Pierre Leroux, “De l’Union européenne” (1827)

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“De l’Union européenne” was originally published in Le Globe, 24 novembre 1827. It then appeared as the first essay in the “Appendice aux Trois Discours” in the Œuvres de Pierre Leroux, Vol. I (1850.)

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DE L’UNION EUROPÉENNE

(1827.—Apres la bataille de Navarin)

§ 1.

De l’unité qui se révèle en Europe—Cette unité n’est pas le fait du Catholicisme.

La victoire de Navarin a donné occasion à quelques écrivains de rappeler le souvenir de Lépante. Ils ont regardé cette victoire comme un nouveau triomphe de l’Unité Chrétienne, et ils ont eu raison; car le Monde Chrétien, qui comprend l’Europe et l’Amérique, qui déjà s’étend en Asie et entoure le Continent Africain, forme un système dont toutes les parties vivent d’une vie commune et progressive ; et ce système se distingue nettement des deux autres grands systèmes lé Brahmanisme et le Mahométisme, qui avec lui partagent la terre. En ce sens, ce que nous venons de voir n’est qu’une répétition de ce que vit le Seizième Siècle. Mais il y a aussi entre ces deux évènements des différences essentielles. Car alors c’étaient les pontifes qui donnaient le signal; c’étaient eux qui appelaient la Chrétienté aux armes contre les Barbares d’Orient, les destructeurs d’Alexandrie, les spoliateurs de Byzance, les tyrans de la Grèce, les marchands d’esclaves. On voyait leurs galères combattre à Lépante, et toute la flotte était orthodoxe. Aujourd’hui le pape n’a plus qu’un vain titre, et bien des croix différentes auraient pu être arborées sur les vaisseaux de Navarin. Alors, avant le combat, des indulgences étaient prêchées dans toutes les chaires; et nous avons vu toutes les chaires catholiques rester silencieuses. Mais à quoi bon continuer cette comparaison, puisqu’il est trop évident que le Catholicisme est aujourd’hui ruiné? Une union bien supérieure à l’Unité Catholique s’est formée; et celle-ci convient à notre époque, comme l’autre a pu convenir aux premiers développements de la Société Européenne. Cette nouvelle Unité n’a pas d’organisation matérielle, et elle n’en a pas besoin; elle n’a pas de bûchers, pas d’inquisition, mais elle n’en est pas moins puissante : c’est elle qui abolit l’esclavage, qui émancipe l’Amérique, qui sauve la Grèce.

§ 2.

Deux Influences diverses s’y font sentir : les Rois et les Peuples.

Cette unité pourtant n’est pas complète, et il se passera peut-être encore beaucoup de temps avant qu’elle le devienne ; car deux influences diverses s’y font sentir : une lutte s’est engagée entre l’esprit général des cabinets et l’esprit général des sociétés.

C’est l’esprit des sociétés qui a formé l’Union Européenne, dont les cabinets voudraient aujourd’hui s’emparer.

Pour la former, il a eu à combattre la monarchie et la noblesse; car la monarchie absolue et la noblesse étaient deux causes de guerre perpétuelle.

Il les a combattues par le progrès de la raison et par l’influence du commerce et de l’industrie, ennemis des violences et des troubles qui font fuir la richesse ; il les a combattues aussi par des révolutions.

En même temps une doctrine de paix a remplacé une doctrine de guerre.

Pour juger maintenant à qui des peuples ou des gouvernements restera la direction de cette force unitaire, si elle sera employée longtemps encore en guerres d’interventions contraires au perfectionnement des sociétés, ou si de plus en plus elle sera appliquée à ce perfectionne

ment même, nous n’avons rien de mieux à faire que de considérer attentivement comment l’union s’est formée, et ce qu’elle est aujourd’hui , car le présent est gros de l’avenir.

§ 3.

Dans les derniers siècles, la Guerre était la conséquence nécessaire de l’organisation des États.

On nous dispensera de prouver que même après l’âge des guerres privées et après ces luttes d’une foule de petits princes dont les états finirent par composer les grandes monarchies, l’Europe continua pendant trois siècles à être agitée de guerres interminables.

