Nelly Roussel, “Quelques lances rompues pour nos libertés” (1910) (FR/EN)

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Quelques lances rompues pour nos libertés

Nelly Roussel

Some Lances Broken for Our Liberties

Nelly Roussel

PRÉFACE

Comment un inconnu très octogénaire a-t-il la témérité de présenter au grand public le recueil des articles écrits dans les journaux par une conférencière féministe, dont le nom, Nelly Roussel, a tout le prestige du non seulement à une merveilleuse éloquence, mais encore à l’élégance du physique, à la délicatesse des sentiments, à la loyauté du caractère, aux vertus d’épouse et de jeune mère ? Sans doute, ce vieillard, s’étant mis, depuis un quart de siècle, à étudier la sociologie, est entré en possession des idées que voici:

I. — L’humanité, dans son ensemble, ayant toujours progressé, progressera encore.

II. — Le progrès actuel, dans les sociétés civilisées, consiste à concilier l’indépendance individuelle avec l‘appui mutuel.

III. — Pour que cette conciliation soit suffisamment réalisable, il faut un perfectionnement de la race.

IV. — Ce perfectionnement sera obtenu en améliorant la mentalité et le sort des femmes.

V. — De l’équivalence des deux générateurs résultera le perfectionnement de l’enfant et, par conséquent, de la race.

Sans doute, c’est de ces idées fondamentales, que Mme Nelly Roussel est partie pour se lancer vers les cimes de l’idéal et y planter son drapeau.

Ayons donc pour but à atteindre celles de ces perspectives d’avenir qui ne sont point des mirages, et marchons vers ce but, en nous rappelant ce que dit Charles Letourneau, page 463 du volume intitulé : L’Évolution de la Morale.

« Dans toute société, il apparaît des individus supérieurs à leur milieu, des précurseurs troublant la somnolence générale et poussant le monde en avant, bien souvent à leur dam ; car c’est un dangereux métier que celui de novateur, surtout de réformateur moral, heurtant de front les préjugés séculaires et les intérêts égoïstes, s’insurgeant contre l’in— justice, même quand elle n’atteint que les autres. Bénis soient ces perturbateurs, ces contemporains de l’avenir… »

Oh oui ! bénie soit Nelly Rousse ! !

L’un de ses meilleurs amis,

Emile Darnaud

TRANSLATION

A MA FILLE

A ma chère petite Mireille

Afin que plus tard elle se souvienne que sa mère fut de celles qui luttèrent pour conquérir les libertés dont peut-être elle jouira.

Nelly Roussel

TRANSLATION

I

VUES D’ENSEMBLE

QU’EST-CE QUE LE « FÉMINISME » ?

Nul mot français n’est plus souvent mal compris et faussement interprété que celui qui désigne l’ensemble de nos revendications.

Et je ne crains pas d’affirmer que quelques hommes, et beaucoup de femmes, sont « féministes » sans le savoir, tout en repoussant ce titre.

Les uns — malgré l’évidence — s’obstinent à ne voir dans le « féminisme » qu’une masculinisation de la femme, une copie servile et grotesque du mâle par sa compagne envieuse.

Les autres croient y découvrir une tendance inquiétante à intervertir les rôles, à remplacer la domination masculine par une domination féminine aussi injuste, aussi abusive; et à réduire à l’esclavage les « seigneurs et maîtres » de la veille.

La première de ces conceptions est, de la part des hommes, quelque peu prétentieuse. Nous n’avons pas pour ces messieurs une admiration si profonde que nous voulions ainsi leur ressembler en tout. Nous préférons être nous-mêmes. Nous aspirons à autre chose qu’au rôle d’imitatrices.

La seconde nous prête des désirs de revanche qui nous sont bien étrangers, et qui seraient, d’ailleurs, bien maladroits. L’expérience nous a appris qu’il n’y a pas de concorde possible entre le maître et l’esclave. Tant qu’une partie quelconque de l’humanité prétendra dominer l’autre, et se croira des droits sur elle,… la tyrannie sera inévitable et la révolte sera légitime.

Nous n’approuvons pas plus la gynécocratie (gouvernement des femmes) — qui, s’il faut en croire les savants, a existé en des temps très anciens — que la société férocement masculiniste d’aujourd’hui.

Le « féministe » — répétons-le sans cesse— proclame l’équivalence naturelle et demande l’égalité sociale des deux facteurs du genre humain.

On nous objecte qu’ils sont différents. Raison de plus pour admettre qu’ils se complètent l’un par l’autre, et que nulle œuvre parfaite n’est possible sans leur étroite collaboration.

On nous dit encore que la femme est, en raison de sa nature même, inapte à certaines fonctions. Peu nous importe. Nous ne prétendons pas obliger toutes les femmes à faire telle ou telle chose. Nous réclamons seulement pour elles la liberté de choisir, estimant que tout être humain sait mieux que personne ce qui lui convient à lui-même. Nous ne connaissons pas la Femme, vague abstraction. Nous voyons autour de nous des femmes, créatures concrètes, d’aptitudes, de goûts, de tendances, de tempérament très divers. Et sans méconnaître les différences entre les sexes, nous voulons que l’on tienne compte des différences, non moins grandes, entre les individus.

Le féminisme est une doctrine de bonheur individuel et d’intérêt général. Il veut, pour chaque unité, le droit et les moyens de vivre sa vie complète, de s’épanouir intégralement dans toute sa personnalité, de se faire une place au soleil ; et il veut, pour la Société, le concours actif et ouvert de toutes les forces, de toutes les initiatives, de toutes les ressources humaines.

Le féminisme est, encore, une doctrine de justice. Il aspire à l’équilibre entre les devoirs et les droits, les compensations et les peines. Il se refuse à admettre qu’une créature puisse à la fois être mineure et majeure — mineure quant à ses droits, majeure quant à ses fautes — et que la femme, ouvrière, ménagère, ou génératrice (parfois les trois en même temps), représentant une valeur sociale au moins égale à celle de son compagnon, soit subordonnée à lui, et traitée en accessoire, par les lois toujours, par les mœurs souvent.

Le féminisme est, enfin, une doctrine d’harmonie. Il rêve le couple humain, uni par l’esprit et le cœur — et non plus seulement par les sens et surtout par l’intérêt — composé de deux unités ‘également conscientes et libres, se respectant, se conseillant, se soutenant mutuellement; et côte à côte, la main dans la main, sans hiérarchie, sans jalousie, marchant toujours vers plus d’amour, plus de lumière, plus de beauté !…

L’Almanach Féministe, 1906.

I

OVERVIEWS

WHAT IS “FEMINISM”?

No French word is more often badly understood and falsely interpreted than the one that designates the ensemble of our demands.

And I do not fear to affirm that some men, and men women, are “feminists” without knowing it, all while rejecting the title.

Some—despite the evidence—persist in seeing in “feminism” only a masculinization of woman, a servile and grotesque copy of the male by his envious companion.

Others believe they have discovered there a disturbing tendency to invert the roles, to replace masculine domination with an equally unjust, equally abusive feminine domination, and to reduce the former “lords and masters” to slavery.

The first of these ideas is, on the part of men, somewhat vain. We do not have such a profound admiration for these gentlemen that we would want to resemble them in every respect. We prefer to be ourselves. We aspire to something other than the role of imitators.

The second attributes to us desires for revenge that are foreign to us, and that would be, moreover, very clumsy. Experience has taught us that there is no harmony possible between the master and the slave. As long as any part of humanity will claim to dominate the other, and believe that it has rights over it,…tyranny will be inevitable and revolt will be legitimate.

We no more approve of gynocracy (government by women)—which, if we must believe the scholars, has existed in very ancient times—than the fiercely masculinist society of today.

The “feminist”—let us repeat it without ceasing—proclaims the natural equivalence and demands the social equality of the two factors of the human race.

Some will object that they are different. All the more reason to admit that they complement one another, and that no perfect work is possible without their close collaboration.

They will also say that woman is, by reason of her very nature, unsuited to certain functions. That matters little to us. We do no pretend to oblige all women to do such and such a thing. We only demand for them the freedom to choose, judging that every human being knows better than anyone what is suitable for them. We do not know the Woman, a vague abstraction. We see around us women, concrete creatures with very diverse skills, tastes, tendencies, and temperaments. And without being unaware of the differences between the sexes, we want to take account of the differences, no less great, between individuals.

Feminism is a doctrine of individual happiness and general interest. It desires, for each unity, the right and the means to live its complete life, to blossom completely in all aspects of its personality, to make itself a place in the sun; and it desires, for Society, the active and open cooperation of all forces, all initiatives and all human resources.

Feminism is also a doctrine of justice. It aspires to balance between duties and rights, compensations and cares. It refuses to accept that a creature can be at once minor and major—minor with regard to rights, major with regard to failings—and that woman, as worker, housewife, or génératrice (sometimes all three at the same time), representing a social value at least equal to that of her companion, should be subordinated to him, and treated as an accessory, always by the laws and often by customs.

Feminism is, finally, a doctrine of harmony. It dreams of the human couple, united by heart and mind—and not only by the senses and especially by interest—composed of two unities equally conscious and free, and sustaining one another mutually; and side by side, hand in hand, always marching towards more love, more light, more beauty!…

L’Almanach Féministe, 1906.

TARTUFERIES

J’ai sous les yeux un « filet » que la Croix m’a fait, la semaine dernière, l’honneur de me consacrer.

A vrai dire, je méritais bien cela. Je méritais même beaucoup mieux, car le « filet » n’est pas méchant.

Et je n’y attacherais pas autrement d’importance, si une réflexion de notre saint confrère ne m’en suggérait quelques autres, que je veux exprimer ici.

L’émancipation féminine est, bien entendu, à ses yeux, une chose tout à fait ridicule. Il me rappelle obligeamment que « les meilleurs titres de gloire de la femme sont encore ses vertus domestiques, et que son rôle n’est jamais plus grand que lorsqu’elle se contente d’être épouse et mère ». Merci du renseignement, Monsieur.

Et permettez-moi, à mon tour, de vous en donner un, dont vous avez besoin. Depuis que le féminisme existe, une grande partie de ses efforts s’est précisément appliquée à faire ressortir cette « grandeur » de l‘épouse et de la mère, qu’ont méconnue toutes les religions et toutes les organisations sociales, et à réhabiliter ces vertus, dites domestiques, féminines, et inférieures, qui sont : l’ordre, la prévoyance, la sobriété, le dévouement, le courage modeste et patient.

Et il est assez piquant de constater, une fois encore, que ceux qui préconisent les « vertus domestiques» sont ceux qui les méprisent le plus, et qui ont le plus asservi la moitié du genre humain à laquelle ils les donnent en partage.

Il faudrait être, pourtant, un peu logique.

Si la place de la femme est au foyer, et rien que là, qu’on lui fasse cette place assez enviable, assez séduisante, pour qu’elle s’en contente et n’en désire pas d’autre. Si la famille est son domaine unique, qu’elle y trouve au moins la satisfaction des besoins de son cœur et de son intelligence. Si sa fonction maternelle est la plus haute qu’il soit possible de remplir, qu’on accorde à une « fonctionnaire » si importante et si utile, le respect, la considération, les avantages qui lui sont dus.

Mais notre société incohérente ne raisonne pas ainsi.

