I can kill — I execute, but I do not order execution.

In executing, I do not enact a rule, I do not impose a law: I accomplish an act—my act.

In executing, I remain anarchist.

In killing, I do not command anyone to die and no one commands me to kill. I could be forced to kill in order to remain anarchist. What I kill is that which contributes to the archy that wants to destroy me. I kill in order to save myself. I kill that which blocks the road of my life, that which hides the sun from me. I do not kill for the pleasure of killing, but for the pleasure of living.

* * * *

By giving (by imposing) a law to other men, I bind myself, I immobilize myself, I deny my turbulent individuality—just as much as by accepting (submitting to) the law of others.

The master must count on the obedience of his subjects, as the slave must count on the authority of his master. The master is at the mercy of his slave, just as the slave is at the mercy of his master. They are bound to one another. Still the slave can renounce his master, for it is not he who has chosen the law to which he is subject; but the master, creator of the law that rules the slaves, cannot renounce his slave.

The master is subject to the society of the slaves. The master lives on slavery much more than the slave himself.

As an anarchist, I rebel against the society of slaves and against the society of masters. Through individualism I am anarchist. Through anarchy I am revolutionary. Nietzsche, who only saw in individuals “the promoters of intellectual colonization and of the new formation of the links of State and Society,” held well back from forecasting the overthrow of the principle of authority, the abolition of the regime of exploitation. The success of a revolution would perhaps have seduced him, but he would have been too afraid of demonstrating weakness of soul by concerning himself with those who still make demands.

Hypnotized by the lone genius of force, Nietzsche, whom so many anarchists would read and love, would not glimpse the creative power of the anarchist idea. And wasn’t he much closer to the dictators of the proletariat than us, libertarians, the one who wrote these lines: “…We count ourselves among the conquerors, we reflect on the necessity of a new order, and also of a new slavery — as for every strengthening, for every elevation of the type “man,” there must be a new variety of enslavement [1] » ?

The Nietzschean Kibaltchiche in the service of the government of Moscow…, that is the “morals in action” of Nietzscheanism.

André Colomer.


[1] Nietzsche: The Gay Science.

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