Le Rétif (Victor Serge), “To Be and to Appear” (1909)

Être et Paraître

On ne vit pas pour soi-même—on vit pour les autres. On souffre, on lutte, on meurt pour la galerie, pour étonner les autres, leur arracher un cri d’admiration ou de louange. Paraître est le grand, l’unique souci des hommes de ce siècle.

Pour la vaine gloriole de paraître, ils renoncent à être réellement. Et ce, dans tous les domaines de leur activité.

Du haut en bas de l’échelle sociale, de l’Altesse la plus haut placée jusqu’au dernier des Prolos règne la même aberration mentale, la même navrante incohérence. Paraitre ! Imposer aux autres le respect et l’étonnement. S’afficher fort, beau, intelligent, original où cynique. S’afficher à tout prix, de n’importe quelle façon.

La femme du monde se pare de vêtements incommodes, douloureux, se tourmente et se mutile le corps pour paraître belle. Elle lit des romans futiles, se gorge de sottises cueillies en des manuels spéciaux pour paraitre spirituelle et lettrée.

L’ouvrière se prive de déjeuner le matin pour se vêtir de brimborions coûteux et dissimuler sa misère sous des apparences brillantes. Elle minera sa santé afin d’acquérir des boucles d’oreilles qui la feront croire plus fortunée. Elle se prostituera pour de beaux atours…

L’ouvrier accentue sa crapulerie pour paraître original. Pour « convenablement » s’habiller le dimanche et paraitre chic aux yeux des parents campagnards, il se privera toute la semaine d’une partie du nécessaire. Le lettré, le savant, le penseur parfois s’imposent mille tourments, refusent stoïquement les joies de l’existence—pour paraitre profonds, intéressants, graves.…

Inconséquence ridicule, on cherche à paraitre ce que l’on n’est pas. Qu’importe d’être laid, difforme, odieux, si l’on paraît beau! Qu’importe la vérité pourvu que l’apparence soit !

Le pauvre veut paraitre riche ou au moins aisé; l’imbécile tient à se faire croire spirituel ; le lourdaud veut sembler élégant ; le rasta se faire admettre noble, et le noble dégénéré paraître grand.…

Dans ce but—ô sottise—on renonce à être, on perd son individualité, on efface son caractère, on se mutile… Afin d’avoir une taille appréciée de ses contemporains idiots la femme—par le corset—torture son torse gracieux… La midinette qui serait si charmante et si jolie dans sa simplicité, abolit ce charme en se revêtant d’atours tapageurs conventionnellement prisés par la galerie.

Tel poète dont les chansons exhalant sans exagération la grande douceur d’âme et l’extase des sens, auraient été exquises et sublimes, supplicie son esprit pour produire des œuvres incompréhensibles et difficiles, mais qui paraitront aux dames détraquées du monde noceur, remplies d’un sens mystérieux…

Cela non seulement dans la manière ordinaire de vivre et de se conduire, mais aussi et surtout dans les actes les plus graves de la vie. Pas un instant la hantise de paraître ne s’abolit. Combien d’héroïsmes inexpliqués n’ont eu d’autres motifs ? Combien de drames passionnels ou autres se commettent quotidiennement rien que pour « faire voir et faire parler

Sur le champ de bataille le soldat et l’officier, brutes insensées, perdent courageusement ce qu’ils ont de plus précieux—l’existence—pour qu’on parle d’eux, pour que la renommée leur fasse une factice survie. Le mari jaloux, outragé, tue sa femme ou l’amant pour réparer aux yeux du monde l’affront qui lui fut fait. Réparation ne réparât rien et le plus souvent ajoutant à un désastre moral l’irréparabilité du crime…

Et tout le prestige des classes dirigeantes, n’est-il pas créé et entretenu aux yeux des plèbes éblouies, par l’art de paraitre porté à son apogée ? Les uniformes carnavalesques de l’armée, les bariolages des grands dignitaires, les robes des curés et des magistrats, le faste des cérémonies officielles, n’ont d’autre but que d’épater, de fasciner, d’en imposer au commun des mortels et à ceux mêmes qui s’en servent. Et les décorations donc ?

En dernier ressort on cherche à paraître devant soi même. On s’exagère, on se grandit, on s’apprécie outre mesure, afin de satisfaire ainsi l’effrayante soif de vanité que des siècles de déformation cérébrale— par les préjugés et l’erreur — ont mis en nous.

Notre amour du vrai et du pur nous fait rejeter impitoyablement le factice et l’apparent. Quoi de plus triste et de plus illogique que paraître beau quand on ne l’est pas ? Quel supplice plus cruel que toujours mentir aux autres et à soi même ?

Foin des apparences trompeuses ! Nous voulons nous affirmer dans la réalité et pour être nous renonçons à paraître. Peu nous importe le qu’en-dira-t-on. Nous vivons pour nous-mêmes—moi pour moi—et non pour les autres.

Je me vêts comme il me convient, me souciant de la mode aussi peu que de l’opinion de mon voisin. Le vêtement que je préfère est celui qui me tient à l’aise et dont la forme plait à mes yeux.

Mes actes n’ont qu’un motif : me procurer un agrément quelconque, satisfaire n’importe lequel de mes besoins. Aussi ne consentirais-je jamais à crever pour un drapeau—fut-il rouge ou noir—pas plus qu’à mettre un chapeau monstrueux, mais en vogue. Je ne me soucie pas de paraitre. Que les abrutis qui m’environnent, pensent de moi ce qu’ils veulent. Rien n’égale mon indifférence à leur égard. Pourvu que je sois, que m’importe ce que je parais ! Je ne cours pas après les fantômes ou les ombres.