Elle dit à la femme: sois épouse ; sois amante. Et elle fait de l’épouse une servante, une esclave; et de l’amante hors mariage une déchue et une paria !…

Elle dit à la femme : Sois mère. Et elle réduit la maternité à un acte purement physique, la dépouillant de ses nobles prérogatives morales ; traitant la créatrice douloureuse en quantité négligeable qui peut n’être pas consultée, et ravalant la mère humaine au-dessous de la femelle animale, à laquelle aucun « droit du père » ne vient arracher ses petits !…

Et l’on s’étonne que quelques-unes, conscientes et enfin révoltées, se dressent en face de l’injustice, et, se sentant capables de la vaincre, l’étreignent corps à corps, dans une lutte sans merci !…

Ah ! certes, il serait plus facile de l’accepter tranquillement… pour les autres, quand on a la rare chance de n’en pas souffrir soi-même. Et — nous pouvons bien l’avouer — il nous arrive quelquefois, aux heures de doute et de découragement, d’envier ces indifférentes, qui, privilégiées du sort, s’enferment dans leur bonheur, sans voir les larmes qui coulent autour d’elles.

Mais nous qui les voyons, ces larmes, et qui savons que l’on peut les tarir, nous aurions honte d’en rester les témoins passifs et muets.

Et, s’il déplaît aux messieurs bien pensants de nous voir abandonner, pour entrer dans la bataille, le rôle obscur que nous ont assigné les préjugés séculaires, qu’ils s’en prennent à ceux-là seuls qui nous imposent une telle attitude, à tous les fondateurs de dogmes, à tous les faiseurs de lois, artisans de la misère et de l’esclavage féminins.

Quand nos droits seront reconnus, nous cesserons de revendiquer. Quand nous n’aurons plus rien à réclamer, nous nous tairons ; mais pas avant.

Ce sont les rois — a-t-on dit — qui font les révolutions.

Ce sont les hommes comme vous, ô très catholique confrère, qui ont créé le féminisme.

D’ailleurs, la théorie de «la femme au foyer» est, dans la bouche des cléricaux, une tartuferie dont nous ne sommes pas dupes. Nous savons ce que valent leurs déclamations sur la beauté des « vertus domestiques», et la «grandeur » de la femme exclusivement épouse et mère. Ces messieurs ne trouvent pas mauvais, en dépit de leurs principes, que les dames de la « Patrie Française » s’occupent de politique. Ce ne sont point les « vertus domestiques » qu’ils célèbrent en jeanne d’Arc ou en sainte Geneviève. Et les « sœurs de charité », pour n’être ni épouses ni mères, ne leur paraissent pas moins «grandes» et moins dignes d’admiration.

Que la femme quitte le foyer pour les servir, c’est excellent. Pour les combattre, c’est inadmissible.

Ils enverraient volontiers au Palais-Bourbon les abonnées de la Croix. Mais ils voudraient boucler dans leurs cuisines les lectrices de l‘Action.

L’Action, 2 septembre 1905.

TRANSLATION

MENACES ?…

On me communique, de divers côtés, plusieurs articles sur le même sujet, et qui, malgré leurs sources différentes, malgré les étiquettes en apparence contraires dont se parent leurs auteurs, offrent une singulière et frappante analogie.

Il s’agit du féminisme, … ou plutôt des féministes.

Car — remarquons-le en passant — presque tous nos adversaires — qu’ils viennent des sacristies ou des loges maçonniques, des salons bourgeois ou des groupes anarchistes — trouvent plus simple et plus commode d’injurier les personnalités que de répondre aux arguments. Et quand ils ont vomi sur chacune de nous quelques saletés de leur vocabulaire, ils croient avoir renversé nos doctrines, et raffermi à tout jamais la royauté chancelante du Mâle.

Les échantillons que j’ai sous les yeux restent dans la bonne tradition.

Ils nous disent que les militantes sont toutes des créatures grotesques, insupportables ou dangereuses : vieilles filles aigries et desséchées, « bas-bleus » nulles et prétentieuses, ou commères «fortes en gueule » qui ne redoutent pas le coup de poing.

Cela, nous le savions depuis longtemps. Nous savions également que les militants mâles sont tous jeunes, beaux, irréprochables, parés de toutes les grâces et de toutes les vertus. Nous savions encore que la justesse et l’intérêt d’une cause sont étroitement liés au sexe et à l’âge, à la figure, au costume, à l’état physiologique de l’avocat qui la défend ; et qu’une femme laide ou âgée, mal vêtue ou inféconde, ne peut dire que des choses absurdes ou criminelles. Louise Michel, qui ne fut pas belle, devint vieille, et resta vierge, en est une preuve irréfutable.

Et nous ne sommes point étonnées de voir, une fois de plus, les feuilles « révolutionnaires» et les journaux cléricaux s’unir en un chœur touchant pour proclamer ces très hautes et très nobles vérités.

Tout cela ne mérite pas l’honneur d’une réponse. Nous croirions faire injure au bon sens public, en Supposant un seul instant qu’il accueillera autrement que par un haussement d’épaules, ou un sourire de pitié, les insanités de ces plumitifs en mal de copie, que peut-être des malheurs intimes indisposent contre le sexe auquel appartient l’infidèle.

Mais parmi tout ce fatras charentonnesque, un mot retient mon attention, et ne me paraît point indigne de commentaires, parce qu’il dépeint et résume l’état d’esprit de tous nos misogynes.

Ce qui, par-dessus tout, exaspère ces messieurs, c’est la maternité consciente. Ne leur demandez pas pourquoi. Les cléricaux, sans doute, invoquent la loi divine, le patriotisme, la morale. Mais les « révolutionnaires » restent court. Ils n’en veulent pas,… parce qu’ils n’en veulent pas. Cela doit nous suffire. Et il est fort heureux que nous n’ayons pas besoin, à ce sujet, de leur permission. La liberté, pour la femme, de régler sa fonction la plus intime, semble excessive à ces soi-disant « libertaires », qui, en fait de « liberté », ne réclament et n’exercent guère que celle de gêner la liberté d’autrui.

« On nous menace — s’écrient-ils, indignés — on nous menace de la grève des ventres ! »… Ce « »nous menace » est ineffable !… j’ai beau chercher, je n’arrive pas à comprendre en quoi la « grève des ventres » peut « menacer » les hommes. J’ai peine à imaginer — et c’est là sans doute une preuve de l’infériorité du cerveau féminin — quelle jouissance supérieure peut ressentir un père à voir pleurer autour de lui une nichée de petits misérables, et une compagne épuisée par des enfantements continuels.

Certes, la procréation réfléchie intéresse d’abord les femmes —auxquelles incombe la part la plus pénible dans l’œuvre de reproduction. Mais je ne crois pas qu’elle puisse être complètement indifférente aux hommes qui ne sont pas des brutes.

Et vraiment, messieurs, il faut que votre antiféminisme vous ait rendus tout à fait insensés, pour que vous arriviez ainsi à combattre vos propres intérêts, par crainte de favoriser les nôtres !…

Ne vous corrigerez-vous jamais de cette étrange et grotesque manie, qui vous fait opposer sans cesse la liberté masculine à la liberté féminine, comme si l’une et l’autre étaient inconciliables ; voir une « menace » dans chacun de nos gestes ; et trembler devant la perspective de notre libération comme devant celle du déchaînement de bêtes féroces qui doivent vous dévorer tout vifs ?…

Pourquoi donc nous prêter des désirs de revanche ?… Etes-vous incapables de concevoir un monde d’harmonie, de justice et de fraternité, où vous cesseriez d’être maîtres sans devenir fatalement esclaves ?…

Le « féminisme ? — on l’a dit et redit ; et il faut être aveugle ou de mauvaise foi pour lui donner un autre sens — est tout simplement la doctrine de l’équivalence naturelle et de l’égalité sociale des sexes. Et, au-dessus des partis politiques, des discussions philosophiques, des querelles d’opinions ou d’intérêts, tous les individus à peu près conscients peuvent se mettre d’accord sur ce point.

L‘Action, 5 octobre 1905.

TRANSLATION

MISOGYNIE

L’espèce « antiféministe »’ comporte plusieurs variétés.

Les uns nous combattent, Ou nous raillent, parce qu’ils ne nous connaissent pas ; qu’ils se ‘ font de nous ou de nos théories une‘ idée fausse et absurde; qu’ils nous prêtent des sentiments, des désirs, des intentions que nous n’avons jamais eus ; — ou bien parce que, ignorants des détresses féminines, ils ne comprennent pas la nécessité d’une propagande ayant pour but de mettre fin à ces détresses, ou tout au moins de les atténuer.

Ceux-là ne sont, bien souvent, que de braves gens un peu bornés, incapables de dépasser le cercle étroit de l’horizon familial, et qui, hommes, faisant à leur compagne une existence facile et douce, ou, femmes, se trouvant satisfaites de leur sort, ne peuvent s’imaginer qu’il n’en est pas partout de même ; — et plus souvent encore, d’inconscients égoïstes, qui ne s’aperçoivent pas des sacrifices qu’ils exigent, des « abus de pouvoir » qu’ils commettent journellement, et qui seraient fort étonnés d’apprendre qu’on souffre autour d’eux et par eux.

D’autres, produits purs et directs de l’éducation cléricale, ont puisé en elle le mépris de la femme, de toutes les femmes, à quelque catégorie sociale ou morale qu’elles appartiennent. Et ce mépris les conduit fatalement à toutes les incohérences, à toutes les contradictions.

Si nous voulions les satisfaire, nous perdrions bien notre temps. Affirmons-nous, par l’exemple, le droit des femmes à la vie intégrale, à l’accès de toutes les branches de l’activité humaine ; faisons-nous preuve de volonté, d’initiative, de capacités quelconques; nous rendons-nous utiles à la « chose publique » ?… C’est un concert de lamentations !… Nous sortons de notre rôle, nous perdons notre charme, nous sommes des dévoyées, des détraquées, des désexuées.

Nous contentons—nous, au contraire, d’accomplir docilement, dans l’ombre du foyer domestique, les besognes obscures et ingrates’ qui sont, depuis des siècles, 1’ « apanage féminin » ; d’être des ménagères parfaites, des épouses et des mères dévouées jusqu’à l’abnégation ?… ces messieurs n’ont pas de paroles assez dédaigneuses pour notre « non-valeur sociale ».

C’est vraiment, selon l’expression populaire, à donner sa langue au chat.

Un livre que j’ai sous les yeux— et auquel je ne ferai pas la petite réclame que son auteur a sans doute cherchée en me l’envoyant— nous présente, dans cet ordre d’idées, une collection de « perles » d’un éclat incomparable. En voici une, entre mille, queje soumets au jugement de tous, même à celui des antiféministes qui n’en sont pas encore entièrement dépourvus.

Il est question du mariage et des lois qui le régissent. Après nous avoir affirmé que, dans l’état actuel de nos mœurs, c’est, neuf fois sur dix, le mari qui « obéit » à sa femme, on nous prédit, quelques pages plus loin, avec la même assurance, que l’article 213 abrogé, l’égalité des époux reconnue, « il arrivera ceci de très simple et de très prévu que la femme se subordonnera d’instinct à l’homme »!!!

Hein ! que dites-vous de cela ?… Moi, je ne comprends pas très bien.

Voyons, un peu de logique, messieurs !… Si vous êtes bien convaincus que votre loi est inutile — soit parce qu’elle n’a jamais pu forcer les femmes à « obéir »; soit, au contraire, parce que les femmes « obéissent » tout aussi bien sans elle (il faudra vous entendre là-dessus) — pourquoi diable mettez-vous un tel acharnement à combattre ceux qui parlent de la supprimer ?… D’ordinaire, on ne tient pas tant aux choses qui ne servent à rien.

Laissez donc les deux conjoints se débrouiller tout seuls. S’il plaît à l’un d’entre eux de se sou— mettre à l’autre, parce que ses goûts, ses tendances, son tempérament l’y poussent, cela ne regarde que lui ; et la loi n’a rien à y voir.

