E. Armand, The Anarchist Individualist Initiation — V

The Anarchist Individualist Initiation

E. ARMAND

[ENGLISH TEXT ONLY]


6. L’Autorité, la Domination, l’Exploitation : Origine, Evolution, Aspects et Définitions. ☞


DEUXIÈME PARTIE

LES THÈSES PRATIQUES DE L’INDIVIDUALISME ANARCHISTE

5. Le Christianisme et les Individualistes. La tournure d’esprit païenne

47) Le christianisme primitif.

Y a-t-il un lien de parenté quelconque entre le christianisme et l’anarchisme ? Peut-on les concilier ? Peut-on soutenir que les anarchistes — individualistes ou communistes — sont ce que seraient devenus les chrétiens si le christianisme avait suivi son évolution normale au lieu de se cristalliser en des formules et en des rites ?

Il n’est personne de bonne foi qui entende concilier avec le socialisme ou l’anarchisme le christianisme d’aujourd’hui, le christianisme officiel des églises, soutien du coffre-fort et admirateur de la violence gouvernementale. Quand on parle de christianisme anarchiste, social, révolutionnaire même, on n’entend jamais que le « christianisme primitif ». La grande difficulté, c’est que sur cette période de l’histoire chrétienne, nous ne possédons guère de documents authentiques, probants, auxquels on puisse ajouter absolument foi. Les éléments critiques manquent, les écrits hostiles au christianisme ayant été soigneusement anéantis par les chrétiens devenus victorieux. Les documents ne deviennent historiques qu’au moment où le mouvement chrétien s’est transformé en une organisation religieuse, un église qui prétend conquérir le monde, qui vise à la suprématie spirituelle et temporelle, grâce à une hiérarchie formidablement agencée. A ce moment-là, l’église parait surtout préoccupée de s’assimiler les croyances, les superstitions mythologiques, afin de rallier les dernières oppositions et ses divisions intestines servent de manteau à des desseins politiques.

PART TWO

THE PRACTICAL THESES OF ANARCHIST INDIVIDUALISM

1. Christianity and the Individualists. The pagan way of thinking.

47) Primitive Christianity.

Is there any link of kinship whatsoever between Christianity and anarchism? Can we reconcile them? Can it be maintained that anarchists—individualists or communists—are what Christians would have become if Christianity had followed its normal evolution instead of crystallizing into formulas and rites?

There is no one who intends, in good faith, to reconcile the Christianity of today, the official Christianity of the churches, partisan of the strongbox and admirer of government violence, with socialism or anarchism. When we speak of anarchist, social, even revolutionary Christianity, we only ever mean “primitive Christianity.” The great difficulty is that regarding this period of Christian history, we have hardly any authentic, convincing documents, to which we can give absolute credence. The critical elements are missing, the writings hostile to Christianity having been carefully destroyed by the Christians who had become victorious. The documents only became historical when the Christian movement had transformed itself into a religious organization, a church that meant to conquer the world, which aims at spiritual and temporal supremacy, thanks to a formidable hierarchy. At that time, the church seemed above all concerned with assimilating beliefs, mythological superstitions, in order to win over the last oppositions, and its internal divisions served as a cloak for political purposes.

48) Le fondateur du christianisme et son œuvre.

Jésus, de naissance irrégulière, (peut-être avec du sang grec dans les veines), parait avoir eu davantage de ressentiment contre les pseudo-croyants Juifs que contre les oppresseurs romains de la Judée. Nourri de la lecture des grands prophètes israélites, mêlée peut-être à une connaissance de la philosophie grecque, bercé sûrement dès l’enfance par les apocalypses juives, croyant en la fin prochaine du monde, doué sans doute de facultés qu’on rattacherait aujourd’hui aux phénomènes de l’hypnotisme, il semble qu’il se soit cru appelé à renouveler les prophètes de jadis, si bien qu’avant ou au lieu de prêcher la révolte contre les étrangers, il préconisa une régénération « intérieure ». Jésus nous apparaît encore comme un homme d’origine modeste, élevé chez un charpentier ou même dans une ferme, comme le voulait E. Crosby, mais que les soucis d’une éducation qu’il n’a due qu’à lui-même, ou peut-être de lointains voyages, auraient éloigné du contact immédiat d’autrui. Tout en partageant maintes des superstitions et en épousant les théories cosmogoniques de son époque, il se montre en possession d’une indéniable valeur individuelle et exerce une profonde influence sur son entourage ; on nous le dépeint comme doué de beaucoup de sensibilité, d’un vif enthousiasme, débarrassé des conceptions étriquées, polémiste et abhorrant l’esprit mercantile qui rendait ses compatriotes si détestables.

