LA LIBERTÉ Par L’ENSEIGNEMENT
(L’ÉCOLE LIBERTAIRE)
[Temps Nouveaux, 1898]
En matière d’éducation et d’enseignement, l’Autorité a pour effet d’accaparer l’homme chez l’enfant, au moment où son jugement est sans force, sa mémoire vide, son imagination naïve et sans défiance.
Pour déprimer la, raison au détriment de la liberté, elle s’est emparée de l’intelligence et de la volonté pour les enchaîner, insensiblement et par une longue habitude, de préjugés, de scrupules et d’entraves sans nombre.
L’État, après l’Église, comprenant fort bien que l’homme se ressent toute sa vie de l’influence subie durant son passage à l’école, s’est arrogé le droit d’étendre sa main despotique sur les cerveaux et les cœurs pour les marquer d’une empreinte ineffaçable.
Enseigne-t-il la morale ? C’est la sienne. L‘histoire ? La sienne encore. L’instruction civique, les principes élémentaires du droit ou de l’économie politique, etc.? C’est toujours, de toute façon, le panégyrique enthousiaste des institutions existantes, de la force érigée en droit.
Un maître d’école le plus souvent maussade, grincheux et déplaisent, semblant prendre à tâche de faire de ses élèves une sélection de moutons de Panurge en contemplation devant son infaillibilité, est chargé d‘inculquer à l’enfant une foule de connaissances en elles-mêmes peu attrayantes et présentées sous leur aspect le plus désagréable et le moins facilement assimilable. Immobilisé par ordre durant des heures entières devant un bureau, un livre ou un cahier, l’élève doit s’astreindre à comprimer, à étouffer au plus profond de lui-même l’impérieuse poussée de son exubérance naturelle. Toute échappée involontaire de sa vitalité débordante est sévèrement châtiée. A son âge luxuriant, on exige de lui qu’il égale en sérieux, en gravité, le pédagogue a sang froid, chargé de son enseignement.
Celui-ci est-il un guide, un conseiller, un homme de vocation, un ami? — Non. C’est un homme de métier, un Serviteur exécutant une consigne, mais ne pouvant exprimer en toute franchise ce qu’il croit être la vérité.
L’école, dans la société actuelle, n’est que l’antichambre de la caserne, où se parfera l’ultime dressage pour l’asservissement.
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Outre la contrainte physique, « on s’applique a pervertir le sens moral de l’enfant par la multiplication d’exemples historiques sottement choisis, par une apologie constante de crimes couronnés de succès et la réprobation virulente de dévouements sans profit;
« On exalte son imagination par les descriptions détaillées de scènes de carnage et de violence poétisées à dessein, par une héroïfication de la force brutale, du vol, du pillage et de l’assassinat:
« On lui inculque le respect de l’autorité et de ceux qui la détiennent, l’admiration des grands conquérants, le mépris des révoltés qui succombèrent en luttant pour leur affranchissement, l’amour des fausses gloires; du clinquant, du panache, de l’uniforme, du drapeau;
« On lui insuffle la haine aveugle et criminelle du peuple d’au déla tel ruisseau, l’infatuation stupide et irraisonnée de sa propre race et le dédain de toute autre;
« On lui insinue le mépris du miséreux; on le pousse à l’adulation du riche et à l’exécration de toutes les victimes anciennes ou récentes de la tyrannie, de l’intolérance, de; la duplicité ou de la lâcheté gouvernementales. »
Autant de poisons, savamment distillés, dissolvant les virilités, émasculant les énergies et pervertissant les cœurs.
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Supprimant au point de vue éducatif : discipline, programme, classement, les trois iniquités de la réglementation scolaire actuelle, desquelles découlent toutes les iniquités sociales :
La Discipline, génératrice de dissimulation, de sournoiserie, de mensonge;
Les Programmes, niveleurs d’originalité, d’initiative, de responsabilité;
Le Classement, générateur de rivalités, de jalousies et de haines,
Notre enseignement sera intégral, rationnel, mixte et libertaire.