Je pourrais continuer longtemps. La critique d’un tel livre (458 pages) m’entraînerait fort loin et dépasserait de beaucoup le cadre d’un article de journal. Il ne donne pas un argument qui ne soit réfutable — et n’ait été, d’ailleurs, mille fois réfuté —; il ne contient pas un chapitre qui n’offre quelques contradictions analogues à celle que je viens de citer.

Un des plus significatifs s’intitule modestement: « Nature et caractère de la femme » !… C’est toujours le même système et toujours la même erreur. On nous parle de la femme — vague entité — sans vouloir tenir compte des individualités très diverses qui se trouvent englobées dans ce terme abstrait, et auxquelles il est impossible d’appliquer une règle commune.

Et la femme, bien entendu, est pleine « d’infériorités ». Elle est frivole, versatile, perverse, incapable d’effort suivi et de raisonnement sain; Ou, si elle n’est pas ainsi…, elle a tort. Toutes celles qui ne répondent pas à ce signalement — fussent-elles en majorité—sont des exceptions, des monstres, des erreurs de la Nature. En perdant leurs défauts, elles perdent aussi leurs qualités. (Il est vrai qu’elles en ont si peu que la perte n’est pas grande et qu’elles ne peuvent que gagner au change.) Dès qu’elles se permettent d’être intelligentes, sérieuses, loyales, persévérantes, elles deviennent sèches, froides, acariâtres, vaniteuses. Pensez donc! ce monsieur — le monsieur qui écrit tout cela — a connu une dame à l’esprit « distingué » qui n’aimait pas son mari et le faisait très malheureux, tout en étant très malheureuse elle-même !… Quel argument contre le féminisme !… ce féminisme qui s’efforce précisément, par une triple transformation des lois, des mœurs et de l’éducation, de rendre de plus en plus rares, et de plus en plus « résiliables », les unions mal assorties.

Et, naturellement, quand il y a brouille, c’est toujours la faute de la femme. Les mauvais maris, cela n’existe pas. Il n’y a que de mauvaises femmes, surtout parmi ces « émancipées », qui n’ont pas de confesseur pour les remettre dans le droit chemin.

Sur celles—ci — c’était inévitable — nous voyons rééditer les lieux communs que nous connaissons. Ne pas penser comme ce monsieur, cela suffit pour être une « mégère », une « virago », une « caricature d’homme ». C’est là ce qu’on appelle la courtoisie et la bonne foi dans la discussion.

Quand il fait des citations (son livre en est bourré), il ne les prend pas toujours à la source ; mais parfois dans ces… traductions de nos paroles et de nos idées qu’excellent à faire les journaux de sacristie.

Enfin, pour conclure, il nous prédit un échec complet… ; tout en constatant, d’ailleurs, que la condition des femmes s’est beaucoup améliorée ; et en souhaitant— qu’il l’eût cru ! — qu’elle s’améliore encore. On n’est pas plus logique.

Et c’est nous qui sommes accusées de « déclarer la guerre aux hommes ! »… Il suffit de lire les élucubrations de quelques-uns d’entre eux pour savoir d’où partent les coups.

Mais vous connaissez le refrain :

« Cet animal est très méchant ;
« Quand on l’attaque. il se défend. »

Pourtant, soyons indulgentes,… et même reconnaissantes. Car le travail de ce misogyne n’est pas tout à fait inutile. Non seulement il peut — par son outrance même, et par ses inconséquences —nous servir auprès des hommes doués d’une parcelle de bon sens, et des femmes en qui reste une lueur de fierté ; mais encore il nous donne des renseignements précieux, et dont le besoin se faisant sentir. Nous apprenons, par exemple —— et les lecteurs de l’Action seront heureux de la savoir — que « c’est Dieu lui-même, et non pas un ange » —comme le croient des gens mal informés — qui, dans la Genèse, dit à Eve : « Je multiplierai tes épreuves et tes enfantements ! » (sic)…

Et puis, il fait cette remarque, qui nous est fort agréable, et que je livre, en terminant, à la méditation de bien des francs-maçons ;… c’est que nous jetons « les bases d’une morale laïque » et que « féminisme et libre pensée marchent d’accord ». Cela juge le féminisme à ses yeux. — Aux nôtres aussi.

L’Action, 16 novembre 1905.

TRANSLATION

LES IDÉES DE MADAME DE SAVOIE

Madame Marguerite de Savoie, reine douairière d’Italie, vient de rompre, en faveur d’un journaliste américain, « sa règle inflexible de silence ». Et le public, qui, d’ailleurs, s’en souciait fort peu, a la bonne fortune de connaître enfin les « vues » de Sa Majesté sur « quelques-unes des questions sociales et familiales qui agitent à cette heure le vieux et le nouveau monde».

Ces « vues » sont à peu près ce que, logiquement, elles devraient être. Nous n’attendons pas d’un cerveau royal, et de plus catholique, des conceptions révolutionnaires, ou simplement nouvelles.

Mais, tout de même, qu’une femme qui jouit évidemment des loisirs nécessaires pour s’instruire et se renseigner, montre une si parfaite et inconsciente ignorance des « questions sociales » qu’elle prétend juger; qu’une souveraine qui a, jusqu’alors, peu parlé et peu fait parler d’elle, perde une si belle occasion de continuer à se taire,… voilà qui nous donne le droit de nous étonner quelque peu.

Interrogée sur le féminisme, sur la condition des femmes, leur rôle, leur éducation, l’auguste dame a bien voulu exprimer l’avis que cette dernière ne peut avoir d’autre base que la religion.

« Une femme sans religion est une fleur sans parfum. » (sic).

Et « la jeune fille élevée religieusement se respectera toujours beaucoup plus que celle qui ne croit à rien ».

J’ignore ce que Sa Majesté entend par « se respecter ». Il est probable que, Elle et moi, ne sommes pas tout à fait d’accord sur le sens de ce verbe pronominal. A mes yeux, « se respecter », c’est respecter en soi la dignité humaine — laquelle défend, en autres choses, de s’aplatir devant une tête couronnée, sans s’inquiéter de ce qu’il y a dedans. Et ce « respect »-là, j‘ai idée que la jeune fille élevée religieusement (lisez dans l’ignorance, l’hypocrisie et la servilité), est moins capable de l’éprouver que celle qui ne croit à rien — c’est-à-dire qui ne croit qu’à la science, au travail. à la grandeur et à la beauté de l’effort humain!

Bien entendu, le couplet obligatoire, auquel nous sommes habituées, et qui, malgré nos réfutations, nos protestations, nos incessantes preuves du contraire, persiste à faire le fond des critiques de nos adversaires, le couplet sur la « masculinisation » de la femme, et la « suppression » de l’amour, conséquences du féminisme, n’a pas manqué dans les déclarations de la noble interviewée.

« La femme, dit-elle, doit toujours rester femme… »

Nul de nous n’a jamais nié cette vérité de La Palisse. Mais il nous semble assez étrange de l’entendre proclamer par ceux qui s’efforcent le plus —sans réussir toujours, heureusement! — d’entraver, de paralyser le naturel essor de l’esprit féminin, et de faire de toutes les femmes des créatures factices, conventionnelles et semblables, malgré la diversité profonde des aptitudes et des tempéraments.

Certes, la femme doit rester femme,… ou plutôt devenir femme. Et c’est par nous qu’elle le deviendra, par nous, les féministes, qui, peu à peu, l’arrachons à son antique et lamentable destin d’esclave ou de poupée, de bête de somme ou de bibelot de luxe.

Quant à l’amour, ô majesté !— le grand, le pur, le vrai amour, celui qui est le soleil de la vie, qui réconforte et qui exalte, celui que vous n‘avez sans doute jamais connu, pauvre reine ! mariée, comme presque toutes vos pareilles, par « convenance », par « raison d’Etat » — nous estimons qu’il n’est possible qu’entre deux êtres égaux et libres, se respectant mutuellement ; deux êtres qui se donnent l’un à l’autre en toute conscience, en toute indépendance, sans arrière pensée; et que lie autre chose que le besoin de manger, pour la femme, et le désir d’être servi, pour l’homme — à moins que ce ne soit, pour elle et pour lui, le plus bas des intérêts ou la plus stupide des conventions mondaines.

Nous ne songeons en aucune façon, comme semble le croire Madame de Savoie, à interdire à une femme, quelle qu’elle soit, « d’avoir recours à son père, à son frère, à son mari, pour lui demander aide et conseil dans les difficultés de l’existence ». Mais nous voulons, d’abord, que celles qui n’ont point de père, ni de frère, ni de mari, puissent vivre, comme les autres, et se faire toutes seules leur place au soleil. Et nous voulons, aussi, que celles qui en ont, apparaissent aux yeux de ce père, de ce frère, de ce mari, avec tout le prestige de créatures conscientes et majeures, capables d’être, à leur tour, en plus d’une circonstance, les conseillères, les associées, les guides.

Faut-il ajouter, en terminant, que la mère de Victor-Emmanuel se déclare — c’était inévitable — partisan des nombreuses familles ? — Sa Majesté, qui n’a mis au monde qu’un enfant, estime que la fécondité est une chose excellente… pour les autres.

« Une nation ne progresse, dit-elle, que par la densité de sa population. »

Qu’en pensez-vous, pauvres femmes italiennes, si prolifiques ?… Pauvres mères gigognes de ce pays déchu, qui, constamment, déverse chez nous et ailleurs, le trop-plein de ses meurt-de-faim ; et qui, plus que tout autre, peut-être, étale le honteux contraste de la misère du peuple et du luxe des puissants !

L’Action, 28 juin 1906.

TRANSLATION

LA « BÊTE DIVINE ?… »

Mme Lucie Delarue-Mardrus est un poète original, hardi, et de grand talent. Et rien de ce qui vient d’elle ne peut nous laisser indifférentes.

Or, ces jours derniers, elle consacrait un élégant article à démontrer que la femme, jusqu’alors comparée, dans toutes les romances et tous les madrigaux, à une fleur ou à un ange, est une « bête divine ».

Si elle n’avait dit que cela — bien que cet adjectif « divine» me semble quelque peu obscur — il n’y aurait certes pas matière à discussion. Tout le monde s’accorde aujourd’hui à considérer l’être humain comme un animal supérieur, un animal parvenu à Un degré plus élevé de l’évolution universelle.

Mais Mme Delarue-Mardrus ajoute — sans voir, l’ailleurs, dans ce fait, aucune marque d’infériorité que la femme est plus « animale » que l’homme. Ce dernier n’est, à ses yeux, qu’un « animal momentané ». Elle ne nie point « qu’une bête terrible gronde en lui à l’heure du désir ». Mais, dit-elle, « cette heure passée, l’homme retourne à ses abstractions, à la vie passionnée et sans chair de l’esprit ». Tandis que la femme, chez qui la fonction génératrice ne se termine pas avec l’acte sexuel, reste liée à la vie animale par l’animal nouveau qu’elle porte en elle, qu’elle enfante, qu’elle nourrit.

Ce raisonnement ingénieux me cause quelque surprise. Est-il possible d’oublier ainsi que la fonction génératrice n’est point notre seule fonction naturelle ?… Le désir satisfait — outre qu’un ‘autre désir peut naître presque immédiatement, et laisser de minces loisirs à « la vie sans chair de l’esprit » ; que, d’autre part, plus d’un désir demeure inassouvi, ce qui fait parfois bien longuement «  gronder la bête terrible », l’exaspérant jusqu’à la folie, jusqu‘au crime ! —… le désir satisfait, hélas ! il faut manger, boire, digérer, dormir !… La « bête terrible » ne gronde pas moins dans l’homme qui a faim que dans l’homme amoureux. Et le plus sublime génie — masculin ou féminin — est condamné, sous peine de mort, à être, plusieurs fois par jour, un animal ; et rien que cela.

