Proudhon, “LVIII. — System of public reason, or social system” (Justice)

LVIII. — Système de la raison publique, ou système social.

Que de fois ne me suis-je pas entendu adresser ce compliment que la critique jalouse se hâterait, pour l’honneur du siècle, de retirer, si elle en comprenait la portée : Vous êtes un admirable destructeur; mais vous ne construisez rien. Vous jetez les gens à la rue, et vous ne leur offrez pas le moindre abri. Que mettez-vous à la place de la religion? Que mettez-vous à la place du gouvernement? Que mettez-vous à la place de la propriété? On me dit à présent: Que mettez-vous à la place de cette raison individuelle, dont, pour le besoin de votre cause, vous êtes réduit à nier la suffisance?

Rien, mon bonhomme; car j’entends ne supprimer rien de ce dont j’ai fait si résolûment la critique. Je ne me flatte que de deux choses : c’est, en premier lieu, de vous apprendre à mettre chaque chose à sa place, après l’avoir expurgée de l’absolu et balancée avec les autres choses; ensuite, de vous montrer que les choses que vous connaissez, et que vous avez tant de peur de perdre, ne sont pas les seules qui existent, et qu’il en est de plus considérables encore dont vous avez à tenir compte. De ce nombre est la raison collective.

On demande le vrai système, le système naturel, rationnel, légitime, de la société, puisque aucun de ceux qui ont été essayés ne résiste à l’action secrète qui le désorganise. Ça été la préoccupation constante des philosophes socialistes, depuis le mythologique Minos jusqu’au directeur des Icariens. Comme on n’avait aucune idée positive ni de la Justice, ni de l’ordre économique, ni de la dynamique sociale, ni des conditions de la certitude philosophique, on s’est fait une idée monstrueuse de l’être social: ou l’a comparé à un grand organisme, crée selon une formule de hiérarchie qui, antérieurement à la Justice, constituait sa loi propre et la condition même de son existence; c’était comme un animal d’une espèce mystérieuse, mais qui, à l’instar de tous les animaux connus, devait avoir une tête, un cœur, des nerfs, des dents, des pieds, etc. De cette chimère d’organisme, que tous se sont évertués à-découvrir, on déduisait ensuite la Justice, c’est à dire qu’on faisait sortir la morale d’une physiologie, ou, comme on dit aujourd’hui, le droit du devoir, de sorte que la Justice se trouvait toujours placée hors de la conscience, la liberté soumise au fatalisme, et l’humanité déchue.

J’ai refuté d’avance toutes ces imaginations, en exposant les faits et les principes qui les écartent à jamais.

En ce qui touche la substantialité et l’organisation de l’être social, j’ai montré la première dans ce surcroît de puissance effective qui est propre au groupe, et qui excède la somme des forces individuelles qui le composent; j’ai donné la loi de la seconde, en faisant voir qu’elle se réduit àune suite de pondération des forces, des services et des produits, ce qui fait du système social une équation générale, une balance. En tant qu’organisme, la société, l’être moral par excellence, diffère essentiellement des êtres vivants, en qui la subordination des organes est la loi même de l’existence. C’est pourquoi la société répugne à tonte idée de hiérarchie, ainsi que le fait entendre la formule : Tous les hommes sont égaux en dignité par la nature et doivent devenir équivalents de conditions par le travail et la Justice.

Or, telle est l’organisation d’un être, telle sera sa raison: c’est pourquoi, tandis que la raison de l’individu affecte la forme d’une genèse, comme on peut le voir par toutes les théogonies, les gnoses, les constitutions politiques, la syllogistique; la raison collective se réduit, comme l’algèbre, par l’élimination de l’absolu, à une série de résolutions et d’équations, ce qui revient à dire qu’il n’y a véritablement pas, pour la société, de système.

Ce n’est pas un système en effet, dans le sens qu’on attache ordinairement à ce mot, qu’un ordre dans lequel tous les rapports sont des rapports d’égalité; où il n’existe ni primauté, ni obédience, ni centre de gravité ou de direction; où la seule loi est que tout se soumette à la Justice, c’est à dire à l’équilibre.