Intégral. — Parce qu’il tendra au développement harmonique de l’être tout entier et fournira un ensemble complet, enchaîné, synthétique, parallèlement progressif en tout ordre de connaissances, intellectuelles, physiques, manuelles, professionnelles, et cela à partir‘ du plus ‘jeune âge;
Rationnel. — Parce qu’il sera basé sur la raison et conforme aux principes de la science actuelle et non sur la foi; sur le développement de la dignité et de l’indépendance personnelles et non sur celui de la ‘piété et de l’obéissance; sur l’abolissement de la fiction Dieu, cause éternelle et absolue d’asservissement;
Mixte. — Parce qu’il favorisera la coéducation des sexes dans une fréquentation constante, fraternelle, familiale des enfants, garçons et fillettes, qui donne a l’ensemble des mœurs une sérénité particulière. Loin de constituer un danger, elle éloigne de l’idée de l’enfant des curiosités malsaines et devient, dans les sages conditions où elle doit être observée, une garantie de préservation et de haute moralité;
Libertaire. — Parce qu’il consacrera au fond l’immolation progressive de l’autorité au profit de la liberté, — le but final de l’éducation étant de former des hommes libres, pleins de respect et d’amour pour la liberté d’autrui.
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Tel est, à grands traits, le devis éducatif et instructif de notre projet.
Nous pensons que l’enseignement est un moyen puissant de propager et d’infiltrer dans les esprits les idées généreuses. Il est un auxiliaire, plus que bien‘ d’autres, apte à relever le niveau moral de la jeunesse. En raison de la susceptibilité et de l’impressionnabilité de l’organe sur lequel il agit, son action est capitale. Elle peut décider de l’avenir d’une intelligence, en lui ouvrant des horizons auparavant insoupçonnés. L’enseignement peut être le plus actif moteur de progrès par l’influence directe qu’il exerce sur l’éclosion des idées et leur direction ultérieure. Il peut devenir le levier ‘qui soulèvera le monde et qui renversera à jamais l’erreur, le mensonge et l’injustice. Sa portée peut être immense, sa mission est noble et haute, car elle doit avoir pour but le relèvement de l’humanité.
En effet, le plus grand service à rendre à l’humanité n’est-il pas de déchirer le voile qu’obstinément on maintient sur ses yeux, de lui montrer quelles piètres idoles on lui apprend à adorer et la pauvreté des arguments en vertu desquels on prétend lui imposer le respect?
Par ce temps d’indifférence, de platitude et de médiocratie, ce n’est pas chose facile que de fonder une École libertaire, rompant franchement en visière avec les anciens errements.
En nous mettant à l’œuvre, nous ne nous sommes point dissimulé les difficultés de l’entreprise. La tache sera pénible et rude, la route hérissée d’obstacles. Mais plus grands seront les obstacles, plus tenaces seront nos efforts.
Cette œuvre ne doit pas être l’œuvre de quelques-uns si elle doit être et sera l’œuvre de tous : des esprits ouverts aux innovations importantes, des curieux d’essais, des épris de nouveauté, des désireux de haute justice et de moralité sociales.
Aux hommes de cœur, a quelque parti qu’ils appartiennent, de nous prêter leur appui moral et matériel.
Le Comité d’initiative :
Elisée Reclus, Louise Michel. J. Grave, J. Ardouin, Ch. Malato, E. Janvion, L. Matha, J. Degalvès, Tolstoï, A. Girard, P. Kropotkine, J. Ferrière, L. Malquin.
LIBERTY THROUGH EDUCATION
(THE LIBERTARIAN SCHOOL)
[Temps Nouveaux, 1898]
In matters of education and teaching, the effect of Authority is to monopolize the minds of human beings as children, at the moment when their judgment is weak, their memory empty, their imagination naïve and their nature trusting.
In order to wear down reason at the cost of liberty, it seizes the intelligence and will, in order to enchain them, gradually and through long habit, with numberless prejudices, misgivings and constraints.
The State, after the Church, understanding very well that man feels for his whole life the influence experienced during his passage through school, has seized the right to put its despotic hand on brains and hearts in order to stamp them with an indelible mark.
Does it teach morality? It teaches its own. History? Again, its own. Civic instruction, the elementary principles of law or political economy, etc.? It is always, anyway, an enthusiastic panegyric for existing institutions, for force set up as right.
A schoolmaster, most often ill-tempered, cross and unpleasant, seeming to make it his task to make his students a collection of Panurge’s sheep in contemplation before his infallibility, is charged with imparting to the child a mass of knowledge that is scarcely attractive by itself and that is presented in its least agreeable and least easily assimilable appearance. Immobilized by rule, and at all hours, before a desk, a book, or a notebook, the pupil must constrain themselves to contain, to stifle most profoundly within themselves the imperious pressure of their natural exuberance. Every accidental escape of their overflowing vitality is severely chastised. At their luxuriant age, we demand that they equal in seriousness, in gravity, the cold-blooded pedagogue charged with their instruction.