N’ayant point trouvé d’écho chez les gens aisés, à part deux ou trois bourgeois libéraux ou rabbins, Jésus s’en alla recruter des amis parmi les « péagers et les gens de mauvaise vie » : chemineaux, vagabonds, mendiants, prostituées, névropathes et autres « gens sans aveu » auxquels se mêlèrent plusieurs de ces juifs attendant la venue d’un Messie qui les délivrerait du joug des légions césariennes. Jésus ne semble pas avoir attaché beaucoup d’importance aux lois civiles, à la propriété, et l’épisode des deux sœurs qu’il aimait tendrement indique des mœurs libres. Deux ou trois femmes qu’il avait guéries de maladies nerveuses, subvenaient à ses besoins et à ceux du petit groupe qui le suivait partout (1). Bref, avec sa poignée de gens inavouables et de fanatiques, il se jeta à l’assaut de l’ecclésiastisme, du formalisme et de l’hypocrisie israélites, formidable forteresse.

En opposition avec l’enseignement des rabbins, l’enseignement officiel, Jésus en adopta un qui dut avoir comme base ce conseil : « Si tu fais ceci ou cela, fais-le, non parce qu’on t’a dit de le faire, mais parce que, en ton for intérieur, tu le trouves bon. » Plus nouveau que bien compris, cet enseignement suscita l’attention et on se pressa relativement autour du jeune propagandiste, dont les invectives contre les puissants et les riches – Jésus ne semble pas avoir reculé devant les propos démagogiques – flattaient l’oreille des déshérités qui l’écoutaient. On dut aimer sa simplicité : un bateau, une terrasse, un monticule lui tenaient lieu de chaire. D’ailleurs, il ne semble pas avoir fait œuvre de propagande illimitée : il se contentait de semer paroles et idées : « Que celui qui a des oreilles pour entendre entende » : la semence peut tomber sur le bord de la route où les oiseaux la mangeront, sur le terrain pierreux où le soleil la dessèchera, tant pis ! Si elle tombe en bonne terre, elle produira au centuple. Sympathique à la populace, car nullement ascète, il mangeait et buvait dans les carrefours, avec toute espèce de monde, sa conversation attirait : il parlait de champs, de fleurs, de moissons, du ciel étoilé… quelle différence avec les prêtres empesés et le rituel de la synagogue !

Un trait ineffaçable du caractère de Jésus, ce fut sa confiance en ceux qui le suivirent, sa patience à leur égard, disons-le, son amour pour eux. Courageusement, il entreprit leur éducation, excusant leur lâcheté, leur ignorance ; leurs ambitions mesquines, leurs rivalités puériles ne le rebutèrent pas. Bien que ses biographes passent rapidement sur ces côtés de sa physionomie morale, ils ressortent à tel point qu’ils éclipsent sans pitié tous les prétendus miracles auxquels les évangélistes donnent tant de place.