Les mathématiques forment-elles un système? Il ne tombe dans l’esprit de personne de le dire. Si dans un traité de mathématiques quelque trace de systématisation se décèle, elle est du fait de l’auteur; elle ne vient point de la science même. Il en est ainsi dans la raison sociale.

Deux hommes se rencontrent, reconnaissent leur dignité, constatent le surcroît de bénéfice qui résulterait pour tous deux du concert de leurs industries, et se garantissent en conséquence l’égalité, ce qui revient à dire, l’économie. Voilà tout le système social : une équation, et par suite une puissance de collectivité.

Deux familles, deux cités, deux provinces, contractent sur le même pied : il n’y a toujours que ces deux choses, une équation et une puissance de collectivité. Il impliquerait contradiction, violation de la Justice, qu’il y eût autre chose.

C’est pour cela que toute institution, tout décret qui ne relève pas exclusivement de la Justice et de l’égalité, succombe bientôt aux attaques de la critique, aux incursions du libre examen. Car, de même que dans la nature toute existence peut être récusée au nom de la dignité et de la liberté, de même dans la société tout établissement peut être récusé au nom de la Justice ; il n’y a que la Justice qui ne puisse être récusée au nom de rien. La Justice est inamovible, immodifiable, éternelle; tout le reste est transitoire.

Et voilà comment les religions, les constitutions politiques, les utopies de toute espèce imaginées pour la conciliation de l’intérêt individuel et de l’intérêt collectif, mais ayant toutes la prétention de partir de plus haut que la Justice, de faire plus ou mieux que la Justice, de se servir de la Justice au lieu de la servir elle-même, ont fini par être trouvées toutes contraires à la Justice, et, au nom de la Justice, éliminées. Ce sont des créations de l’absolutisme individuel, déguisées sous le masque de la Divinité.

Et il en sera de même aussi longtemps que la pensée de l’absolu restera prépondérante dans le gouvernement des sociétés. Il n’est combinaison de la force et de la ruse, de la superstition et du machiavélisme, de l’aristocratie et de la misère, qui puisse avoir définitivement raison de la Justice. Et si cette Justice est armée de la critique, si vous lui donnez pour appariteur la discussion quotidienne, universelle, des institutions et des idées, des jugements et des actes, la conspiration ne saurait tenir un instant. Au grand jour de la controverse, les monstres que le scepticisme et la tyrannie enfantent seront forcés de fuir et de cacher sous terre leurs faces ridicules.

Autre est donc la raison individuelle, absolutiste, procédant par genèses et syllogismes, tendant constamment, par la subordination des personnes, des fonctions, des caractères, à systématiser la société; et autre la raison collective, faisant partout élimination de l’absolu, procédant invariablement par équations, et niant énergiquement, quant à la société qu’elle représente, tout système. Incompatibilité de formes, antagonisme de tendances : que veut-on de plus pour affirmer la distinction de ces deux natures?

LVIII. — System of public reason, or social system.

How often have I not heard expressed this compliment, which the jealous critic would hasten to withdraw, for the honor of the century, if they understood its significance: You are an admirable destroyer, but you build nothing. You throw people out into the street, but you do not offer them the least bit of shelter. What will you put in the place of religion? What will you put in the place of government? What will you put in the place of property? What will you put in the place of that individual reason, the sufficiency of which you are reduced to denying in the service of your cause [or case]?

Nothing, my good man, for I intend to suppress none of the things of which I have made such a resolute critique. I flatter myself that I do only two things: that is, first, to teach you put each thing in its place, after having purged it of the absolute and balanced it with other things; then, to show you that the things that you know, and that you have such fear of losing, are not the only ones that exist, and that there are considerably more of which you still must take account. Of this order is the collective reason.