Les rois s’étant mis partout à la place des nations, il fallait bien que la politique des nations fût mobile et passionnée comme eux. D’ailleurs la royauté était guerrière de sa nature. La réputation était jugée nécessaire au prince. Un roi, disait Richelieu, doit hasarder tout, sa fortune et sa grandeur, plutôt que de souffrir qu’on fasse brèche à sa réputation. Chaque nouveau règne mettait donc sur le peuple un impôt de gloire au profit du souverain. D’un autre côté, la crainte que le monarque inspirait au dehors était regardée comme un moyen de gouvernement au dedans. En outre, il importait à une autorité souvent mal affermie d’occuper par des guerres étrangères des sujets oisifs, courageux, qui se souvenaient trop de l’indépendance de leurs pères. Les liaisons du sang et les héritages étaient une autre source de débats. Ajoutez enfin les erreurs de jugement et les vices personnels des princes. On en a vu qui tiraient gloire du nombre de leurs perfidies. Pour d’autres, l’art de régner consistait surtout dans l’activité d’un brigand alerte, toujours en entreprise sur ses voisins. « Quelles que soient les conjonctures, disait un Léopold, cherchons à nous étendre, et formons de grands projets » : c’est en suivant cette maxime que la maison d’Autriche épuisa ses forces et fit venir sa décadence. « Seul contre tous » fut la devise de Louis XIV : longtemps il la fit valoir, mais l’Europe eut son tour. Ainsi, selon les rois et les ministres, la politique des nations allait à l’héroïsme, à la folie ou à la scélératesse; il y avait des conduites viles et des conduites nobles : mais toujours la passion menait tout; on adorait la force; à cet égard les rois avaient écrit leur pensée jusque sur leurs canons (1).

Après les rois, ou plutôt avant eux, la grande cause des guerres de l’Europe était la noblesse. La noblesse cherchait la guerre volontairement, tandis qu’il fallait y traîner le peuple de force. La guerre était son élément, sa vie; elle s’y croyait obligée de conscience : ne tenait-elle pas les fiefs à cette condition? La vertu, alors, c’était le courage. Du pôle à la Méditerranée, toute l’Europe avait la même organisation. Partout dominait une caste militaire, et partout cette caste fut le volcan qui agita les empires. Les guerres acharnées du Nord s’expliquent comme celles du Midi. Seulement au Midi les guerres dépendirent plutôt de la monarchie, au Nord de la noblesse (2).

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(1) Ultima ratio regum.

(2) Dans les pays d’origine slave, en Pologne, en Russie, la noblesse s’était adjugé le droit exclusif de posséder la terre. La Pologne eut jusqu’à la tin ses diètes et sa pospolite, et jusqu’au milieu du Seizième Siècle tous les Étals du Nord Turent électifs. Il est vrai, quant à la Russie, que sa noblesse nous apparaît aujourd’hui tellement pile devant l’autocratie, qu’il semble qu’elle n’eut jamais d’activité propre, et qu’on ne saurait la considérer comme ayant été autrefois un principe énergique de guerre étrangère et de conquête; mais c’est une illusion qui provient uniquement de ce que nous nous sommes occupés fort tard de cet empire. Il suffit, en effet, de parcourir ses annales, ou seulement do se rappeler les scènes qui préludèrent à l’élévation des Romanoff, pour voir en Russie, avant la reforme de Pierre, une noblesse essentiellement militaire, ayant sa part d’action et de gouvernement, dominant de temps en temps la royauté dans ses diètes orageuses, enfin presque en tout semblable à la noblesse polonaise. Là, comme ailleurs, faire la guerre était lu privilège et le devoir du noble. La loi obligeait même tout gentilhomme russe de se mettre au service et d’y rester tant que ses forces le lui permettaient ; devenu invalide, il se substituait son fils. C’est ainsi que se recrutaient les armées ; c’est ainsi qu’avec un revenu qui n’excéda jamais cinq millions de roubles les czars eurent toujours de nombreux soldats à opposer à leurs nombreux ennemis; et c’est même à la faveur de cette habitude nationale que Pierre put, sans danger, enrôler comme simples dragons et simples matelots tous les gentilshommes au-dessous de trente ans. Or, ces nobles, ces hommes de race conquérante, en sortant du service, avaient droit à des récompenses : aux uns venaient échoir les gouvernements, les vaivodies: aux autres il restait les emplois inférieurs, des districts de terre, des lacs poissonneux et les villages de la couronne. Un strélitz n’avait que quatre roubles de paie par an ; mais des privilèges ou des abus le dédommageaient. Ainsi là encore la noblesse entretenait la guerre, comme à son tour la guerre faisait vivre la noblesse. Au fond, il n’y a point eu en Russie de véritable révolution sociale; le trône seul a grandi, la noblesse n’a perdu que sa dignité politique : que voyons-nous aujourd’hui dans cet empire? Cinq cent mille nobles ou agents de l’empereur et vingt-cinq millions de serfs, la terre et l’autorité dévolues à une classe d’hommes formant la dix-huitième partie de la nation.