Is that teacher a guide, a counselor, a man with a calling, a friend? — No. He is a tradesman, a servant executing instructions, but unable to express in all frankness what he believes the truth to be.
School, in the present society, is on the antechamber of the barracks, where the training for enslavement will ultimately be polished.
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In addition to physical constraint, “we do our utmost to pervert the moral sense of the child through the multiplication of foolishly chosen historical examples, by a constant apology for crimes crowned with success and a virulent condemnation of devotions without profit;
“We enflame their imaginations with detailed descriptions of scenes of carnage and violence, deliberately poetized, by a heroification of brutal force, of theft, pillage and murder;
“We impart to them a respect for authority and for those who possess it, admiration for the great conquerors, scorn for the rebels who fall while struggling for their freedom, the love of false glories; of glitz and gallantry, uniforms and flags;
“We instill in them a blind and criminal hatred of the people on the other bank of some stream, a stupid and unreasoning infatuation with their own race and disdain for all others;
“We insinuate contempt for the destitute; we push them to adulation of the rich and to execration of all the victim, ancient or recent, of governmental tyranny, intolerance, duplicity and cowardice.”
So many poisons, skillfully distilled, sapping virility, emasculating energies and corrupting hearts.
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Eliminating from the educational point of view discipline, curriculum, and grading, the three sins of the present pedagogical regulations, from which all the social iniquities follow:
Discipline, mother of dissembling, deviousness and lies;
Curriculum, leveler of originality, initiative and responsibility;
Grading, father of rivalries, jealousies and hatred;
Our education will be integral, rational, mixed and libertarian.
Integral. — Because it will tend to the harmonic development of the whole being and supply a complete ensemble, linked, synthetic, simultaneously progressive in every order of knowledge, intellectual, physical, manual, and professional, beginning from the youngest age;
Rational. — Because it will be based and reason and consistent with the principles of modern science and not on faith; on the development of dignity and personal independence and not on that of piety and obedience; on the abolition of the fiction of God, eternal and absolute cause of enslavement;
Mixed. — Because it will promote the coeducation of the sexes in a constant, fraternal, familial companionship of the children, boys and girls, which gives to all of their habits and customs a particular equanimity. For from constituting a danger, it separates from the idea of the child some unhealthy curiosities and becomes, in the sensible conditions where it must be observe, a guarantee of protection and of high morality;
Libertarian. — Because it will sanctify at base the progressive immolation of authority, for the profit of liberty, — the final aim of education being to make free people, full of respect and love for the liberty of others.
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Such is, in broad strokes, the educational and instructive estimation of our project.
We think that education is a powerful means of disseminating and infiltrating minds with generous ideas. It is an auxiliary much more apt than others to raise the moral level of youth. Because of the susceptibility and impressionability of the organ on which it acts, its action is essential. It can determine the future of an intelligence, by opening previously unsuspected horizons. Education can be the most active motor of progress, through the direct influence that it exerts on the blossoming of ideas and their later direction. It can become the lever that will lift up the world and will overthrow error, lies and injustice forever. Its impact can be immense, and its mission is noble and great, for its aim must be the uplifting of humanity.
Indeed, isn’t the greatest service to render to humanity to strip away the veil that we obstinately maintain before our eyes, to show what paltry idols we have been taught to worship and the poverty of the arguments by which respect for them is imposed?
In these times of indifference, platitude and mediocrity, it is not an easy thing to establish a Libertarian School, breaking frankly and without hesitation with the misguided ways of the past.
In setting ourselves to the work, we have not concealed from ourselves the difficulty of the enterprise. The task will be tiresome and hard, the road bristling with obstacles. But the greater the obstacles, the more tenacious will be our efforts.
This work should not be the work of a few; it must be and will be the work of all: some minds open to important innovations, some curious to experiment, some enamored with novelty, some desirous of full justice social morality.
It is for good-hearted men, no matter which party they belong to, to lend us their moral and material support.
Le Comité d’initiative :
Elisée Reclus, Louise Michel. J. Grave, J. Ardouin, Ch. Malato, E. Janvion, L. Matha, J. Degalvès, Tolstoï, A. Girard, P. Kropotkine, J. Ferrière, L. Malquin.