Elisée Reclus, “Why Are We Anarchists?” (1899)

Pourquoi sommes-nous anarchistes ?

Les quelques lignes qui suivent ne constituent pas un programme. Elles n’ont d’autre but que de justifier l’utilité qu’il y aurait d’élaborer un projet de programme qui serait soumis à l’étude, aux observations, aux critiques de tous les révolutionnaires communistes.

Peut-être cependant renferment-elles une ou deux considérations qui pourraient trouver leur place dans le projet que je demande.

Nous sommes révolutionnaires parce que nous voulons la justice et que partout nous voyons l’injustice régner autour de nous. C’est en sens inverse du travail que sont distribués les produits du travail. L’oisif a tous les droits, même celui d’affamer son semblable, tandis que le travailleur n’a pas toujours le droit de mourir de faim en silence : on l’emprisonne quand il est coupable de grève. Des gens qui s’appellent prêtres essaient de faire croire au miracle pour que les intelligences leur soient asservies ; des gens appelés rois se disent issus d’un maître universel pour être maître à leur tour ; des gens armés par eux taillent, sabrent et fusillent à leur aise ; des personnes en robe noire qui se disent la justice par excellence condamnent le pauvre, absolvent le riche, vendent souvent les condamnations et les acquittements ; des marchands distribuent du poison au lieu de nourriture, ils tuent en détail au lieu de tuer en gros et deviennent ainsi des capitalistes honorés. Le sac d’écus, voilà le maître, et celui qui le possède tient en son pouvoir la destinée des autres hommes. Tout cela nous paraît infâme et nous voulons le changer. Contre l’injustice nous faisons appel à la révolution.

Mais « la justice n’est qu’un mot, une convention pure », nous dit-on. « Ce qui existe, c’est le droit de la force ! » Eh bien, s’il en est ainsi, nous n’en sommes pas moins révolutionnaires. De deux choses l’une : ou bien la justice est l’idéal humain et, dans ce cas, nous la revendiquons pour tous ; ou bien la force seule gouverne les sociétés et, dans ce cas, nous userons de la force contre nos ennemis. Ou la liberté des égaux ou la loi du talion.

Mais pourquoi se presser, nous disent tous ceux qui, pour se dispenser d’agir eux-mêmes, attendent tout du temps. La lente évolution des choses leur suffit, la révolution leur fait peur. Entre eux et nous l’histoire a prononcé. Jamais aucun progrès soit partiel, soit général ne s’est accompli par simple évolution pacifique, il s’est toujours fait par la révolution soudaine. Si le travail de préparation s’opère avec lenteur dans les esprits, la réalisation des idées a lieu brusquement : l’évolution se fait dans le cerveau, et ce sont les bras qui font la révolution.

Et comment procéder à cette révolution que nous voyons se préparer lentement dans la Société et dont nous aidons l’avènement par tous nos efforts ? Est-ce en nous groupant par corps subordonnés les uns aux autres ? Est-ce en nous constituant comme le monde bourgeois que nous combattons en un ensemble hiérarchique, ayant ses maîtres responsables et ses inférieurs irresponsables, tenus comme des instruments dans la main d’un chef ? Commencerons-nous par abdiquer pour devenir libres ? Non, car nous sommes des anarchistes, c’est-à-dire des hommes qui veulent garder la pleine responsabilité de leurs actes, qui agissent en vertu de leurs droits et de leurs devoirs personnels, qui donnent à un être son développement naturel, qui n’ont personne pour maître et ne sont les maîtres de personne.

Nous voulons nous dégager de l’étreinte de l’État, n’avoir plus au-dessus de nous de supérieurs qui puissent nous commander, mettre leur volonté à la place de la nôtre.

Nous voulons déchirer toute loi extérieure, en nous tenant au développement conscient des lois intérieures de toute notre nature. En supprimant l’État, nous supprimons aussi toute morale officielle, sachant d’avance qu’il ne peut y avoir de la moralité dans l’obéissance à des lois incomprises, dans l’obéissance de pratique dont on ne cherche pas même à se rendre compte. Il n’y a de morale que dans la liberté. C’est aussi par la liberté seule que le renouvellement reste possible. Nous voulons garder notre esprit ouvert, se prêtant d’avance à tout progrès, à toute idée nouvelle, à toute généreuse initiative.

Mais, si nous sommes anarchistes, les ennemis de tout maître, nous sommes aussi communistes internationaux, car nous comprenons que la vie est impossible sans groupement social. Isolés, nous ne pouvons rien, tandis que par l’union intime nous pouvons transformer le monde. Nous nous associons les uns aux autres en hommes libres et égaux, travaillant à une œuvre commune et réglant nos rapports mutuels par la justice et la bienveillance réciproque. Les haines religieuses et nationales ne peuvent nous séparer, puisque l’étude de la nature est notre seule religion et que nous avons le monde pour patrie. Quant à la grande cause des férocités et des bassesses, elle cessera d’exister entre nous. La terre deviendra propriété collective, les barrières seront enlevées et désormais le sol appartenant à tous pourra être aménagé pour l’agrément et le bien-être de tous. Les produits demandés seront précisément ceux que la terre peut le mieux fournir, et la production répondra exactement aux besoins, sans que jamais rien ne se perde comme dans le travail désordonné qui se fait aujourd’hui. De même la distribution de toutes ces richesses entre les hommes sera enlevée à l’exploiteur privé et se fera par le fonctionnement normal de la Société tout entière.