§ 4.

Système de l’équilibre ou balance politique.

De l’impulsion des rois et des nobles sortit donc la politique des derniers siècles. Il ne faut que parcourir quelques-uns des nombreux ouvrages publiés sur l’art des négociations, pour apercevoir qu’ils roulent presque uniquement sur ce problème : « Une nation étant donnée, chercher quels sont ses alliés naturels et ses ennemis naturels. » Or il suffisait souvent que deux puissances eussent une lieue de frontières communes, ou possédassent toutes deux quelques ports et quelques vaisseaux, pour qu’on les déclarât ennemis naturels. Une fois cette recherche faite, tonte la science du politique se réduisait à faire du bien à ses alliés et tout le mal possible à ses ennemis. A cette époque, il y avait toujours en Europe ce qu’on appelait la puissance dominante et la puissance rivale : elles se surveillaient sans cesse, se traversaient dans toutes leurs démarches ; et cette rivalité même était regardée comme la sauvegarde de la liberté des autres États. Jamais la plus forte ne négligeait une occasion d’humilier la plus faible ; et celle-ci, à son tour, entretenait partout une utile jalousie contre la nation prépondérante. Telle fut cette théorie fameuse de l’équilibre, qui, réduisant toute la science politique à ne savoir qu’un mot, flattait également l’ignorance et la paresse des ministres, des ambassadeurs et des commis. Encore avait-il fallu beaucoup de temps pour arriver là ; car depuis les guerres d’Italie sous Charles VIII, époque où les puissances de l’Europe commencèrent à avoir entre elles des relations suivies, jusqu’au moment où Élisabeth et les Hollandais imaginèrent la théorie régulière de contre-poids et de lutte perpétuelle, la politique n’avait guère été qu’un mélange informe de passions et de vues également grossières. Enfin, quand on eut trouvé cet admirable système, l’Europe, pendant deux siècles, retentit des mots d’équilibre, de liberté, de tyrannie; le sang continua de couler pour rétablir la balance qui penchait tantôt d’un côté et tantôt de l’autre; la maison d’Autriche, la France et l’Angleterre, tour à tour puissances dominantes et rivales, combattirent sans relâche, entraînant dans leur sphère et leurs alliés naturels, et ces cours machiavéliques par essence qui n’étaient véritablement les alliées de personne, mais qui se trouvaient toujours, à la fin de la guerre, les alliées de celui qui l’avait faite avec le plus de bonheur. Ainsi on peut dire que dans toute cette longue période la guerre fut l’état naturel des sociétés : elles y étaient poussées invinciblement par la nature même des principes monarchique et nobiliaire qui dominaient dans leur sein.

Aujourd’hui ces principes ont reçu partout un notable affaiblissement, et d’autres, évidemment destinés à vaincre, ont surgi à leur place. Donc un ordre nouveau s’établira tôt ou tard dans les rapports des sociétés entre elles. Que la guerre change alors complètement d’objet, ou même devienne sans objet, cela ne serait pas plus étonnant que ce qui est déjà arrivé en Europe à un autre âge de la société. Les véritables conquêtes, c’est-à-dire la prise de possession réelle d’un pays et la superposition d’un peuple sur un autre, n’ont-elles pas déjà duré plusieurs siècles? Ces conquêtes étaient corrélatives à un état de société où tous les hommes étaient soldats et où les armées étaient des nations; n’ont-elles pas cessé quand la société eut pris une autre face? Depuis ce temps, il y a eu bien des batailles livrées, bien des provinces soumises : a-t-on vu les populations se déplacer, les villes et les campagnes se peupler d’étrangers, les vaincus chassés et dépossédés? Non. Eh bien ! de même qu’au combat des nations a succédé le duel des rois, le temps ne peut-il venir où les conquêtes territoriales disparaîtront à leur tour, quand l’organisation sociale qui les enfanta aura achevé de mourir? Mais rien ne se fait que graduellement et à force de siècles; il faut être sorti de ces âges de transition où la société ressemble à l’insecte qui se métamorphose : il ne rampe déjà plus suc la terre, mais il n’a pas encore d’ailes pour s’élever.

§ 5.

Doctrine de la Guerre professée alors généralement.