Un beau jour éclata la crise inévitable. Grisé par l’enthousiasme, s’attendant probablement à une manifestation en sa faveur et en sa personne d’une puissance extra-humaine, Jésus monta vers Jérusalem au moment des fêtes de Pâques, alors que la ville regorgeait d’israélites venus de tous les points de l’Empire romain. Il se rendit au Temple, haranguant, discutant, provoquant le tumulte. Belle occasion pour les chefs de la synagogue de se débarrasser de l’importun et des conséquences fâcheuses qu’auraient pu avoir ses discours enflammés. En ayant eu vent, il semble que Jésus se cacha avec quelques amis ; sans doute trahi, il fut vite découvert, appréhendé, arrêté et les autorités romaines et juives tombèrent de suite d’accord pour le faire périr. Il subit son sort avec une certaine faiblesse, semble-t-il, causée probablement par la chute de ses espérances en une intervention de la divinité et aussi à l’abandon de ses disciples, qui s’étaient terrés. D’ailleurs, pour les frapper et éviter qu’ils en fissent un prophète, on avait pris soin de ridiculiser leur chef et de lui infliger un supplice d’ordinaire réservé aux malfaiteurs.

Exemple point neuf : loin d’abattre les siens, le supplice de leur ami ranima leur courage, les électrisa. Hallucinés par l’influence qu’il avait exercée sur eux de son vivant, influence que leur pitoyable conduite grandissait encore, ils se retrouvèrent, s’assemblèrent, reconquirent courage et assurance. Le christianisme était né.

Des récits de l’activité de Jésus, on peut tirer bien des aspects contradictoires de sa personnalité. Sans doute, il est anarchiste, révolutionnaire, il rejette et combat l’autorité des prêtres, la morale hypocrite et officielle, le traditionalisme, la loi écrite et imposée ; mais il est venu aussi pour accomplir « la loi » et « les prophètes » et non pour les « abolir ». Il y a tant de manipulations, d’interpolations dans les textes, qu’on a bien de la peine à savoir à quoi s’en tenir.

(1) Origène, dans sa réfutation de Celse, en cita une du nom de Suzanne.

48) The founder of Christianity and his work.

Jesus, of irregular birth (perhaps with Greek blood in his veins), seems to have had more resentment against the Jewish pseudo-believers than against the Roman oppressors of Judea. Nourished by the reading of the great Israelite prophets, perhaps mixed with a knowledge of Greek philosophy, surely cradled from childhood by the Jewish apocalypses, believing in the approaching end of the world, undoubtedly endowed with faculties that we would link today to the phenomena of hypnotism, it seems that he thought himself called to renew the prophets of old, so much so that before or instead of preaching revolt against foreigners, he advocated an “inner” regeneration. Jesus still appears to us as a man of modest origin, brought up by a carpenter or even on a farm, as E. Crosby wanted, but one that the worries of an education that he owed only to himself, or perhaps distant journeys, would have taken away from the immediate contact of others. While sharing many superstitions and espousing the cosmogonic theories of his time, he shows himself to be in possession of an undeniable individual value and exerts a profound influence on those around him; he is depicted to us as endowed with great sensitivity, lively enthusiasm, free from narrow conceptions, a polemicist, abhorring the mercantile spirit that made his compatriots so detestable.

Having found no echo among the wealthy people, apart from two or three liberal bourgeois or rabbis, Jesus went to recruit friends among the “tax collectors and sinners”: tramps, vagabonds, beggars, prostitutes, neuropaths and other “people without a faith,” with whom several of these Jews mingled waiting for the coming of a Messiah who would deliver them from the yoke of the Caesarean legions. Jesus does not seem to have attached much importance to civil laws, to property, and the episode of the two sisters whom he loved dearly indicates free morals. Two or three women whom he had cured of nervous diseases provided for his needs and those of the little group who followed him everywhere (1). In short, with his handful of unmentionable people and fanatics, he launched an assault on Israelite ecclesiasticalism, formalism and hypocrisy, a formidable fortress.