J’oserai même prétendre que la maternité est, de toutes nos fonctions — en même temps que la moins nécessaire à la vie individuelle, et la seule dont on puisse impunément s’affranchir — celle qui comporte — ou, tout au moins, est susceptible de comporter — la plus grande part d’intellectualité. Car la maternité, ce n’est point uniquement le douloureux travail physique de la gestation, de l’enfantement ; c’est aussi une immense et splendide besogne morale, la Surveillance, la culture, la création d’une âme, d’un cerveau ! Et plus nous la ferons consciente, réfléchie, voulue — telle que la rêve avec moi, j’en suis sûre, l’auteur de l’admirable « Refus » néo-malthusien — moins nous l’abandonnerons au hasard, à la fatalité,… plus nous éloignerons, nous différencierons notre maternité humaine des maternités animales.

Mme Lucie Delarue-Mardrus n’est point, certes, une ennemie du féminisme. D’abord, elle constitue pour lui, par la valeur de son individualité, un argument vivant et précieux. Et puis, elle veut bien reconnaître que « s’il en est, parmi les femmes, que les conquêtes du féminisme établiront dans la vie, sauveront de la misère et du reste, cela est fort respectable, et ne fait de mal à personne ». Peut-être l’étonnerai-je en lui disant qu’elle est même plus féministe qu’elle ne croit ‘être ou ne veut le paraître, puisqu’elle écrit ces ères paroles: « Nous voulons voir en vous un être libre et neuf; nous voulons une humanité différente… Laissez de côté toutes les leçons ; trouvez toutes seules votre route ! »

Mais, alors, que signifie ce reproche qu’elle nous adresse, de « prétendre à des facultés nouvelles auxquelles on ne s’attendait point», et de chercher à pénétrer « dans les départements masculins » ?… Je ne comprends pas. J’attends qu’on m’explique ce que sont ces « départements masculins ». Je demande qu’on me montre la barrière infranchissable derrière laquelle chaque sexe doit œuvrer isolément.

Ce qui importe, me semble-t-il, à cette « grande harmonie » dont Mme Delarue-Mardrus, étant poète, se soucie fort justement, c’est que, dans tous les « départements », chacun des deux pôles humains apporte son fluide propre, chacun des deux éléments donne au Tout ce qui lui est spécial, ce qui manque à l’autre, et qui, seul, ne peut rien.

Mme Delarue-Mardrus conseille à la femme « d’être elle-même ». Parfait !… Nous sommes ici entièrement d’accord. Mais personne ne dira jamais comment la femme, pleinement, librement développée, pourrait ne pas être « elle-même ». Or — faut-il le répéter ? — le féminisme a pour but ce plein et libre développement.

Être « soi-même » ! Quel idéal !… Mais, hélas ! à l’heure actuelle, c’est précisément lorsqu’on ose l’être ; lorsque, en dépit des formules, des préjugés, des conventions, on ne craint pas de montrer franchement ce que contient son cœur ou son cerveau,… qu’on est accusée par les traditionnalistes de se « masculiniser » !…

Car il est entendu que la femme doit être une ombre, et rien de plus.

Et, d’ailleurs, à quoi bon toutes ces dissertations ?… Que nous importe, à nous, les militantes, les pionnières, les avant—courrières, que nous importe ce que peut, et ce que fera la Femme ?… Que nous importe de savoir si elle est une fleur, comme le disent les poètes, ou une bête, comme le prétend la poétesse ?… Quelle qu’elle soit, nous roulons pour elle une chose très simple : le droit de vivre, de vivre, dans toute l’acception du mot; de vivre selon les tendances. les goûts, les aspirations de chacune des individualités bien distinctes et très diverses, qui constituent cette vague, indéfinissable, et inexistante entité.

L’Action, 30 août 1906.

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POUR LES MÈRES

La fonction génératrice — avec toutes ses conséquences physiologiques et morales — est bien la plus grave chose, la chose primordiale et dominante dîme existence féminine. Adversaires et partisans des théories féministes s’accordent à le déclarer.

Et il est assez curieux de constater que cette fonction génératrice leur fournit, aux uns et aux autres, le point d’appui, l’argument suprême qui sert à étayer leurs raisonnements.

Mais, alors que les premiers s’obstinent à ne voir en elle qu’une cause d’infériorité essentielle et irrémédiable de la femme, et une raison d’être de son asservissement (conception primitive, digne des temps barbares où le « droit du plus fort » était la seule règle) — les seconds, s’inspirant du moderne idéal de justice, voudraient qu’elle devînt, pour celle qui l’accomplit, une source d’avantages matériels et moraux, d’indépendance, d’influence, de bien-être; et c’est en son nom qu’ils formulent leurs principales revendications.

A une époque où l’on admet que tout devoir correspond à un droit, que tout travail mérite salaire, et qu’à toute peine est due une compensation,… nul, en effet, n’a lieu, plus que les mères, de se plaindre et de réclamer.

Traitée par l’actuelle loi du mariage — comme par la Bible chrétienne et les dogmes de toutes les religions — moins en créature humaine et consciente qu’en objet dont l’époux dispose à son gré, en machine à reproduire qu’il peut faire travailler sans relâche ; abandonnée, d’ailleurs, complètement, par la Société ingrate qui se soucie fort peu de l’aider à élever les enfants qu’elle lui demande ; dépouillée de ses nobles prérogatives, privée de tous droits sur les fruits de sa chair, qui, légalement, n’appartiennent qu’au père,… la Femme Créatrice apparaît aujourd’hui, sous la troisième République, dans le pays de la Révolution, comme la dernière et la plus lamentable des esclaves !

Oh! certes, je ne prétendrai point que toutes es mères sont ainsi sacrifiées et annihilées. Je sais qu’il est des mères heureuses, des épouses respectées, qui, dans un foyer où règne l’aisance, ont u conquérir leur vraie place; des femmes qui ne [s]entent pas le poids de la « loi de l’homme » et de ignominie sociale. Aussi n’est-ce point de celles-là que je veux parler ici. Celles-là n’ont pas besoin d’avocat. C’est pour les autres que nous plaidons,… pour les autres qui sont, hélas ! l’immense majorité!…

Et vous plaiderez avec nous, mères heureuses !… Lorsque, sous les blancs rideaux envolantés de dentelle, vous endormez d’une douce chanson le bel enfant robuste et souriant, l’enfant ardemment désiré, sur qui se penche, en même temps que le vôtre, le front d’un époux bien-aimé, vous songerez — en vous rappelant les souffrances dont fut payée, pour vous-même, cette joie !… — vous songerez à toutes celles, hélas ! qui n’ont que les souffrances et ignorent la joie !… Vous songerez à celles qui, jusqu’au dernier jour, traînent leur ventre endolori dans les ateliers infernaux; et qui, rentrant au logis, exténuées, doivent encore servir « leur homme» — lequel, un soir de ribote sans doute, les féconda brutalement, Sans s’inquiéter du lendemain. Vous songerez à celles qui vont, par les nuits froides, leur dernier-né entre les bras, guetter, anxieuses, affamées, la sortie des cabarets, où le « seigneur et maître » boit le pain de la nichée. Vous songerez aux tristes filles-mères, qui, toutes seules, dans leur mansarde, subissent, sans aide, sans secours, sans un mot d’amour qui console, sans un serrement de mains qui réconforte, l’épreuve suppliciante, tandis que le séducteur, oublieux, continue, en faisant de nouvelles victimes, à jouir paisiblement de l’estime du « monde » !… Vous songerez, aussi, — car, pour les femmes, il n’y a pas de « classes privilégiées » — à plus d’une bourgeoise que vous avez connue, à plus d’une «grande dame » dont vous savez l‘histoire; et qui, placées entre le bagne d’une vie conjugale sans estime et sans amour, et l’abandon des enfants adorés que la loi leur défend de prendre et de garder, ont dû souffrir dans leur chair, dans leur cœur, et dans leur fierté, toutes les douleurs, tous les déchirements, toutes les humiliations !…

Vous songerez, mères heureuses !… Et vous comprendrez alors pourquoi nous sommes « féministes» ; … et pourquoi, parmi les diverses transformations, d’ordre moral ou social, que nous avons inscrites à notre programme, il en est trois qui, pour les mères, vos sœurs, me semblent surtout désirables.

D’abord, la liberté de choisir elles-mêmes le moment d’accomplir leur tâche créatrice ; la liberté de s’y soustraire chaque fois que, d’une façon quelconque, elles la jugent préjudiciable à leur personne, à la famille, ou à l’être qui naîtrait ; — liberté que leur assureront, d’une part, le respect suggéré à l’homme par une éducation meilleure, et, d’autre part, la Science, distribuée à toutes, sans parcimonie, sans réserve, la Science bienfaisante et civilisatrice,

Ensuite, la reconnaissance de leur droit naturel de mères, qui veut, sinon le retour au matriarcat antique, du moins une organisation rationnelle de la famille, la basant, non sur l’incertaine et facile paternité, mais sur la maternité trop douloureuse— ment certaine — et méritoire par tout ce qu’elle exige de courage et de dévouement—rendant aux enfants le nom de leur mère, et à la mère son prestige et sa douce autorité.

Et puis, le juste salaire du noble travail maternel, son assimilation à une fonction sociale, la plus honorée, la mieux rétribuée. Une société civilisée se doit à elle-même de montrer pour la Mère, ouvrière de vie, au moins autant de sollicitude qu’elle en témoigne au Soldat, ouvrier de mort. L’entretenir, lui assurer le nécessaire, lui faire une vie calme et digne pendant tout le temps qu’elle consacre à la formation d’un citoyen, c’est là pour la Cité un devoir élémentaire dont elle s’est trop longtemps affranchie.

Qu’elle le comprenne enfin !… Et, des flancs sacrés de la Mère, libre, consciente, heureuse et glorifiée, surgira un monde nouveau et splendide de joie, de force et d’harmonie!

L’Almanach Féministe, 1907

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FÉMINISME ET SOCIALISME

Le Congrès Socialiste International de Stuttgard s’est prononcé en faveur de l’électorat et de l’éligibilité des femmes. Cela n’est plus une nouvelle pour personne. Mais il n’est pas trop tard encore pour en parler, puisque, tout dernièrement, dans l’Humanité, le citoyen Bracke en faisait le thème d’un substantiel article, qui me paraît appeler la discussion.

Et d’abord, je déclare applaudir de tout cœur à la seconde partie de cet article.

Répondant aux trembleurs qui redoutent de voir le suffrage féminin favoriser la réaction, notre confrère estime une telle crainte fort exagérée, et prétend que les femmes apportent, au contraire, lorsqu’elles se jettent dans la mêlée, «’un élément d’impulsion en avant». Puis il ajoute — et je tiens ici à citer textuellement ses paroles :

« Quand elle (cette crainte) serait conforme à la réa« lité, je dirai : raison de plus. A quoi nous sert, à nous socialistes, le suffrage universel ? Engels l’a dit: « c’est un thermomètre ». Il mesure le degré d’organisation et d’ardeur de la classe ouvrière. S’il nous faisait constater que cette classe ouvrière — dont font partie les femmes — est moins près que nous le croyons du degré d’ébullition, ce serait un motif pour nous de redoubler d’efforts et de propagande. Voilà tout. A quoi bon se boucher les yeux pour ne pas voir qu’en pensant organiser une classe pour la conquête de l’affranchissement on en laisse la moitié de côté?

« L’éducation de l’électeur se fait en votant. »

Bravo ! On ne saurait avoir du suffrage universel, trop prôné par les uns, trop honni par les autres, une conception plus saine et plus exacte.