Du moins sommes-nous plus avancés que nos pères ; car aujourd’hui, quoique dépourvus d’une doctrine positive, et encore flottants au milieu des doutes que nous ont laissés tant d’écoles politiques différentes, personne n’érigerait en principe que la guerre est un exercice salutaire aux États, et qu’il est juste de porter la flamme et le fer chez ses voisins dans la crainte qu’ils ne fassent trop bien leurs affaires. Or ce que personne aujourd’hui ne dirait était, au Seizième Siècle, au Dix-Septième Siècle, et plus tard encore, une vérité incontestable, non pas seulement aux yeux d’un grand nombre d’hommes d’État et de diplomates, mais aux yeux des philosophes même. Les génies les plus éminents admettaient cette nécessité des empires de se nuire mutuellement : c’était un point presque convenu dans la science, une sorte d’axiome politique. Et, en effet, il fallait bien qu’il en fût ainsi; car, encore une fois, l’Europe étant organisée pour la guerre, la guerre devenait pour elle un état naturel et une nécessité.

Cette sorte d’adoption de la guerre par les philosophes, de même que le consentement formel ou tacite qu’ils ont donné si longtemps à l’esclavage, offre assurément un des exemples les plus remarquables de la faiblesse et des variations de l’esprit humain. Le fait est donc curieux à constater. Les autorités ne nous manqueront pas.

§ 6.

Accord de Bodin, de Bacon, de Hobbes, etc., avec Machiavel.

« Il y en a, dit Bodin, qui s’imaginent qu’une paix continuelle est l’état auquel doit aspirer un empire; mais ceci est une erreur; » et il le prouve par une foule de raisons solides tirées de l’organisation des sociétés de son temps. Or, en pareille matière, Bodin est une grave autorité. Il a été pour les modernes le père de la science politique, et longtemps le livre de la République a fait foi en Europe. C’était d’ailleurs un esprit de premier ordre. Sans doute Montesquieu est aussi concis et aussi net que Bodin est diffus et terne; mais, au fond, ils ont plus de rapports qu’on ne le croit communément : non seulement Bodin a fourni à Montesquieu sa division générale des gouvernements et sa fausse mais importante théorie du climat; il lui a inspiré encore un grand nombre d’idées de détail ; il a été son devancier et son maître dans cette méthode de comparer les institutions de tous les pays et de tous les siècles qui forme, pour l’un comme pour l’autre, la base de la science; tout fatigant qu’il est d’érudition de menu détail, il sait, lui aussi, apprécier la valeur des faits et apercevoir les conséquences d’une législation dans leur germe. En un mot, à beaucoup d’égards, Bodin a donne la forme au génie de Montesquieu : c’est comme une matrice, d’une matière assez vile, de sable ou de chaux, mais sur laquelle est gravée profondément une empreinte, et qui la communique brillante et pleine de relief au métal précieux qu’elle reçoit.

Après Bodin, nous citerons Bacon. Arrivé presque à la fin de son grand ouvrage du Perfectionnement des Sciences, Bacon s’étonne d’avoir traversé tout l’océan des connaissances humaines, d’avoir touché tant de découvertes faites ou à faire, et de n’avoir rien dit d’une science qui domine toutes les autres, de la science du gouvernement. Mais le chancelier d’Angleterre craindrait de se compromettre en écrivant sur la politique; ses pensées sur ce sujet délicat ne paraîtront qu’après sa mort. Tout ce qu’il peut faire pour le présent, c’est d’indiquer quelques principes généraux d’une incontestable évidence. Eh bien! le croirait-on? un de ces principes, c’est que l’art de régner ne consiste pas seulement à rendre un État heureux et florissant : il faut l’agrandir, il faut de toute nécessité étendre ses frontières. D’ailleurs, la guerre, en elle-même, est une bonne chose; c’est un exercice salutaire. Dans son amour pour les figures et les allégories, amour qui ne le quitte jamais, Bacon compare le corps politique au corps humain : la guerre civile, c’est la chaleur qui résulte du mouvement, et on sait combien celle-ci est utile à la santé. Bacon fait plus; il enseigne franchement un art de nourrir la guerre, de la rendre presque permanente, tout en ayant toujours de son côté, non pas la justice, mais l’apparence de la justice. « Entretenez, dit-il, avec soin l’esprit militaire de votre noblesse; inspirez au peuple un vif orgueil national, rendez» le chatouilleux sur le point d’honneur, et ensuite ne laissez jamais échapper la moindre occasion de mettre à profit cette ardeur guerrière. Il est impossible qu’il ne s’en présente pas : si quelque dégât a été commis sur la frontière, si vos ambassadeurs ou vos marchands ont été insultés, dites que la nation tout entière l’a été ; n’attendez pas qu’on vous fasse réparation, courez aux armes. De plus, en toute occasion, affectez pour vos alliés une vive tendresse; que leurs injures soient les vôtres, prenez parti dans toutes leurs querelles : ce fut l’art des Romains. » Ces préceptes de Bacon rappellent ceux de Machiavel.