In opposition to the teaching of the rabbis, the official teaching, Jesus adopted one that had to have as its basis this advice: “If you do this or that, do it, not because you were told to do it, but because, deep down inside, you find it good.” More new than well understood, this teaching aroused attention and people crowded around the young propagandist, whose invectives against the powerful and the rich—Jesus does not seem to have recoiled from demagogic remarks—flattered the ears of the poor who listened to him. They must have liked his simplicity: a boat, a terrace, a hillock served as its pulpit. Moreover, he does not seem to have carried out a work of unlimited propaganda. He was content to sow words and ideas: “Let him who has ears to hear, hear.” The seed may fall on the side of the road where the birds will eat, on the stony ground where the sun will dry it up. Too bad! If it falls on fertile ground, it will produce a hundredfold. Sympathetic to the populace, because by no means ascetic, he ate and drank in the crossroads, with all kinds of people that his conversation attracted. He spoke of fields, of flowers, of harvests, of the starry sky… what a difference from the starchy priests and the ritual of the synagogue!

An indelible trait of Jesus’ character was his confidence in those who followed him, his patience with them, let us say his love for them. Courageously, he undertook their education, excusing their cowardice, their ignorance; their petty ambitions, their childish rivalries did not put him off. Though his biographers pass quickly over these sides of his moral character, they stand out so strongly that they ruthlessly eclipse all the so-called miracles to which the evangelists give so much room.

One fine day the inevitable crisis broke out. Intoxicated with enthusiasm, probably expecting a demonstration in his favor and in his role as an extra-human power, Jesus went up to Jerusalem at the time of the Easter celebrations, when the city was overflowing with Israelites from all points of the Roman Empire. He went to the Temple, haranguing, debating, causing uproar. A great opportunity for the leaders of the synagogue to get rid of the nuisance and the disagreeable consequences that his fiery speeches could have had. On having heard, it seems that Jesus hid himself with some friends; undoubtedly betrayed, he was quickly discovered, apprehended, arrested and the Roman and Jewish authorities immediately agreed to put him to death. He suffered his fate with a certain weakness, it seems, probably caused by the collapse of his hopes in an intervention of the divinity and also by the abandonment of his disciples, who had gone into hiding. Moreover, to strike at them and prevent them from making a prophet of him, care had been taken to ridicule their leader and inflict on him a punishment usually reserved for criminals.

Example point nine: far from knocking down his followers, the torture of their friend revived their courage, electrified them. Dazzled by the influence he had exercised over them during his lifetime, an influence that their pitiful behavior still increased, they met again, assembled, regained courage and confidence. Christianity was born.

From the accounts of the activity of Jesus, we can draw many contradictory aspects of his personality. Without doubt, he is an anarchist, a revolutionary; he rejects and fights the authority of the priests, hypocritical and official morality, traditionalism, the written and imposed law; but he also came to fulfill “the law” and “the prophets” and not to “abolish” them. There are so many manipulations and interpolations in the texts that it is very difficult to know what to take from them.

(1) Origen, in his refutation of Celsus, cited one by the name of Suzanne.

49) Saul de Tarse. L’influence grecque.

  Ce qui rend difficile une détermination exacte du « christianisme primitif », c’est qu’immédiatement après la mort, présumée ou réelle de son fondateur, Il subit l’influence d’un homme fort instruit pour son époque : Juif de naissance, Grec d’éducation, un dialecticien hors ligne, discuteur au premier chef, un enthousiaste visionnaire doublé d’un organisateur consommé, qui le transforma bientôt en une religion universelle et l’achemina vers le catholicisme, — nous voulons parler de Saul de Tarse, autrement dit Saint Paul. Amené au christianisme sous l’empire d’une hallucination mystique, il parcourut en propagandiste le monde romain, présentant Jésus aux uns comme le « Dieu inconnu », aux autres – les israélites et les judaïsants – comme une sorte de thèse théologique, incarnation de l’accomplissement des prophéties juives antiques.