Mais ce n’est point à cela que je veux m’arrêter. Et l’article du militant socialiste me suggère d’autres réflexions.

Après s’être défendu de « faire du féminisme » en luttant pour le suffrage féminin, le citoyen Bracke s’efforce de justifier une résolution du Congrès de Stuttgard, qui — « pour écarter les malentendus » ! — « distingue nettement l‘action socialiste pour les droits politiques des femmes; de l’action des féministes bourgeoises », et « fait un devoir aux femmes socialistes de ne pas s’allier à celles-ci ».

« En réalité — déclare-t-il, — le mouvement féministe bourgeois pour le vote des femmes n’a presque rien de commun avec le mouvement socialiste tendant au même but en apparence.» Et, pour démontrer cela, il prête à ce « féminisme bourgeois » des raisonnements que, pour ma part, je ne me rappelle pas avoir jamais rencontrés sous la plume ou dans la bouche d’aucune féministe, « bourgeoise » ou non.

Il me semble donc que, dans leur désir « d’écarter les malentendus », les congressistes de Stuttgard n’ont réussi qu’à en faire naître. Essayons de les dissiper.

D’abord, il est inexact que la bourgeoise et l’ouvrière, dans leur lutte simultanée pour la conquête des droits politiques, s’appuyent, comme le prétend le citoyen Bracke, sur des arguments contraires ou simplement différents. L’une et l’autre poursuivent un même but, très net. Elles veulent pouvoir participer au même degré que l’homme, à l’organisation d’une société dont elles font partie au même titre que lui. Et, tant qu’elles resteront pareillement privées de ce qu’elles réclament ensemble, en faisant valoir des raisons identiques, et ont un intérêt égal à obtenir, il sera illogique et funeste de chercher à établir entre elles de subtils « distinguos », à les séparer là où elles sont d’accord, et où l’union, qui donne la force, peut les conduire à la victoire.

Et puis, c’est une erreur de croire que l’abîme séparant les classes est aussi profond chez nous que dans la moitié masculine du genre humain. Deux femmes de classes opposées peuvent avoir plus d’intérêts communs, plus de semblables sujets de révolte, par conséquent plus de terrains d’entente, que n’en ont l’homme et la femme appartenant au même milieu.

Trop de bourgeoises ne sont pas, par l’actuelle organisation familiale et sociale, moins dépouillées, moins humiliées, moins torturées que leurs sœurs ouvrières. Et le mépris — ou plutôt la condescendance dédaigneuse — qu’affichent, à l’égard des « femmes du peuple », certaines « dames » inconscientes et stupides, ne dépasse pas celui que la plupart des hommes — et les travailleurs comme les autres; plus que les autres quelquefois — témoignent à la compagne de leur vie.

On ne saurait trop le répéter, il n’y a pas chez nous de « classes dirigeantes », puisque toutes les femmes sont — ou du moins doivent être — d’après la loi, des dirigées. Et il est vraiment injuste de rendre les femmes bourgeoises responsables d’un état de choses, que, traitées de tout temps en mineures et en incapables, elles n’ont pu contribuer à créer, et dont elles-mêmes sont victimes.

Les militants socialistes et libertaires qui appartiennent au sexe « fort » ont trop tendance à oublier—et nous devons le leur rappeler sans cesse—que la question sociale est pour nous, femmes, beaucoup moins simple que pour eux. La lutte contre le capitalisme, qui intéresse un grand nombre de femmes, se complique de la lutte contre le masculinisme — c’est-à-dire contre le principe de la suprématie du mâle — qui intéresse toutes les femmes. La femme prolétaire est opprimée comme femme autant que comme prolétaire; elle ne souffre pas moins du préjugé sexuel que de l’injustice sociale. De là, pour elle, un doublé intérêt, qui se confond, d’un côté, avec celui de tous les individus de sa classe, de l’autre, avec celui de tous les individus de son sexe.

On me dira— je connais l’objection — que le parti socialiste ayant inscrit à son programme les revendications des femmes, le féminisme — en tant que mouvement spécial — cesse, pour les femmes socialistes, d’avoir une raison d’être.

Pardon ! messieurs. Depuis combien de temps le parti socialiste a-t-il accompli ce geste logique ?… Et n’y fut—il pas poussé précisément par les féministes, qui arrivèrent — non sans peine ! — à lui faire comprendre que la femme compte, et qu’elle est une force ?…

Nous avons trop présentes encore à la mémoire les théories bien chrétiennes professées à l’égard de la femme par quelques socialistes de marque, qui ont fait école ; et, d’autre part, l’hostilité professionnelle témoignée, en diverses circonstances, par les travailleurs mâles à leurs camarades féminins,… pour ne garder aucune inquiétude sur ce que pourront être les rapports entre les sexes dans la société future.

D’ailleurs, en admettant que la majorité des révolutionnaires soient vraiment disposés à nous laisser prendre, sans contestation et sans lutte, dans cette société future, la place que nous revendiquons, ne nom est-il pas permis, dans la société présente, de travailler à conquérir ce que l’homme possède déjà, et, en attendant la totale délivrance, à diminuer notre fardeau de tout Ce qui le fait plus pesant que le sien ?…

Quand bien même le féminisme ne poursuivrait que ce but, et n’arriverait qu’à ce résultat : nous donner des armes égales a‘ celles de nos compagnons, pour combattre avec eux les oppresseurs communs, il me semblerait justifier suffisamment son existence. Et vouloir éloigner de lui les femmes socialistes, ce n’est, certes, rendre service ni aux femmes ni au socialisme.

L’Action, 17 septembre 1907

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LE FÉMINISME…. TOUT COURT (1)

Combloux (Haute-Savoie).

En face de la vallée immense où les villages s’éparpillent comme des joujoux mignons sur un tapis de velours vert ; devant la ligne crénelée des cimes bleutées ou grisâtres, que le Mont-Blanc, le roi des Alpes, domine de son étincelante et formidable majesté; dans la solitude bienfaisante et sublime où m’exile la santé d’un, être cher; parmi la joie de contempler la beauté des choses, de détendre dans l’air exquis mes nerfs lassés, et, surtout, de voir peu à peu revenir, au visage du malade aimé, la couleur, l’espoir, la vie…, je garde au cœur un regret cuisant. C‘est le regret de ne m’être pas trouvée à mon poste de bataille, et d’avoir laissé s’élever, là-bas, le grand édifice d’idéal, sans y poser ma modeste pierre.

Bien que je n’apporte pas les impressions d’un témoin, et que je ne puisse dire aux lecteurs de l’Action, sur le « Congrès national des droits civils et du suffrage des femmes », que ce qu’ils ont appris, déjà, par des comptes rendus trop brefs, il ne me semble pas inopportun de parler encore d’une telle manifestation. Les réflexions qu’elle a provoquées m’y poussent, d’ailleurs, irrésistiblement.

J’avoue n’avoir pas vu sans quelque surprise réapparaître, à cette occasion, contre les femmes qui, en dépit de Proudhon, prétendent être autre chose que «ménagères ou courtisanes», des clichés si vieux, si usés, que nous les croyions à jamais ensevelis dans la poussière, et qu’il faut être de Landernau, de Pontoise… ou de Tours, pour oser les sortir encore. On nous a présenté de nouveau ‘la très ancienne « demoiselle plate à lunettes » — les lunettes étant, comme chacun sait, un objet fort ridicule sur le nez féminin, car les hommes seuls ont le droit d’avoir une mauvaise vue — et son ordinaire pendant, la « vaste dame à perruque » —qui montre en cela, d’ailleurs, un grand souci de moderne élégance, la perruque, qu’on nomme aujourd’hui « postiche », étant on ne peut plus à la mode, même pour les femmes qui ont tous leurs cheveux. — Et il s’est trouvé quelques-uns de nos « honorables » les plus récents — désireux de nous inciter à « leur laisser les luttes politiques »… et les 15.000 francs qu’elles rapportent — pour nous affirmer qu’en devenant député on risque de perdre son sexe !… Ces messieurs sont évidemment bien placés pour savoir cela. Mais ils oublient que perdre notre sexe, avec tous les inconvénients qui en dérivent, ne serait peut-être pas, pour nous femmes, un si grand malheur.

Et maintenant, trêve de plaisanteries, car nous avons des choses sérieuses à dire. Il est vraiment inouï que, après de longues discussions publiques, après les déclarations si claires, si précises de Mme Oddo-Deflou, interviewée par l’Action, des malentendus soient encore possibles sur le but réel du Congrès. C’est le droit de tous de critiquer ce but; mais ce n’est celui de personne de le dénaturer — même si on ne le dénature que pour pouvoir le louer.

La lecture du programme, la connaissance des ‘personnalités qui organisèrent la manifestation et dirigèrent les débats, suffisent à me persuader que ce Congrès fut, non pas un congrès de « bon » féminisme — ce qui, étant donné le sens que certains attachent à cet adjectif, équivaudrait un amoindrissement de l’idée — mais un congrès de « féminisme » tout court. Il a compris que le féminisme ne consiste ni uniquement dans les questions du suffrage ou du travail des femmes, ni uniquement dans celle de la réorganisation de la famille; mais qu’il est formé d’un ensemble

d’aspirations, de revendications, si étroitement liées, enchaînées, confondues, qu’il faut les admettre ou les rejeter en bloc, sans chercher à établir entre elles de subtils « distinguo ».

Certes, nous voulons la mère respectée, l‘épouse influente, l’amour triomphant. Mais nous savons que ce respect, cette influence, ce triomphe, ne seront obtenus que par le travail, qui donne, avec l’indépendance matérielle, l’indépendance morale, et garantit le libre choix du cœur. Et, pour que le travail soit lui-même libéré, pour qu’il soit ennobli et réhabilité, rendu facile et joyeux, il faut que la travailleuse ait, comme le travailleur, voix consultative et délibérative dans toutes les assemblées où s’élaborent les institutions dont dépend en grande partie sa destinée. — De là, pour les féministes, la nécessité d’une triple action : civile, économique, politique ;’et, à la base de tout, d’une action éducative, sans laquelle nulle réforme n’est possible, et qui, lentement, sûrement, fait pénétrer dans les cerveaux une conception plus juste, plus noble, plus humaine, des rapports entre les sexes, et entre les individus.

Tous les féministes ne professent point les mêmes opinions politiques ou sociales, ni les mêmes doctrines philosophiques. Mais il est une idée sur laquelle ils ne peuvent, sous peine de cesser d’exister, ni se mettre en désaccord, ni consentir (en principe) à aucune concession; c’est l‘idée fondamentale de l’équivalence de l’homme et de la femme devant la Nature, et de leur égalité devant la Société. Et j’entends par « égalité », non pas quelque uniformisation ennuyeuse, absurde, et d’ailleurs irréalisable, mais la possibilité égale pour tous les êtres de se développer intégralement dans le sens de leurs aspirations, accentuant ainsi les différences individuelles d’où résultent l’infini progrès et l’universelle harmonie.

L’Action. 15 juillet 1908.

1. Réponse à un article de M. René Besnard, député de Tours, intitulé « Le Bon Féminisme ».

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II

LIBERTÉ POLITIQUE

APRÈS LA BATAILLE

Voici terminée la grande bataille,… la bataille qui, tous les quatre ans, et pendant plusieurs semaines, mobilise les forces vives de l’armée des militants. Le résultat est une éclatante victoire pour le Socialisme, pour la libre pensée, pour tout ce que nous défendons ici.