Mon existence est positive, faite de réalités et non de fumées. Je vis. Tous mes organes fonctionnent et je m’en réjouis. Je travaille, je pense, j’aime. Tous les jours je fais ample récolte de sensations. Je suis, le reste m’indiffère.

A l’absurde et surannée formule du passé : paraitre, les anarchistes substituent leur fière volonté : être !

LE RÉTIF

To Be and to Appear

We do not live for ourselves—we live for others. We suffer, we struggle and we die for the gallery, to astonish others, to wrest from them a cry of admiration or praise. To appear is the great, the unique concern for the men of this century.

For the vain glory of appearing, they renounce really living. And this is true in all the domains of their activity.

From the top to the bottom of the social scale, from the most highly placed Highness to the least of the Proles reigns the same mental aberration, the same dreadful incoherence. To appear! To command respect and astonishment from others. To display oneself as strong, beautiful, intelligent, original or cynical. To display oneself at any cost, in any way.

The worldly woman dresses up in uncomfortable, unpleasant clothes, torments and mutilates her body in order to appear beautiful. She reads superficial novels, gorges herself on nonsense gleaned from special manuals in order to appear witty and well-read.

The female worker deprives herself of her morning meal in order to dress herself in costly trinkers and concel her poverty beneath brilliant appearances. She will undermine her health in order to acquire earrings that will make her seem more fortunate. She will prostitute herself for fine clothes…

The worker accentuates is villainy in order to appear original. To dress himself “suitablu” on Sunday and appear chic in the eyes of rustic relations, he will deprive himself all week of some portin of the essentials. The well-read, the scholars and thinkers sometimes impose upon themselves a thousand torments, stoically refusing the joys of existence—in order to appear profound, interesting, serious.…

With a ridiculous inconsistency, we seek to appear what we are not. What does it matter if we are ugly, misshapen or horrible, if we seem attractive? What does the truth matter as long as the appearance exists!

The poor man wants to appear rich or at least comfortable; the imbecile works to be taken for an intellectual; the oaf wants to seen elegant; the flashy foreigner is accept as noble, and the degenerate noble appears grand.…

In this way—what foolishness—we renounce being, lose our individuality, wipe away our character, maim ourselves… In order to have a waistline admired by her idiotic contemporaries the woman—with the corset—tortures her graceful torso… The starry-eyed girls who would be so charming and so pretty in her simplicity, suppresses this charm, donning the conventional, flashy finery prized by the crowd.

Some poet, whose songs, radiating without exaggeration the great sweetness of the soul and ecstacy of the senses, would have been exquisite and sublime, tortures his spirit in order to produce works that are incomprehensible and difficult, but would appear to the unhinged ladies of the partygoing world as filled with mysterious meaning…

This is true not only in the ordinary way of living and behaving, but also and especially in the most serious acts of life. Not for an instant is the haunting fear regarding appearance suppressed. How many unexplained acts of heroism have had no other motive? How many tragedies, passion-driven or otherwise, are committed daily only “to make people look and talk”?

On the field of battle the soldier and the officer, senseless brutes, bravely lose the most precious thing they have—their existence—so that they will be spoken of, so that fame grants them an artificial afterlife. The jealous husband, outraged, kills his wife or lover to repair to the eyes of the world the affront that was made to him. The reparation repairs nothing and most often adds to a moral disaster the irreparability of crime…

And all the prestige of the ruling classes, isn’t it created and maintained in the eyes of the dazzled proles by the art of appearing carried to its zenith? The carnivalesque uniforms of the army, the gaudy displays of the great dignitaries, the robes of the clerics and magistrates, the pomp of official ceremonies, have no other aim but to confound, to captivate, to impose on common mortal and on those who serve them. And the decorations…?

As a last resort we seek to appear before ourselves. We exaggerate, we puff ourselves up, overestimate ourselves, in order to satisfy the terrible thirst of vanity that centuries of cerebral deformation—by prejudices and error—have placed in us.

Our love of the true and the pure makes us pitilessly reject the false and the apparent. What is sadder and more illogical than appearing good when you are not? What torture is more cruel than always lying to others and to oneself?

To Hell with deceptive appearances! We want to assert ourselves in reality and in order to be we renounce appearing. It matters little to us what is being said about us. We live for ourselves—I live for myself—and not for others.

I dress as I please, caring as little for fashion as I do for my neighbor’s opinion. The garment that I prefer is the one that keeps me comfortable and whose form pleases my eyes.

My acts have only one motive: to procure for myself some kind of pleasure, to satisfy some one of my needs. So I would not consent to die for a flag—even if it was red or black—any more than I would put on a hat that was monstrous, but in style. I do not care to appear. Let the idiots that surround me think of me what they wish. Nothing equals my indifference toward them. As long as I am, what does it matter to me if I appear! I do not chase after ghosts or shadows.

My existence is positive, made of realities and not of smoke. I live. All my organs function and je m’en réjouis. I work, I tgink and I love. Each day I gather an ample harvest of sensations. I am—the rest doesn’t bother me.

To the absurd and outdated formula of the past: to appear, the anarchists substitute their proud will: to be! 

LE RÉTIF

Le Rétif, “Être et Paraître,” L’Anarchie 5 no. 238 (28 Octobre 1909): 2.

Working Translation by Shawn P. Wilbur.

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