Le supplice de l’agitateur galiléen devint la rançon de l’humanité séparée de « Dieu » par le péché originel ; le sang répandu sur le mont Golgotha symbolisa le dernier et suprême sacrifice exigé par l’implacable justice de Jéhovah ; plus tard, Jésus s’éleva jusqu’au rang d’Oint du Seigneur, de Christ, de Fils de Dieu, jusqu’à être une personne de Dieu lui-même. Des églises chrétiennes s’établirent partout ; les mystiques s’en mêlèrent ; devant pareil succès, les Grecs d’Alexandrie tentèrent de concilier le christianisme avec leurs idées philosophiques. Dans l’évangile attribué à Jean, Jésus est devenu l’incarnation du Verbe, du Logos, de la Raison, et c’est « au dedans de nous » qu’est le Royaume des Cieux.

49) Saul of Tarsus. Greek influence.

What makes an exact determination of “early Christianity” difficult is that immediately after the death, presumed or real, of its founder, it came under the influence of a man who was well-educated man for his time—a Jew by birth, Greek by education, an outstanding dialectician, a debater of the first rank, a visionary enthusiast coupled with a consummate organizer—who soon transformed it into a universal religion and led it towards Catholicism. We mean Saul of Tarsus, otherwise known as Saint Paul. Brought to Christianity under the influence of a mystical hallucination, he traveled the Roman world as a propagandist, presenting Jesus to some as the “unknown God,” to others—the Jews and the Jewish converts—as a sort of theological thesis, the incarnation of the fulfillment of ancient Jewish prophecy. The torture of the Galilean agitator became the ransom of a humanity separated from “God” by original sin; the bloodshed on Mount Golgotha symbolized the last and supreme sacrifice demanded by the implacable justice of Jehovah; later, Jesus rose to the rank of Anointed of the Lord, of Christ, of Son of God, to be a person of God himself. Christian churches were established everywhere. The mystics got involved. Faced with such success, the Greeks of Alexandria tried to reconcile Christianity with their philosophical ideas. In the Gospel attributed to John, Jesus has become the incarnation of the Word, of the Logos, of Reason, and it is “within us” that the Kingdom of Heaven exists.

50) Une irrémédiable incompatibilité.

Deux principes vicièrent le christianisme à son origine : sa haine, non pas uniquement du monde, mais de la vie, mais de la chair ; et sa soumission aveugle à la soi-disant volonté de « Dieu ». « Que ta volonté soit faite », s’écriait Jésus au jardin de Gethsémani : voilà l’abîme infranchissable qui éloignera toujours des chrétiens les individualistes, les hommes d’initiative, les indépendants, les réfractaires, les révoltés. En vain on torturera les textes pour les jeter comme un pont ; le pont croulera.

La position de l’homme à genoux est une attitude d’esclave : la morale chrétienne n’est pas seulement une morale d’esclaves, mais à l’usage de gens persuadés qu’ils n’ont plus que très peu de temps à passer sur la terre et qui se trouvent dans l’attente continuelle d’un bouleversement général, spirituel et cosmique. Il est hors de doute que les chrétiens primitifs – assez longtemps même après la disparition de Jésus – étaient des hommes s’attendant à la fin du monde précédant de peu la venue du Messie, c’est-à-dire le retour du Christ et l’établissement du Royaume de Dieu sur le globe. C’est ce qu’on désigne sous le nom de Parousie. Tout ce qui est physique, charnel, va faire place à l’esprit, à l’immatériel. En raison de l’imminence de cette fin, du « jugement universel » qui devait s’ensuivre, il devenait urgent de se « repentir », de sacrifier le Désir, de mortifier l’Instinct, de renoncer au palpable et au tangible. Voilà l’éthique des premiers chrétiens.

Quoi qu’il en soit, le christianisme a valu pour son temps ; si à une époque de l’histoire de l’humanité, il a joué un rôle, admettons libérateur, ses mérites passés ne pourront nous faire oublier tout le mal qu’il a infligé aux penseurs indépendants, aux amants de l’existence pour l’existence. Torquemada, Calvin, Luther, Henri VIII, Loyola, les Jésuites, le Saint-Office, le Saint-Synode russe, les dragonnades anglicanes, les missionnaires bottés… « … On reconnaît l’arbre à ses fruits », les fruits, les voilà ; certes, ils sont amers. Fruits encore du christianisme, fruits pourris, ce piétisme, ces mômeries, ce moralitéisme, toute cette hypocrisie protestante qui ne considère que l’apparence, qui ne regarde qu’à la respectabilité, qui veut mutiler l’individu sous prétexte de l’affranchir des franches passions qui sont l’essence de la vie et ne réussit qu’à en faire un être dévoyé, malsain, attristé, ennuyeux.