En ce qui concerne, la cause qui particulièrement m’occupe et me passionne : l’émancipation de la femme, l’évasion dans le soleil de l’antique prisonnière, sur qui, malgré trente—cinq ans d’illusoire République, les lois et les préjugés verrouillent encore leurs lourdes portes,… peut-être n’est-il pas indifférent de rechercher si nous avons quelques motifs de nous réjouir et d’espérer.

Du bord des flots bleus et chantants où, après trois semaines d’ardente propagande, je goûtais un repos nécessaire, j’ai suivi de loin, en spectatrice, les péripéties de la lutte. Et sans doute n’en suis-je aujourd’hui que plus à même de juger sainement, impartialement, les faits.

Je constate d’abord ceci : c’est que rarement les femmes ont pris à cette lutte une part aussi active. En plus d’une circonscription, on les a vues mener campagne pour ou contre tel candidat, suspect de favoriser ou d’entraver l’effort des militantes. Ailleurs, elles se contentaient d’affirmer, par leur présence, l’intérêt qu’elles prennent au sort de la Nation. A Lyon, mon excellente amie Odette Laguerre entraînait les institutrices dans les réunions électorales, et le candidat, flatté, « se croyait obligé de faire, m’a—t-elle dit, des déclarations féministes ».

D’autre part, diverses manifestations — toujours louables quant au fond, sinon très adroites dans la forme — attirèrent l’attention publique. Et les affiches apposées sur les murs de Paris par les soins de la « Solidarité des Femmes », résumant toute la question en une formule brève et claire, forcèrent les plus indifférents a parler du vote féminin.

Il n’est pas jusqu’au zèle extraordinaire des dames de la « Patrie Française » qui ne me semble digne d’être signalé. Non point que, libre penseuse, je ne déplore de voir ce zèle se dépenser pour une cause que je juge mauvaise; et que, féministe, je ne m’attriste du peu de clairvoyance de ces dames, servant leurs pires ennemis, et travaillant à consolider les puissances qui les ont asservies. Mais chaque fois que des femmes, comprenant qu’elles ont leur mot à dire en toutes choses, osent sortir du cercle étroit des occupations ménagères ou des frivoles mondanités, pour se mêler à la vie sociale,… je ne puis m’empêcher de trouver le geste intéressant et significatif.

Et si, à tout cela, nous ajoutons le succès de quelques-uns de nos meilleurs amis, de quelques-uns des très rares hommes capables de défendre notre cause, et dont certains ont déjà fait leurs preuves, des citoyens Allemane, Viviani, Beauquier, Meslier, Magnaud, Rozier, Justin-Godard (que ceux que j’oublie me pardonnent), nous pouvons nous déclarer satisfaites,… relativement, et en attendant mieux.

La presse, bien entendu, n’est pas restée muette sur un sujet auquel les événements prêtaient un tel regain d’actualité. Adversaires et partisans ont cru devoir exposer leurs « raisons » —pas toujours dignes de ce nom. Dans la Patrie, une enquête : « La Femme doit—elle voter ? » a déterminé quelques réponses qui, pour n’être pas très nouvelles, n’en sont pas moins très suggestives. J’ai sous les yeux deux morceaux particulièrement savoureux.

D’abord, un « distingué confrère » — qui s’est distingué surtout par ses fréquentes… conversions, Coïncidant avec ses villégiatures à Sainte-Aune — affirme, avec la gravité qui convient à un pince-san-rire, que l’extension aux femmes du suffrage improprement nommé universel, entraînerait fatalement pour les hommes l’obligation d’accoucher à leur tour !… — Hélas ! que n’est-ce possible !… Ils deviendraient tous néo—malthusiens.

Ensuite, c’est un simple « lecteur » — exemple vivant de ce que peut produire la lecture quotidienne d’un « organe de la défense nationale » — qui nous sert cette perle, enchâssée parmi d’autres :

« Il est clair que la femme, devenue électrice, sera de « droit éligible. Figurez-vous la femme—député siégeant à la Chambre, son enfant dans les bras, à moins qu’elle ne l’abandonne à des soins mercenaires ! Ne sera-ce pas le comble du ridicule? »

En effet. Une femme de quarante a quarante-cinq ans — âge avant lequel il est rare que les hommes « siègent à la Chambre » —portant dans ses bras son enfant, vraisemblablement âgé d’une vingtaine d’années, nous paraîtrait, à nous aussi, « le comble du ridicule ».

Mais, quand on est lecteur de la Patrie, on ne pense pas à tout. On ne se dit pas qu’il arrive ‘un jour où les petits, devenus grands, quittent les bras de leur maman ; qu’à l’âge où sont élus la plupart de nos « honorables », une femme peut être grand-mère ; et que, d’ailleurs, quand bien même on choisirait des députées de vingt-cinq ans, celles-ci ne seraient sans doute pas plus gênées par leurs enfants pour « siéger à la Chambre » , que les ouvrières ne le sont par les leurs pour aller à l’atelier, les « dames de magasin » pour se rendre a leur « rayon », les institutrices pour faire leur classe, les dévotes pour se livrer à leurs pieux exercices, et les mondaines pour courir à leurs fêtes, voire même pour assister, en spectatrices, de la tribune du public, aux grandes premières du Palais-Bourbon.

Et cette idée ne vient pas à l’esprit, que, la fonction de député n’étant pas obligatoire, celles qui ne se trouvent pas en état de l’exercer, n’auront qu’à ne pas la solliciter; et enfin, que soi, électeur, on sera toujours libre de ne pas donner sa voix au candidat ou à la candidate qui, pour une raison quelconque, ne semblerait pas apte à remplir son mandat.

Du côté des libres penseurs, la discussion change d’allure et de base. Les enfants ne sont plus en cause. Il ne s’agit plus de savoir si l’exercice des droits politiques est compatible avec les devoirs maternels, et si le temps que passeraient les ménagères à déposer, tous les quatre ans, dans l’Urne solennelle, un petit morceau de papier, serait préjudiciable au pot-au-feu. On se demande seulement comment les femmes voteraient !… ce qui — il faut le reconnaître—n’a rien à faire dans, la question.

Et ce n’est point sans chagrin que j’ai trouvé, dernièrement, sous la plume d’un rédacteur à l’Action — d’un collaborateur de ce journal où nous avons l’habitude de voir les choses de haut, sans nous arrêter aux limites d’un anticléricalisme étroit — le couplet trop connu sur l’incapacité actuelle des femmes à voter convenablement.

Vraiment, confrère, croyez-vous qu’elles voteraient plus mal que les hommes ?… Les églises sont pleines de femmes ? Hélas ! les cabarets sont pleins d’hommes !… Et ces milliers d’inconscients, qu’un bout de ruban hypnotise, ou dont le vote se vend pour un _verre d’alcool, vous semblent-ils plus dignes que leurs « ménagères » — si courageuses et parfois si sensées — du titre de « citoyens » ?…

Et puis — pour voir les choses d’un autre point de vue — vous qui vous déclarez partisan de l’émancipation féminine, dans le domaine économique et civil,…. avez-vous donc assez confiance en la générosité masculine pour croire que cette émancipation se réalisera sans le concours officiel des femmes à l’organisation sociale qu’elles subissent ? Ne comprenez-vous pas quel prestige leur donnerait, immédiatement, aux yeux des simples, ce titre d’ « électeur » dont l’homme s’enorgueillit naïvement ? Peut-être, alors, verrait-on moins de maris préférer, comme interlocuteur, le marchand de vin du coin à la compagne de leur vie, et répondre à celle-ci, d’un air supérieur, lorsqu’elle se permet de hasarder une timide observation ; « Tais—toi ! Tu n’y connais rien. La politique ne regarde pas les femmes. »

Les femmes, dites-vous, voteraient contre la République. Qu’en savez-vous ?… Là où elles votent, en Amérique, en Australie surtout, les socialistes ont gagné des sièges. Là où elles sont influentes, actives et respectées, le pacifisme et l’antialcoolisme sont plus en progrès que partout ailleurs. Et comment ne voyez-vous pas qu’avec le système actuel, avec leur stupide exclusion du suffrage « universel », les seules femmes influentes sont celles dont vous vous plaignez, les belles dames réactionnaires, riches et bien apparentées, qui, grâce à leur fortune et à leur situation, n’ont pas besoin d’être électeurs pour agir sur les élections,… tandis que l’immense légion des travailleuses, de celles qui n’ont pas le temps d’aller à la messe, reste, en face d’elles, complètement désarmée.

Ce qui importe, mon cher confrère, c’est que la République, pour laquelle vous tremblez, conquière la sympathie et l’estime des femmes en étendant jusqu’à elles ses bienfaits, en se montrant pour elles meilleure et plus juste que les régimes qu’elle a remplacés. C’est que, en face de l’Église misogyne, génératrice de servitude, et démasquée par nos mains vengeresses, la Pensée libre Se dresse en justicière, brisant les chaînes et secouant les jougs !… Les femmes, comme les hommes — j’en ai la conviction — accorderont leurs suffrages au parti et au candidat qui leur paraîtront les mieux disposés à défendre leurs intérêts et à respecter leurs droits. Et peut-être, citoyen Bourceret, puisque vous êtes féministe et ne craignez pas de le dire, peut-être, si les femmes votaient, compteriez-vous aujourd’hui parmi nos heureux élus.

L‘Action, 26 mai 1906.

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ENCORE LE SUFFRAGE DES FEMMES

La question du suffrage des femmes continue à défrayer les chroniques de la presse de tous les partis.

La semaine dernière, ici même, mon excellent confrère Armand Charpentier reprenait, en y ajoutant la saveur de son interprétation personnelle, deux idées intéressantes que j’ai eu, maintes fois déjà, l’occasion de discuter, et dont notre amie Odette Laguerre nous entretenait il y a peu de temps.

Celle de l’éligibilité des femmes, précédant leur électorat — qu’a formulée, le premier, je crois, dans l’Almanach féministe, un des plus ardents et des plus sympathiques défenseurs de notre cause (1) — ne me paraît pas soulever d’objections fondamentales.

Proposer de rendre la femme d’abord éligible, est certainement un bon moyen de « mettre au pied du mur » tous ceux qui, prétendant nous approuver « au fond », être d’accord avec nous « en principe », se retranchent, dès qu’on parle de réalisation, derrière un commode opportunisme, et invoquent la « raison d’Etat », le salut de la République !…

Leurs arguments de circonstance — valables peut-être, en apparence, lorsqu’il s’agit d’électorat — s’évanouissent complètement devant la question d’éligibilité. La femme candidate, n’ayant affaire qu’à des électeurs masculins, devra leur présenter toutes les garanties. Il est même probable que ceux-ci se montreraient pour elle infiniment plus sévères que pour ses concurrents de l‘autre sexe ;… car il est entendu que les femmes — au moins lorsqu’elles aspirent à un rôle dans la vie publique — doivent avoir toutes les perfections, et que nulle faiblesse,‘ nulle erreur, nulle infériorité d’aucune sorte, ne peut leur être pardonnée.

Et précisément, je me demande s’il se trouverait, à l‘heure actuelle — même parmi les « libres penseurs » — assez d’hommes débarrassés du très religieux préjugé de sexe, pour préférer, comme mandataire, une femme de valeur à un homme médiocre ; et si, par conséquent, ce droit à l’accès des parlements ne resterait pas, pour nous, absolument platonique.

Quant au suffrage restreint des femmes, à la

réforme bâtarde et boiteuse qui consisterait à ne faire justice qu’à une partie du sexe sacrifié, …j’ai dit ce que j’en pense, autrefois, ici même, à propos d’une pétition ouverte, par un groupe féministe, et tendant à obtenir l’exercice des droits politiques pour les femmes célibataires, veuves ou divorcées — c’est-à-dire d’une part, à rendre plus profonde la déchéance légale de la femme mariée; et, d’autre part, à jeter dans la balance électorale quelques milliers de voix congréganistes, tandis que les libres penseuses demeureraient, pour la plupart, muettes et désarmées.