On a commencé au Dix-Huitième Siècle à regarder la doctrine de Machiavel comme un étonnant scandale et lui-même comme une sorte de monstre, une exception unique; jusque-là il n’y avait pas eu contre lui tant de clameurs. Rousseau, frappé du contraste qu’il croyait apercevoir entre le livre de Machiavel et sa vie, eut recours, le premier, à une subtile explication : l’apologie de la ruse et de la violence en aurait été la satire; Machiavel aurait voulu instruire les peuples par la peinture de leurs tyrans. Mais cette supposition était dénuée de vérité. Non seulement ce fut de bonne foi que Machiavel donna ses leçons de fourberie, mais ce mélange de grandeur et de bassesse morale qui nous étonne en lui n’étonnait pas son siècle; le caractère italien en était essentiellement composé; et Machiavel ne fit qu’exposer et enchaîner avec plus de logique et de vigueur que tout autre des principes universellement reçus. Nous renvoyons, pour la preuve, à l’excellente dissertation qu’un jeune et habile critique anglais, M. Macaulay, a insérée tout récemment dans la Revue d’Edimbourg. Mais ce critique s’est trompé, selon nous, en limitant à l’Italie cette politique astucieuse, qu’il oppose à une autre politique des nations moins civilisées, non pas franche et chevaleresque, mais brutale et aveugle, incapable de combinaisons et de système. Si Machiavel ne fut pas un homme à part en Italie, il ne fut pas non plus une anomalie en Europe. Sans doute cette doctrine perverse, mais alors salutaire, devait être mieux comprise par l’Italie, si éclairée et si malheureuse, qui n’avait que l’esprit pour résister à la force, assiégée de tous côtés au dehors, divisée au dedans, livrée enfin à une sorte de guerre de tous contre tous. Mais les mêmes situations enfantent les mêmes opinions : la guerre étrangère était permanente dans toute l’Europe; l’Europe tout entière était organisée militairement; nulle part, il n’y avait rien d’homogène; partout des castes et des corporations, des dissensions religieuses et civiles; quelque ignorantes que fussent les populations, l’esprit et la finesse avaient au moins pénétré dans les cours : est-il étonnant que la même doctrine se soit produite spontanément partout, et que partout aussi elle ait trouvé d’habiles interprètes? .

Au reste, Machiavel n’eut pas une doctrine complète; il se tint aux branches et n’alla pas jusqu’à la racine de l’arbre. L’homme qui a donné à cette doctrine un fondement philosophique, c’est Hobbes. Son livre du Citoyen a pu être considéré à quelques égards comme un pamphlet politique au profit des Stuarts et de la Monarchie absolue contre le gouvernement constitutionnel et la division des pouvoirs, qui prenait alors un développement tout nouveau en Angleterre; mais il est rédigé dans une forme générale et basé sur des principes abstraits : c’est le Contrat Social de l’époque.

Hobbes part du principe que l’homme est ennemi de l’homme (homo homini lupus), et que la guerre est l’état naturel de toute société. Il cherche ensuite comment les hommes peuvent passer de l’état de guerre mutuelle à l’état de paix : tout ce qui sera utile pour arriver à ce but sera légitime. Il découvre un certain nombre de règles qu’il démontre nécessaires pour y parvenir, et qu’il appelle lois naturelles. Mais Hobbes est trop bon logicien et trop conséquent avec son principe fondamental, pour vouloir que ces lois soient obligatoires par elles-mêmes : ce ne sont encore que des formules abstraites. Chaque homme n’ayant et ne devant avoir pour mobile que son intérêt, pourquoi sacrifierait-il quelque chose à une paix qui n’est pas garantie? L’état de guerre ne cesse donc que par la création d’un souverain, qui doit être absolu si l’on veut qu’il remplisse le but pour lequel il a été créé. Le souverain devient ainsi la base, je n’ose pas dire de la morale, mais de l’ordre. Voilà comment ce raisonneur fait sortir le juste de l’utile. Cette théorie détestable n’était pas seulement propre à rendre les hommes méchants, et par conséquent à entretenir au sein des États une guerre intestine au lieu de fonder la paix ; elle laissait encore la guerre subsister de plein droit entre les sociétés. En effet, lorsqu’on en vient aux rapports des sociétés entre elles, la pierre angulaire du système manque. Hobbes peut bien dire aux hommes qui composent un État : « Soyez au fond du cœur traîtres, envieux, fripons, tels enfin que la nature vous fit : la loi est là, souveraine et toujours juste. » Mais il ne peut pas dire la même chose aux États; car entre eux il n’y a pas de souverain constitué : la paix n’est donc pas garantie ; les lois naturelles ne sont donc pas obligatoires ; celte notion du Juste que Hobbes fait sortir uniquement de l’intelligence et de la logique n’existe pas, puisqu’il n’y a pas lieu à l’acte d’intelligence qui la crée : l’homme reste donc avec l’intérêt pour loi et pour guide, et la guerre continue.