50) An irremediable incompatibility.

Two principles vitiated Christianity at its origin: its hatred, not only of the world, but of life, of the flesh; and its blind submission to the so-called will of “God.” “Thy will be done”, cried Jesus in the Garden of Gethsemane: this is the impassable abyss that will always distance the Christians from the individualists, the people of initiative, the independent, the refractory, the rebels. In vain we will torture the texts to try to make a bridge of them; the bridge will crumble.

The position of the man on his knees is the attitude of a slave: Christian morality is not only a morality for slaves, but one for the use of people who are convinced that they have very little time to pass on earth and who find themselves in the continual expectation of a general, spiritual and cosmic upheaval. There is no doubt that the early Christians—long enough even after the disappearance of Jesus—were expecting the end of the world shortly before the coming of the Messiah, that is to say the return of Christ and the establishment of the Kingdom of God on the earth. This is what is known as the Parousia. Everything that is physical, carnal, will give way to the spirit, to the immaterial. Because of the imminence of this end, and of the “universal judgment” that was to follow, it became urgent to “repent,” to sacrifice Desire, to mortify Instinct, to renounce the palpable and the tangible. This is the ethic of the early Christians.

Be that as it may, Christianity was a product of its time. If at one time in the history of humanity it played a role that was, let us admit, liberating, its past merits cannot make us forget all the harm it inflicted on independent thinkers, on lovers of existence for its own sake. Torquemada, Calvin, Luther, Henry VIII, Loyola, the Jesuits, the Holy Office, the Russian Holy Synod, the Anglican dragonnades, the missionaries in boots… “We recognize the tree by its fruits.” There are the fruits and, yes, they are bitter. They are still fruits of Christianity, its rotten fruits: this pietism, these mummeries, this morality, all this Protestant hypocrisy which only considers appearances, which only looks at respectability, which wants to mutilate the individual under the pretext of freeing them from the free, strong passions that are the essence of life and only succeeds in making it a perverted, unhealthy, saddened, boring being.

51) Le communisme des premiers chrétiens.

Tolstoï, des socialistes et des anarchistes « chrétiens » ont cru que le christianisme primitif, avait visé à une action économique, sociale – sorte de « communisme » – autre que la pratique de la charité. Un examen critique de ce qui est parvenu jusqu’à nous des rares documents fondamentaux du christianisme montre que ce point de vue n’est pas exact.

La prédication de l’Évangile est marquée au coin de l’individualisme le plus authentique. Le Salut est une question de foi, strictement personnelle et non collective.

Les épîtres pauliniennes ne laissent aucun doute à ce sujet. Il est vrai que les judéo-chrétiens de Jérusalem, dans l’attente de la fin toute proche du monde, vendirent leurs propriétés – du moins la majorité d’entre eux – et en mirent le produit en commun. Mais cette fin du monde tardant à venir, cette église ou communauté tomba dans la misère et fut obligée d’avoir recours aux autres communautés ou églises chrétiennes – point communistes celles-là – pour se tirer d’affaire. Les « communautés religieuses » sont d’existence ultérieure. Même alors que l’on admettait que Jésus fît partie de la secte juive, communiste et monacale des Esséniens, le communisme « chrétien » n’a jamais été prêché ou pratiqué que par des sectes hérétiques voulant porter dans le domaine économique l’égalité spirituelle que devant Dieu le christianisme accorde aux hommes. Et les églises orthodoxes se sont toujours montrées implacablement hostiles à ces déviations sociales du christianisme.

51) The communism of the first Christians.