Nous n’avons point à tracer d’avance le tableau de la société future : C’est à l’action spontanée de tous les hommes libres qu’il appartient de la créer et de lui donner sa forme, d’ailleurs incessamment changeante comme tous les phénomènes de la vie. Mais ce que nous savons, c’est que toute injustice, tout crime de lèse-majesté humaine, nous trouveront toujours debout pour les combattre. Tant que l’iniquité durera, nous, anarchistes-communistes internationaux, nous resterons en état de révolution permanente.

ÉLISÉE RECLUS.

Why Are We Anarchists?

The few lines that follow do not constitute a program. Their only purpose is to explain the usefulness of elaborating a draft program which would be submitted to the study, the observations and the criticisms of all the communist revolutionaries.

Perhaps, however, they contain one or two considerations that could find their place in the proposal for which I call.

We are revolutionaries because we want justice and because we see injustice reign everywhere around us. The products of labor are distributed in reverse proportion to labor. The idler has all the rights, even that of starving his fellow, while the worker does not always have the right to die of starvation in silence: he is imprisoned when he is guilty of the strike. People who call themselves priests try to foster believe in miracles so that intelligence can be enslaved to them; people called kings claim to descend from a universal master in order to be master in their turn; people armed by them cut, slash and shoot as they please; people in black robes who call themselves the justice par excellence condemn the poor, absolve the rich, often selling convictions and acquittals; merchants distribute poison instead of food; they kill at retail instead of killing in bulk and thus become honored capitalists. The sack of gold coins is the master, and he who possesses it holds in his power the destiny of other men. All this seems to us infamous and we want to change it. Against injustice we appeal to the revolution.

But, we are told, “justice is nothing but a word, a pure convention pure.” “What exists is the right of the strong!” Well, if that is the case, we are no less revolutionary as a result. One of two things is true: either justice is the human ideal and, in this case, we demand it for all; or else force alone governs societies and, in that case, we will use force against our enemies. Either the liberty of equals or the law of the talion.

But why rush, say all those who, in order to dispense with acting themselves, wait all the time. The slow evolution of things being sufficient for them, the revolution frightens them. Between them and us, history has made its decision. No progress, whether partial or general, is accomplished by simple, peaceful evolution; it is always made by sudden revolution. If the work of preparation occurs slowly in minds, the realization of the ideas takes place abruptly: evolution is accomplished in the brain, and it is arms that make the revolution.

And how to carry out this revolution that we see slowly preparing itself in Society, the coming of which we aid with all our efforts? Is it by grouping ourselves in bodies subordinated to one another? Is it by forming ourselves on the model of the bourgeois that we combat in a hierarchical ensemble, having its responsible masters and its irresponsible inferiors, held like tools in the hands of a boss? Would we begin by abdicating in order to become free? No, for we are anarchists, men who want to maintain full responsibility for their acts, who act by virtue of their individual rights and duties, which give a being its natural development, who have no one for master and are masters of no one.

We want to free ourselves from the embrace of the State, to no longer have above us superiors who can command us and put their will in the place of our own.

We want to tear up all external law, keeping only to the conscious development of the internal laws of our nature. By eliminating the State, we also eliminate all official morals, knowing in advance that there can be no morality in obedience to poorly understood laws, in the practical obedience that we do not even seek to understand. There is morality only in liberty. It is also through liberty alone that rrenewal remains possible. We want to keep our minds open, lending itself in advance to all progress, to every new idea, to every generous initiative.

But, if we are anarchists, the enemies of every master, we are also communist internationals, for we understand that life is impossible without social grouping. Isolated, we can do nothing, while through close union we can transform the world. We associate with one another as free and equal men, laboring at a common work and governing our mutual relations by justice and reciprocal benevolence. Religious and national hatreds cannot separate us, since the study of nature is our only religion and because we have the world for a homeland. As for the great cause of ferocity and meanness, it will cease to exist among us. The earth will become collective property, the barriers will be removed and from now on the soil, belonging to all, could be developed for the pleasure and well-being of everyone. The products demanded will be precisely those that the earth can best furnish, without anything every being lost as occurs in the disorganized labor that is performed today. As well, the distribution of all this wealth among men will be taken from the private exploiter and will be made part of the normal functioning of Society as a whole.

We do not have to draw a picture of the future society in advance: It is up to the spontaneous action of all the free men to create it and give it its form, which will, incidentally, be constantly changing, like all the phenomena of life. But what we know is that all injustice, every crime of reason humanity, will always find us standing to combat it. As long as iniquity endures, we, international anarchist-communists, will remain in a state of permanent revolution.

ÉLISÉE RECLUS.

La Société nouvelle, année 5 no. 2, 1889

[Working Translation by Shawn P. Wilbur]

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