We demand the true system, the natural, rational, legitimate system of society, since none of those that have been attempted withstand the secret action that disrupts them. This has been the constant preoccupation of the socialist philosophers, from the mythological Minos to the director of the Icarians. As we have no positive idea of justice, of the economic order, of the social dynamic or of the conditions of philosophical certainty,” we produce a monstrous idea of the social being: we have compared it to a great organism, created according to a hierarchical formula, which, prior to Justice, established its proper law and the very condition of its existence; it was like an animal of a mysterious species, but which, in the manner of all the known animals, must have a head, a heart, nerves, teeth, feet, etc. From this chimerical organism, which all have striven to discover, we then deduced Justice, that is to say that we made morality emerge from physiology or, as they say today, right from duty, so that Justice always found its placed apart from conscience, freedom is subject to fatalism, and humanity falls.

I have refuted in advance all these imaginations, by exposing the facts and principles that exclude them forever.

With respect to the substantiality and organization of the social being, I have shown the first in that surplus of effective (actual) power that is proper to the group, which exceeds the sum of the individual forces that comprise it; I gave the law of the second, showing that it reduces itself to a sequence of weighing and balancing forces, services and products, which makes the social system a general equation, a balance. As an organism, society, the moral being par excellence, differs essentially so much from living beings, in which the subordination of organs is the law of existence. That is why society loathes any idea of hierarchy, and why it has spoken the formula: All men are equal in dignity by nature and must become equivalent in conditions by means of labor and Justice.

Now, as the organization of a being is, so shall its reason be: this is why, while the individual’s reason feigns the form of a genesis, as we see in all the theogonies, gnoses, political constitutions and syllogistics, the collective reason, like algebra, is reduced, through the elimination of the absolute, to a series of solutions and equations, which amounts to saying that, for society, there truly is no system.

Indeed, it is not a system, in the sense that usually attaches to this word, but an order in which all relations are relations of equality, where there exists neither primacy nor obedience, neither a center of gravity nor of direction, where the only law is that everyone submits to Justice, to balance.

Does mathematics constitute a system? It does not occur to anyone to say so. If, in a treatise of mathematics, some trace of systematization is detected, it is due to the author; it does not come from the science itself. It is the same in the social reason.

Two men meet, [mutually] acknowledge their dignity, note the additional benefit that will result for both from the organization [consultation, arrangement] of their industry, and consequently guarantee one another equality, which amounts to saying “economy.” There is the whole social system: an equation [condition of equality] and, consequently, a collective power [might].

Two families, two cities, two provinces contract on an equal footing: there are always just these two things, an equation and a collective power. It would entail a contradiction, a violation of Justice, if there was anything else.

This is the reason why every institution, every decree that does not arise exclusively from Justice and equality, soon succumbs to the attacks of critique, to the incursions of free examination. For just as in nature every existence can be rejected in the name of dignity and liberty, so in society every establishment can be refused in the name of Justice; it is only Justice that cannot be refused in the name of anything. Justice is irremovable, unalterable, eternal; all the rest is transitory.

And that is how the religions, the political constitutions, the utopias of every sort imagined for the conciliation of individual interest and collective interest, but all having the ambition to begin from a place higher than Justice, to do more or do better than Justice, to make Justice serve them instead of serving it themselves, have been found, in the end, to be entirely contrary to Justice, and have, in the name of Justice, been eliminated. they are creations of individual absolutism, disguised behind the mask of Divinity.

And it will be the same as long as absolutist thought remains dominant in the government of societies. It is not the combination of force and fraud, of superstition and Machiavellianism, of aristocracy and poverty, that can definitively defeat Justice. And if that Justice is armed with critique, if you give it as an attendant the daily, universal discussion of institutions and ideas, of judgments and acts, the conspiracy could not hold for an instant. In the bright light of controversy, the monsters to which skepticism and tyranny give birth will be forced to flee and his their ridiculous faces underground.

So the individual, absolutist reason is one thing, proceeding through geneses and syllogisms, constantly tending, through the subordination of persons, functions and characters, to systematize society; and the collective reason is another, accomplishing everywhere the elimination of the absolute, invariably proceeding through equations, and energetically denying, with regard to the society it represents, every system. Incompatibility of forms, antagonism of tendencies

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