Tolstoy, socialists and “Christian” anarchists believed that primitive Christianity had aimed at an economic, social action—a kind of “communism”—other than the practice of charity. A critical examination of what has come down to us from the few fundamental documents of Christianity shows that this view is not correct.

The preaching of the Gospel bears the mark of the most authentic individualism. Salvation is a question of faith, strictly personal and not collective.

The Pauline Epistles leave no doubt about this. It is true that the Judeo-Christians of Jerusalem, expecting the imminent end of the world, sold their properties—at least the majority of them—and pooled the proceeds. But this end of the world was slow to come, this church or community fell into poverty and was forced to seek the aid of other Christian communities or churches—not communists—to get out of trouble. The “religious communities” existed later. Even when it was admitted that Jesus was part of the Jewish, communist and monastic sect of the Essenes, “Christian” communism was never preached or practiced except by heretical sects wishing to bring spiritual equality into the economic domain, which before God Christianity grants to men. And the orthodox churches have always been implacably hostile to these social deviations from Christianity.

52) La tournure d’esprit païenne.

Ce n’est pas en quelques pages qu’on peut résumer un mouvement de l’importance du christianisme et esquisser l’influence qu’il a exercée sur le développement des sociétés humaines. Mais ce que nous en avons dit nous permettra de comparer la tournure d’esprit post judaïque « chrétienne » avec la tournure d’esprit « païenne ». La tendance de la morale païenne, c’est de développer dans l’être humain, à un degré égal, l’aspiration à la Sagesse – l’esprit – et à la Volupté – la chair. Ne pas être tout sage et tout voluptueux, mais s’orienter également vers l’esprit et la chair, deux ordres de jouissance dont la connaissance est indispensable à la véritable, à l’intégrale science de la vie. Quel abîme entre cette conception, la conquête de la vie sous son double aspect psychique et physique, et l’ascétisme de la conception chrétienne.

L’homme à tournure d’esprit païenne veut exister pleinement, vivre sa vie dans toute sa plénitude, dans tout son épanouissement, et si son imagination le porte à concevoir un Absolu personnalisé, l’idée maîtresse du culte qu’il lui rend consiste à jouir, pour lui être agréable, le plus intensément possible, des bonnes choses que la planète réserve çà et là à ceux qui foulent son sol. Intensément, non pas anormalement ou morbidement.

Si le stade d’évolution où il se meut le pousse donc à imaginer des divinités, ces divinités ne sont autres que le symbole des forces naturelles qui procurent ou rappellent les jouissances ou les douleurs de la vie – ou encore les facultés inhérentes à la nature humaine. Il n’ignore pas qu’il n’est que passager sur la terre ; mais ce passage, il essaie de le traverser, en dépit des circonstances contraires, le plus allègrement, le plus avantageusement, le plus intelligemment possible – le plus sagement aussi. Il aime tout autant ce qui parle à l’intellect, à l’aspect psychologique du « moi », – que ce qui s’adresse aux sens – à l’aspect physiologique du « moi ». Il aime l’art, la poésie, la philosophie, l’étude, les sciences abstraites ou appliquées. Il aime la forme, la beauté, l’harmonieux, le grandiose et les produits du sol, d’autant mieux qu’ils seront davantage achevés. Il admire les facultés de l’esprit ; il est sensible aux charmes de l’amitié, il se complait dans le commerce des êtres expérimentés. La cruauté, la bassesse d’esprit, la violence, la tyrannie, le dogmatisme, l’esprit de domination lui font horreur, justement parce qu’ils restreignent les quelques joies qu’accorde l’existence. Tout cela, d’ailleurs, sans oublier la profondeur dans le raisonnement et même pour des tempéraments particuliers, une certaine dose de spiritualité, proche parfois du mysticisme.