La guerre! le droit de la guerre! voilà quel était alors le fondement de toute la philosophie politique. Bodin, Machiavel, Hobbes, Grotius, Puffendorf sont à cet égard presque toujours unanimes. C’est de là qu’en général ils faisaient tout sortir, le bien et le mal, l’autorité de la loi et le despotisme, l’esclavage personnel et les droits de la paternité. Vous allez à la guerre, vous faites des prisonniers, vous auriez le droit de les tuer ; vous prenez leur liberté au lieu de prendre leur vie : ils deviennent légitimement vos esclaves. Un enfant naît, c’est dire qu’il tombe au pouvoir de ses parents; ceux-ci pourraient l’abandonner et même le tuer (car l’état naturel est un état de guerre) ; ils le font vivre : il devient leur esclave; leur droit sur lui n’est limité que par la loi civile et l’émancipation. Voilà ce que les philosophes prenaient pour de la science; voilà les sages leçons qu’ils proclamaient pour le plus grand bien de l’Humanité. C’est que les spéculations des philosophes ont toujours leur racine dans leur siècle; ils ont beau s’isoler et s’abstraire, c’est toujours le monde de leur temps qui leur donne l’impulsion.

§ 7.

Origine et développement du principe pacifique.

Je me trompe, il y a toujours aussi quelques esprits téméraires qui se détachent tout-à-fait de leur siècle. Grâce à ces hommes du paradoxe, il n’y a peut-être jamais eu, il n’y aura peut-être jamais un principe qui, avant de naître comme fait, ne se soit posé dans l’intelligence humaine. Mais lorsqu’un principe social n’a pas au moins commencé à prendre racine comme fait, lorsque son temps est encore éloigné, lorsqu’il est en contradiction avec le fait régnant, c’est-à-dire avec l’organisation sociale de l’époque, ce ne sont pas d’ordinaire les savants, les observateurs éclairés, les hommes de fait enfin, qui le découvrent et l’adoptent : ceux-là veulent prendre les choses où elles en sont, veulent continuer la chaîne; de sorte que les principes trop avancés tombent dans le domaine des esprits aventureux, romanesques, ou infiniment inventeurs ; et ceux-ci ne réussissent à les faire valoir qu’à la condition d’être artistes. Voilà ce qui explique comment des esprits bien moins vigoureux que Bacon, bien moins savants que Bodin, ont eu, sur la question qui nous occupe, des idées bien plus élevées que les leurs.

§ 8.

Thomas Morus, Fénelon, l’abbé de Saint-Pierre.

Trois hommes surtout se succédèrent, à un siècle d’intervalle, dont la gloire est d’avoir embrassé avec ardeur et foi le principe de la paix, de l’avoir prêché comme loi des sociétés, ne considérant la guerre que comme une infraction à l’ordre : Thomas Morus, Fénelon, et l’abbé de Saint-Pierre.