Je l’ai redit, plus récemment, dans les Annales de l’Ariège, lorsque mon vieil ami Darnaud — le militant octogénaire qui, là-bas, tout doucement, défriche les cerveaux bourgeois, et, par son « Courrier féministe », jette, chaque semaine, quelques bons grains — proposa de reconnaître la qualité de « citoyennes » aux «femmes d’élite » seulement, savoir :

A celles qui ont le titre d’avocat, de médecin, de professeur ;

A celles qui ont le brevet supérieur de l‘enseignement primaire ;

A celles qui brillent dans les lettres, dans les sciences, dans les arts ;

A celles qui sont décorées de la Légion d’honneur.

Et bien! je veux le répéter encore, malgré toute la sympathie que m’inspire l’aimable vieillard, un tel projet me semble devoir être énergiquement combattu.

Outre qu’il est injurieux pour mon sexe, en n’accordant qu’aux meilleures d’entre nous — ou ‘ du moins réputées telles — des droits dont jouit sans conteste le dernier des ivrognes mâles; en faisant à Mme Curie — pour ne prendre qu’un exemple — la grâce de l’élever au rang d’un rond-de-cuir ou d’un palefrenier quelconque ;… outre que, d’autre part, l’application m’en paraisse malaisée— pour ne pas dire tout à fait impossible—… je le juge parfaitement contraire à nos principes démocratiques, et, de plus — c’est là sans doute ce qui touchera davantage son « parrain » — préjudiciable et peut-être funeste à la cause laïque et républicaine.

Car, enfin, comment se fera ce « triage » des électrices ?… Quel sera le jury, le tribunal suprême, chargé de décerner les brevets de «femmes d’élite» et de désigner celles qui, selon lui, « brillent dans les lettres, les sciences ou les arts » ?… Ne pouvons-nous pas craindre que certaines femmes, qui doivent à leur fortune, à leurs relations, à leur situation mondaine, une grande partie de leur notoriété, obtiennent leurs « droits » beaucoup plus facilement que les plus distinguées militantes du socialisme, de la libre pensée ; et que ce soit là, encore, un triomphe pour la réaction ?…

D’autre part, je ne suis pas sûre que la demoiselle de « bonne famille », à qui l’aisance de ses parents a permis d’acquérir son « brevet supérieur », soit plus capable de voter que la courageuse ouvrière, si souvent pleine de bon sens, mais qui a dû, pour gagner sa vie, quitter l’école à douze ans.

Un suffrage féminin d’où seraient exclues les femmes prolétaires, l’immense légion des travailleuses manuelles, de toutes celles à qui l’âpre lutte ne permet pas d’être brevetées, diplômées ou décorées — ni même élèves de ces « lycées » en lesquels Charpentien met tout son espoir, oubliant qu’ils ne s’adressent qu’à une infime minorité bourgeoise — toutes celles qui ont pâli sur la machine plus que sur les livres, dont les pauvres bras ont porté plus de marmots que de lauriers, dont la poitrine flétrie a reçu plus de coups de poing que de médailles — mais qui n’en ont pas moins besoin — au contraire ! — de se défendre contre le patron qui les exploite ou le mari qui les maltraite — … un tel suffrage féminin m’apparaîtrait comme une comédie indigne de notre République !

Ah! croyez-moi, mes chers amis! Allons jusqu’au bout de l’Idée? Ne nous arrêtons pas à des demi-mesures, toujours injustes et souvent dangereuses. Pourquoi donc établir, parmi les citoyennes, des hiérarchies et des catégories ?… puisque — théoriquement au moins — il n’en existe plus parmi les citoyens. Toute la question, me semble-t-il, se résume en ces quelques mots : L’homme et la femme faisant, au même titre, partie de la société, il n’y a aucune raison pour qu’ils ne prennent point part, au même degré, à l’organisation de cette société.

Et puisque, hélas ! chez l’un comme chez l’autre, la plupart sont peu dignes des «droits» qu’ils exercent ou réclament,… sachons, nous, les militants, les pionniers, les avant-coureurs — c’est notre rôle et notre raison d’être — sachons créer, dans l’une et l’autre moitiés de l’Humanité, par une active propagande, une vigilance de tous les instants, un invincible acharnement, des êtres raisonnables, éclairés, conscients, capables de marcher ensemble à l’assaut de toutes les bastilles !

Etant donnée la lenteur avec laquelle s’élaborent les réformes les plus simples, les plus utiles, les plus urgentes,… d’ici à ce que le suffrage des femmes, réclamé dès aujourd’hui sans restriction et sans arrière-pensée, passe dans le domaine des faits,… nous avons largement le temps d’accomplir, de parachever, notre besogne éducatrice.

L’Action, 8 juin 1906.

1. Le statuaire Henri Godet

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LA POLITIQUE ET LA BEAUTÉ

Les femmes-députés de Finlande ont fait couler — c’était inévitable — des flots d’encre… et de fiel. Et messieurs les journalistes ont, une fois de plus, donné libre cours à leurs fantaisies coutumières sur l’obligatoire « disgrâce» des femmes qui savent être autre chose que des servantes ou des poupées. Les dix-neuf élues d’Helsingfors sont toutes — nous disent-ils — remarquablement laides. Si cela est vrai, je le regrette, car la beauté est un don précieux et souhaitable. Mais, outre que je ne suis pas bien sûre que cela soit vrai — n’ayant qu’une confiance limitée dans l’affirmation de nos reporters il me semble que, à défaut de la fameuse « galanterie française » qui, de plus en plus, devient une légende, la générosité la plus élémentaire exigeait qu’on n’insistât point sur ce détail, et qu’on n’écrivît point des phrases comme celle-ci :

« Qui décrira les nez « en pied de marmite » chevauchés par de calamiteux lorgnons, et les mentons crochus, les bouches édentées où n’apparaissent plus, au coin d’un redoutable sourire, que quelques vieux chicots crénelés ; et les visages couperosés ou jaunâtres, les physionomies en « coin de rue », et les petits yeux vérons ou pers, laissant filtrer un regard réfrigérant comme un courant d’air ?… » (Ludovic Naudeau, le Journal du 6 juin.)

Ah ! messieurs ! si nous voulions vous éplucher de cette façon, vous passer au crible d’une critique aussi sévère que la vôtre, quels tableaux humoristiques nous pourrions, nous aussi, tracer à vos dépens ! Et quel amusant « jeu de massacre » nous fournirait le Parlement de n’importe quel pays !… Mais nous sommes meilleures que vous. Nous vous reconnaissons le droit à la laideur,… bien que, de celui-là, comme des autres, vous abusiez trop volontiers.

Et si beaucoup de nos « honorables » n’offrent aucune ressemblance avec Apollon, non seulement il ne nous vient pas à l’idée de leur en faire un grief, mais nous ne songeons pas un instant à établir une corrélation entre leur pauvreté plastique et leur richesse intellectuelle, n’étant pas très certaines qu’un élu possède forcément celle-ci.

« Pourquoi — ajoute notre galant confrère — poser en principe qu’une femme doive opter entre la raison et la beauté ?… »

Pourquoi? en effet, je vous le demande, pourquoi, monsieur, posez-vous ce principe ? Et, aussi, pourquoi diable allez—vous en Finlande faire vos études sur les rapports de la beauté et de l’intelligence ?

Et encore, pour finir, une dernière question :

Vous voudriez, dites—vous, « pressentir et saluer l’avènement de la sur-femme, Minerve et Vénus : celle dont le cœur généreux battra dans la magnificence d’un corps de déesse, celle dont les yeux aimants s’illumineront de pensée ; la sur-femme, la suprême consolatrice, superbe dans la sérénité de sa conscience, de sa liberté et de sa beauté » !

Peste! monsieur, vous n’êtes pas difficile ! Et nous aussi, nous voudrions bien cela. Mais, s‘il vous plaît, où sont les hommes dignes d’une semblable femme ?

L’Action, 25 juin 1907.

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ENCORE UNE !!

Tout le monde, aujourd’hui, collectionne quelque chose. Moi, je collectionne les perles. — Oh ! non point les perles concrètes, réelles, que produisent les huîtres malades; mais les perles abstraites, spirituelles (ne pas confondre les deux acceptions de ce mot), qui se forment aussi naturellement dans certains cerveaux humains.

J’en ai déjà, ici même, présenté de remarquables, issues de différentes sources, aux lecteurs de l’Action. Et voici qu’aujourd’hui une modeste revue familiale, dans sa « Chronique » sur « les Suffragettes », m’offre une rare occasion d’enrichir mon écrin. .

Après avoir réfuté, comme le ferait la meilleure des féministes, les arguments qu’on invoque d’ordinaire contre le suffrage féminin; après être allé jusqu’à dire « que les électrices pourraient accomplir d’importantes et très utiles réformes », l’auteur de ce morceau humoristique n’hésite pas à se déclarer, malgré tout, adversaire du vote des femmes.

Pourquoi ?… Lecteurs, je vous le donne en mille!

Parce que, selon lui, les salons où l’on cause de chiffons et de potins perdraient tout leur charme et leur agrément, le jour où ces conversations frivoles feraient place à de graves discussions politiques ! — Car notre « chroniqueur » ne suppose pas un instant que les électrices pourraient, comme les électeurs, s’occuper quelquefois d’autre chose que des élections.

Hé quoi ! monsieur, c’est à une considération de ce genre que vous immolez l’intérêt public ! que vous sacrifiez les « importantes et très utiles réformes » que, selon vos propres paroles, accompliraient les électrices ! Fi! l’abominable égoïste et le mauvais citoyen que vous êtes!

D’ailleurs, êtes-vous bien sûr que, aujourd’hui déjà, on ne parle pas politique dans les « salons » pour lesquels vous tremblez ?… Et puis, avez-vous fait le compte des femmes qui ont un « salon » ?… Et avez-vous songé à celles, infiniment plus nombreuses, qui, n’en ayant pas, ne peuvent, à ce point de vue, rien perdre, ni rien faire perdre à leurs amis…

Mais ce n’est pas tout encore. Et l’ennemi des « suffragettes » a d’autres sujets de crainte. Le vote des femmes lui apparaît comme un danger pour leur beauté !… Car la politique, assure-t-il, les obligerait à la violence (étant électeur, il doit s’y connaître). Et la violence sied très mal aux femmes, de quelque façon qu’elle se manifeste. Qu’en pensez-vous, admirateurs de nos grandes tragédiennes, des Rachel, des Sarah Bernhardt, des Segond-Weber ?

Et, pour appuyer sa thèse, notre professeur d’esthétique termine sa leçon par ces lignes ineffables:

« J’ai assisté, il y a deux ans, ou trois, à une conférence de Mme X… C’est une femme jolie, au visage gracieux. Elle disait des choses violentes et sectaires. Peu n’importaient, d’ailleurs, les opinions qu’elle proclamait ; sa violence répandait une gêne dans l’auditoire; son loquence la rendait laide. »

Et voilà la perle des perles !… Personne ne comprendra jamais comment « l’éloquence » qui embellit les hommes laids, peut enlaidir une jolie femme.

L’Action, 28 décembre 1907.

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LOGIQUE !

Remise, plus que jamais, à l’ordre du jour par des événements récents, la question du suffrage et de l’éligibilité des femmes a provoqué une explosion nouvelle de sarcasmes et de grognements; Et, vraiment, quelque opinion que l’on ait sur le fond du débat, il faut avouer que nos adversaires ne se mettent pas en frais d’invention ni d’esprit.