Dans l’idée païenne de la vie – telle qu’on la peut déduire de ceux qui l’ont le mieux exposée – il n’y a rien de sombre, de rigide, d’accompli sous l’empire de la crainte de déplaire à un Absolu extra naturel. Rien dans la tournure d’esprit païenne qui implique le renoncement au Désir. Accomplir le Désir jusqu’aux limites dernières de son expansion normale – mais en en demeurant le maître, en ne lui permettant pas, quelles que soient sa puissance et sa violence, d’échapper au contrôle individuel, voilà le commencement et la fin de la sagesse païenne qui est en opposition absolue avec l’austérité chrétienne. La mort viendra, – regrettée si elle vient trop tôt, alors qu’on est encore en possession de trop de facultés pour ne pas apprécier et goûter ce qu’il y a de bon dans la vie – accueillie avec soulagement lorsque les souffrances de la maladie ou la perte des facultés font de la vieillesse un état indésirable. D’ailleurs, un homme à tournure d’esprit païenne, s’il ne cède pas à un accès de découragement tant qu’il lui reste une goutte de sang dans les veines, n’hésitera pas à aller au devant de la mort s’il sent que la vie ne peut désormais que lui être à charge.

52) The pagan frame of mind.

We cannot summarize a movement of the importance of Christianity and outline the influence it has exerted on the development of human societies in a few pages. But what we have said about it will allow us to compare the post Judaic “Christian” frame of mind with the “pagan” frame of mind. The tendency of pagan morality is to develop in the human being, in an equal degree, the aspiration to Wisdom—the spirit—and to Pleasure—the flesh. Not to be all wise and all voluptuous, but to orient yourself equally towards the spirit and the flesh, two orders of enjoyment whose knowledge is essential to the true and integral science of life. What an abyss exists between this conception, the conquest of life in its double psychic and physical aspects, and the asceticism of the Christian conception.

Pagan-minded individuals wants to exist fully, to live their life in all its plenitude, in all its blossoming, and if their imagination leads them to conceive a personalized Absolute, the main idea of the worship they renders to it consists in enjoy, to please themselves, as intensely as possible, the good things that the planet reserves here and there for those who tread its soil. Intensely, not abnormally or morbidly.

If the stage of evolution in which they move therefore pushes them to imagine divinities, these divinities are nothing other than the symbol of the natural forces that procure or recall the pleasures or the pains of life—or even the faculties inherent in nature. human. They are not unaware that they are only passengers on earth; but they attrempt to experience this passage, in spite of contrary circumstances, as cheerfully, as advantageously, as intelligently as possible—and as wisely as well. The individual likes the things that speak to the intellect, to the psychological aspect of the “self,” as much as those that speak to the senses, to the physiological aspect of the “self.” They like art, poetry, philosophy, study, abstract or applied sciences. They love form, beauty, the harmonious, the grandiose and the products of the soil—and love them all the more the more finished they are. They admire the faculties of the mind; they are sensitive to the charms of friendship. They delight in intercourse with experienced beings. Cruelty, meanness, violence, tyranny, dogmatism and the spirit of domination horrify them, precisely because they restrict the few joys that existence grants. All this, moreover, without neglecting depth in  reasoning and even, for particular temperaments, a certain dose of spirituality, sometimes close to mysticism.

In the pagan idea of life—as we can deduce it from those who have best expounded it—there is nothing dark or rigid, nothing accomplished under the influence of the fear of displeasing an extra-natural Absolute. Nothing in the pagan mindset involves the renunciation of Desire. Fulfilling Desire to the last limits of its normal expansion—but remaining its master, not allowing it, however powerful and violent it may be, to escape individual control: this is the beginning and the end of the pagan wisdom, which is in absolute opposition to Christian austerity. Death will come, regretted if it comes too soon, when one is still in possession of too many faculties not to appreciate and taste what is good in life, and welcomed with relief when the sufferings of death, illness or loss of faculties make old age an undesirable state. For that matter, as long as there remains a drop of blood in their veins and if they do not yield to a fit of discouragement, an individual with a pagan turn of mind will not hesitate to go to meet death if they feel that life can now only be a burden to them.

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Independent scholar, translator and archivist.