Tout différents qu’ils sont par la forme et à l’extérieur, ces trois hommes se ressemblent.: ils sont, pour ainsi dire, de la même famille: esprits qui ne tiennent pas à la terre, qui semblent ne pas connaître le monde de leur temps, quelque rôle qu’ils aient pu y jouer; qui aiment, si on peut le dire, l’Humanité à la folie, et se nourrissent incessamment du rêve de son absolue perfection. Pour la force de la pensée, et vu le temps où il vivait, le premier est peut-être le plus remarquable; mais tandis qu’il échoua dans une fiction froide et ennuyeuse, le second fit un beau poème. Tous deux avaient senti le besoin de se réfugier dans la région de l’art ; mais le dernier, qui avait plus d’audace et de bonhomie que de talent, ne prit pas la même précaution. Comme ils avaient tous les trois un fonds de nature analogue, aussi semble-t-il que la même loi ait présidé à leur destinée. La même originalité de pensée, la même vivacité de cœur qui les firent d’abord réussir dans le monde, les firent ensuite et promptement tomber dans la disgrâce. L’un, devenu chancelier d’Angleterre, mourut martyr, non du Catholicisme, mais de la liberté religieuse, que son siècle ne comprenait pas. Le second, appelé à former un roi, perdit vite son crédit, fut traité par le maître et par les courtisans d’esprit bizarre et dangereux, ne vit point sa gloire, et ne devint populaire à sa mort que grâce à ses formes d’artiste et au voile même dont il avait enveloppé sa pensée. Le troisième ne monta pas si haut ; mais, entré à l’Académie, il en fut exclu, et, chargé des anathèmes du pouvoir, il eut encore le malheur de passer pour un fou aux yeux des sages de son temps. Les rois, s’ils eurent connaissance de son fameux Projet de la paix perpétuelle, ne liront qu’en rire, ce qui, au surplus, fut le plus grand bonheur qui pût arriver aux peuples dont les chaînes eussent été rivées pour longtemps; et lorsque plus tard Jean-Jacques recrépit cette étrange théorie, elle parut, étant devenue plus claire sous sa plume, plus romanesque encore. Qui aurait dit que, moins d’un siècle après, un czar de Russie s’en faisant à son tour l’éditeur, elle serait jurée par tous les rois de l’Europe sous le nom de Sainte-Alliance, mais qu’alors les rois ne seraient pas assez puissants pour la maintenir à leur profit, et les peuples pas tout-à-fait assez forts pour s’en emparer? Tels furent néanmoins les pères de la doctrine qui a triomphé. Par un juste ou plutôt un injuste retour, la postérité, en les adoptant, a d’abord traité plus que sévèrement ceux qui avaient eu une autre doctrine. Aujourd’hui, calmes et mieux instruits, nous ne flétrissons plus Hobbes et Machiavel ; mais notre admiration ne règle pas notre sympathie, et le cœur préférera toujours l’auteur de l’Utopie à l’auteur du Léviathan, Fénelon à Machiavel.

Pourquoi Fénelon nous apparaît-il avec une physionomie à la fois si douce et si frappante au milieu des grands hommes de son époque? C’est qu’en effet il eut une originalité à part ; c’est que sa doctrine politique n’était pas celle de son temps; c’est qu’il contrastait avec tous ces prélats éloquents ou diserts, mais plutôt bibliques qu’évangéliques, qui, dans l’oraison funèbre, se piquaient d’exposer savamment un plan de campagne et se faisaient hardiment peintres de batailles, qui avaient toujours des louanges délicates pour les conquérants, des invocations pour la guerre et des Te Deum pour la victoire. On a remarqué que de tant de milliers de sermons qu’ont produits le Dix-Septième Siècle et le commencement du Dix-Huitième, il y en a à peine deux ou trois où la guerre soit condamnée et flétrie : « O Bourdaloue! s’écrie Voltaire, vous avez fait un bien mauvais se mon sur l’impureté, mais aucun sur ces meurtres variés en tant de façons, sur ces rapines, sur ces brigandages, sur cette rage universelle qui désole le monde. » Au surplus, faut-il en faire un crime aux orateurs chrétiens? Les erreurs sont si longues à mourir! Et la preuve, c’est que cette funeste doctrine de la guerre déposa son venin jusque dans l’Esprit des Lois. Montesquieu, si humain, eut bien la sagesse de substituer au droit d’agression le droit de défense naturelle; mais il eut la faiblesse d’admettre que ce dernier entraînait quelquefois la nécessité d’attaquer sans avoir été provoqué. Il faut dire à l’honneur de la fin du Dix-Huitième Siècle, que de toutes les erreurs de Montesquieu, celle-là fut la plus combattue; elle le fut surtout par Voltaire, qui, à défaut d’autre culte, eut au plus haut degré la religion de l’Humanité et de la tolérance universelle.

§ 9.

Conclusion.

C’en était fait de cette doctrine du Seizième Siècle. Deux grands âges littéraires avaient éclairé les hommes et poli leurs mœurs. L’éloquence et la poésie avaient analysé et mis en saillie tous les sentiments du cœur humain. On ne voyait plus seulement le mauvais côté de notre nature. Le juste, le droit se manifestaient ; et quoique la doctrine de l’utile eût passé de la science politique dans la métaphysique, quoique la psychologie s’obstinât à expliquer l’homme par la sensation et à organiser la société sur l’intérêt bien entendu, ceux mêmes qui continuaient ainsi Hobbes, sans trop s’en apercevoir, échappaient à leur théorie par une heureuse inconséquence; et les autres, c’est-à-dire les génies les plus forts, ne s’emprisonnaient pas dans ce système, et obéissaient à leur siècle. L’économie politique naissait, et annonçait avec audace un ordre nouveau des sociétés; ses travaux rendirent encore plus méprisable cette politique lâche et astucieuse qui plaçait la prospérité d’une nation dans l’appauvrissement de ses voisins. La langue française commençant à être universellement répandue, une véritable union s’était opérée parmi les hommes éclairés de toutes les nations. Alors Turgot s’éleva à la doctrine d’une perfectibilité indéfinie; et Condorcet termina le siècle en déposant cette doctrine dans un livre imparfait mais sublime, où sont répandues à pleines mains les vérités et les erreurs, où l’histoire est à chaque instant méconnue, et qui est cependant la première histoire fidèle de l’Humanité. Les événements qui suivirent parurent donner un douloureux démenti à la science, et pourtant ils la confirmaient. Que prouvèrent-ils en effet, sinon la force des idées? L’Empire lui-même, après tout, ne fut que l’égalité victorieuse de la coalition formée contre elle, et se promenant en triomphe dans l’Europe entière. Mais l’esprit de guerre et de conquête, au Dix-Neuvième Siècle, en opposition avec les mœurs et la distribution de la richesse, au-dessous des lumières, en dehors de toutes les doctrines, ne pouvait être qu’un accident; et quand l’orage eut passé, le principe pacifique reparut avec l’autorité d’un nouvel exemple. Les publicistes s’empressèrent à l’envi de renouer la chaîne rompue; le Dix-Neuvième Siècle s’ouvrit par les écrits de madame de Staël, par le livre de M. Benjamin Constant sur l’esprit de conquête, et par quelques beaux travaux de Saint-Simon sur la philosophie de l’histoire.

Admirons comment se développe cette vie de l’Humanité qui, dans son cours irrésistible, entraîne et modifie les théories de l’intelligence comme les institutions, ouvre de nouveaux points de vue et fait souvent apercevoir de la folie où l’on ne voyait que de la sagesse. Certes, cette noblesse et cette monarchie, dont l’œuvre fut de composer peu à peu les empires, n’avaient pas même le pressentiment de l’ordre social que leurs travaux devaient amener. C’était pour elles-mêmes qu’elles se livraient à tant de fatigues et de périls. Mais, à mesure que leurs conquêtes s’étendaient, leur force s’épuisait; toutes ces peuplades qu’elles avaient réunies violemment devaient finir, sous leur tutelle et sous celle d’un clergé également conquérant, également brutal, par se fondre véritablement en nations ; les mêmes habitudes, la même religion, la même langue régneraient sur de grands territoires : combien alors la civilisation allait devenir rapide ! une vérité découverte le serait à l’instant pour des millions d’hommes; un noble sentiment irait faire battre à la fois des millions de cœurs! L’Égalité devait sortir de là; l’âme des masses populaires devait devenir l’âme des nations. Eh bien! il n’est pas moins certain que les principes nouveaux dont le règne a commencé à l’intérieur sortiront un jour au dehors, et règleront les rapports des sociétés entre elles. Mais, encore une fois, il faut du temps pour que les peuples aperçoivent et adoptent les conséquences de leurs opinions les plus chères. N’avons-nous pas vu notre Révolution, après avoir inscrit sur son premier drapeau l’abolition de la conquête, s’oublier elle-même à la suite d’un conquérant, et, par un étrange contre-sens, la liberté moderne prendre pour enseigne cette Rome entachée d’aristocratie, de patronage et de servitude? La conquête, c’est la centralisation : pourquoi voudrions-nous que la France gouvernât ses voisins, lorsque nous demandons à grands cris que Paris ne gouverne pas nos provinces? Si la liberté du commerce doit s’établir dans toute l’Europe, les grandes nations n’auront, sous le rapport de la richesse, aucun avantage sur les petites. L’économie politique se prépare une monarchie universelle plus durable que celles que Charles-Quint et Napoléon voulurent inutilement fonder sur la violence. Décentraliser les empires, établir dans chaque province, dans chaque ville une activité propre, et en même temps faire tomber les barrières qui séparent les nations, voilà à quoi tendent la liberté, la science et l’industrie: en sorte que, si leur triomphe était complet, on pourrait dire de la grande société des hommes ce que Pascal disait de l’univers : Centre partout, circonférence nulle part.

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