Voici, d’abord, dans un grand quotidien illustré, l’image d’un maigre gamin, loqueteux et solitaire, qui, à la question d’une passante: « Et ta mère ?», répond :« Maman est conseiller municipal ».

Hein ! que dites-vous de l’idée ?… Elle est neuve, n’est-ce pas ?… Et originale !… Elle a surtout l’avantage de pouvoir s’appliquer à tous les cas, s’accommoder à toutes les sauces. Le pauvre mioche répondrait : « Maman est au lavoir » ou « Maman est en visite », « Maman est couturière » ou « Maman est chez sa couturière… », que le morceau aurait tout autant — ou pour mieux dire, tout aussi peu — de signification. Les « conseillères municipales » ne seront pas, que je sache, les premières femmes qui s’occuperont d’autre chose que de leurs enfants, sans que ceux-ci, d’ailleurs, s’en portent plus mal. Et l’auteur de cette platitude oublie un tout petit détail : c’est qu’une maman pourvue de neuf mille francs par an serait, mieux que n’importe quelle ouvrière ou ménagère, à même de vêtir proprement son enfant, et de lui assurer, en son absence, une garde.

Mais, précisément parce qu’elle y toucherait neuf mille francs par an, ces messieurs se soucient fort peu de lui laisser la place. — N’insistons pas!

Un autre journal — du soir, celui-là — termine une longue chronique sur les « Suffragettes » par ces ineffables lignes :

« Je vous le disais, que le féminisme était une doc« trine gaie. Quand il régnera, il faudra bien, au nom de l’égalité, que les femmes endossent l’uniforme, prennent le sac et le flingot et « tirent » leurs deux ans à la caserne.

« — Ah ! mais non, diront-elles. Nous avons notre lot : la maternité. Qu’est-ce que vous en faites ?

« Ma foi ! j’en fais grand cas. Mais combien y en a-t-il, parmi les agitées du féminisme, qui la puissent invoquer ? Je ne vois dans leurs rangs que « demoiselles » de tous âges; et les mamans, dans la paix du foyer familial, ne réclament rien… »

J’avais, en effet, remarqué souvent que la plupart de nos adversaires ne « voient » que « des demoiselles » dans nos rangs. Et je m’étais demandé pourquoi, ne sachant rien de notre état civil, ils s’obstinent à nous donner ce titre, à toutes, invariablement. — Je comprends !… Ils veulent pouvoir, le cas échéant, avec quelque apparence de bonne foi, affirmer que « les mamans, dans la paix du foyer familial, ne réclament rien… », bien que ce soient elles, pourtant, qui ont le plus à réclamer.

Seulement, le chroniqueur de la Presse et le dessinateur du Matin devraient bien se mettre d’accord. Nous attendons qu’on nous explique comment les revendicatrices, puisqu’elles sont toutes stériles, peuvent, en revendiquant, porter préjudice à leurs enfants.

L’Action, 18 mai 1908.

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III

LIBERTÉ ÉCONOMIQUE ET DOMESTIQUE

A BAS LE CODE !

Notre confrère Jacques Dhurr, dans le Journal, nous conte — avec des commentaires tels que j’en voudrais voir souvent dans la presse dite « avancée » — les histoires presque semblables, et combien navrantes ! de deux mères — victimes des lois et des mœurs, des institutions et des hommes — deux femmes à qui le mâle, le père, investi de tous les droits, a pu arracher l’enfant, le fruit de leur amour brisé, l’œuvre vivante de leur chair douloureuse, sans qu’elles entrevoient contre lui la possibilité d’un recours !…

Moi-même, j’ai reçu, dernièrement, les confidences d’une de ces malheureuses que torture la « loi de l’homme ». Je puis ajouter une page au martyrologe féminin. Et peut-être, à la veille des fêtes projetées pour le centenaire du Code civil, à l’instant où ceux qu’il protège, ou qu’il fait vivre, se préparent à en célébrer solennellement les « bienfaits », quelques anecdotes de ce genre ne manquent-elles point d’intérêt.

L’action se passe en province, dans une très cléricale ville bretonne. Mariée à une brute immonde, trompée, injuriée, battue, une femme, lasse de souffrir, demande la « séparation de corps ». Le tribunal, composé — chose rare — de juges républicains, fait droit à sa requête, et lui confie la garde de l’enfant — un pauvre petit infirme dont les soins incessants et dévoués de sa mère soutiennent seuls la fragile existence. Mais le mari va en appel. Les seconds juges — connus dans la région pour leurs opinions réactionnaires — cassent le premier arrêt ; et des lèvres du président, tombe cette parole historique : « Je ne désunis point ceux que Dieu a unis !… »

La malheureuse est condamnée à retourner dans son enfer, ou — si elle ne peut s’y résoudre — à vivre loin de son enfant, le laissant aux mains d’une brute. Dépouillée de tous ses biens, que détient et administre le « chef de la communauté », et sous l’incessante menace d’une invitation impérieuse à rejoindre son « seigneur et maître », elle se débat en vain dans ce cercle tragique, implorant de tous côtés des conseils ou un appui.

Un appui ?… Vous aurez, madame, quelque peine à le trouver dans notre société férocement masculiniste. Des conseils ?… je ne peux vous en donner qu’un seul : Faites-vous justice vous-même !…

Et peut-être — bien que les jurés soient tous des mâles, comme les législateurs — s’en trouvera-t-il quelques-uns assez humains pour comprendre qu’il est des cas de légitime défense ; que ni le chien enragé qui nous aboie dans les jambes, ni le rôdeur de nuit qui nous prend à la gorge n’ont droit au respect de leur existence, et que la main qui tue pour libérer n’est point la main d’un assassin!

Et vous, messieurs, fêtez le Code !… Versez à flots, en son honneur, l’éloquence et le champagne ! Couvrez de fleurs de rhétorique sa putréfaction naissante !… Tous vos discours et tous vos toasts ne lui sauveront pas la vie. Car il meurt un peu chaque jour des coups incessants que lui portent les dignités qui se réveillent et les consciences qui s’épanouissent. Et nous le jetterons à terre, nous, ses victimes révoltées; nous, les mères qu’il méconnaît, les épouses qu’il humilie, toutes les femmes qu’il entrave ou qu’il broie !… Nous le jetterons à terre,… pour édifier sur ses ruines un monde d’harmonie, de paix et de beauté, où les deux ennemis d’hier — rendus tels par le mensonge, les préjugés, la fausse morale — apparaîtront dans le soleil, libres, radieux, et se tendant_ la main !

L’Action, 27 octobre 1904.

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LA « BONNE A TOUT FAIRE » LÉGALE

« Les droits politiques — écrivait dernièrement une féministe des plus distinguées (1) — ne sont nullement inconciliables avec nos fonctions ménagères. Il n’est pas plus difficile de peser les mérites d’un candidat en tournant une sauce ou en berçant un enfant, qu’en fumant un cigare ou en faisant une partie de billard… »

Et elle rappelait le mot de Condorcet, disant que, « en faisant de la femme une citoyenne, on ne l’arracherait pas plus à son ménage, que l’on n’arrache les laboureurs à leurs charrues, les artisans à leurs ateliers. »

Ces réflexions, évidemment fort justes, m’en suggèrent quelques-unes, d’un autre ordre, que je crois intéressant de soumettre aux lectrices de ce journal.

Qui donc a décidé que les « fonctions ménagères » seraient forcément des fonctions féminines ?… et que les travaux domestiques incomberaient, toujours, exclusivement, aux femmes ?…

Quand l’homme seul exerce une profession qui fait vivre la famille, il est logique, certes, que la femme — en vertu même des principes d’aide mutuelle et de division du travail — soigne le ménage et les enfants.

Mais, lorsque les époux ont tous deux un métier — ce qui, par une évolution inévitable, devient de plus en plus fréquent, et sera bientôt la règle générale, …— pourquoi faut-il que la femme seule ajoute à son travail professionnel — et à ses devoirs maternels — la fatigue supplémentaire de l’entretien de la maison ?…

On répète sur tous les tons que la femme est un « être faible ». On invoque cette prétendue faiblesse pour la priver de certains droits… (comme si les droits d’un individu se mesuraient à la puissance de ses muscles!)… Et l’on ne craint pas d’imposer à cet «être faible » toutes les besognes ingrates et rudes que l’homme refuse d’accomplir !

Il les juge, dit-on, « humiliantes », incompatibles avec sa « dignité masculine ».

Eh bien ! nous avons, nous autres, une « dignité féminine », qui ne nous est pas moins précieuse. Ou plutôt, nous estimons qu’il existe, pour tous, une semblable « dignité humaine » que chacun doit respecter, en autrui et en lui-même. Si les travaux du ménage sont « humiliants », ce n’est point là, nous semble-t-il, une raison pour nous les réserver. Si, au contraire, ils ne le sont pas, les hommes peuvent, comme nous, en prendre leur part sans déchoir.

Ne vous sentez-vous donc point lasses, mes sœurs, d’être traitées ainsi en domestiques ?… En domestiques ? Que dis-je !… Les « bonnes à tout faire » des maisons bourgeoises sont payées, et vous ne l’êtes pas ; elles peuvent changer de maîtres, vous êtes rivées au vôtre par des chaînes légales. Et le célibataire qui épouse sa servante fait évidemment une excellente « affaire », puisqu’il s’assure gratuitement des services qu’auparavant il lui fallait rémunérer, et qu’il se met, sous le couvert de la loi, a l’abri de toute tentative de « lâchage » ou de rébellion.

Ne verrons-nous jamais une grève des « ménagères » ?… Ce serait peut-être le seul moyen d’attirer l’attention publique sur cette question si importante, et jusqu’alors si négligée, des besognes domestiques. A une époque où, peu à peu, tout se concentre et S’industrialise, où tout se perfectionné en se simplifiant, où la machine remplace les bras, en travaillant mieux et plus vite,… n’est-il pas extraordinaire que ces besognes soient restées, à peu de chose près, ce qu’elles étaient il y a cent ans ?… Le jour viendra — espérons-le — où l’on saura leur appliquer, à toutes, de rationnelles et scientifiques méthodes ; et faire, par exemple, pour la préparation des aliments et le nettoyage des appartements, ce qu’on fait, depuis quelque temps, pour le blanchissage, la cuisson du pain, ou la confection des vêtements, qui sont accomplis, non plus au logis par la mère de famille, mais par des professionnels dans des ateliers spéciaux.

Et tout le monde s’en trouvera bien. L’ouvrage mieux fait, l’hygiène mieux observée, la femme plus libre et plus heureuse, toute la famille mieux portante : telles seront les conséquences de cette transformation profonde, que nous devons appeler de tous nos vœux et hâter de tous nos efforts.

Les Cahiers Féministes de Bruxelles, 1 novembre 1904.

1. Mme Odette Laguerre.

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LA RECHERCHE DE LA PATERNITÉ

La recherche de la paternité est depuis longtemps à l’ordre du jour. Après tant d’autres, j’en voudrais parler. Mais ce n’est point pour chanter ses louanges que j’écris aujourd’hui ces lignes.

Certes, je ne combattrai point une réforme louable en principe, et qui peut, dans la pratique, être quelquefois utile. Je ne trouve pas mauvais qu’on veuille inspirer au mâle le sentiment de sa responsabilité, et l’obliger à réfléchir aux conséquences de ses actes. Et que la femme abandonnée puisse exiger du séducteur l’indemnité qui lui est due ; que l’enfant naturel puisse savoir par quel homme il fut procréé, rien n’est plus parfaitement conforme au droit et à l’équité.

Mais je tiens à dire ceci : que la recherche de la paternité ne saurait être un remède radical à, tous les maux dont souffrent les victimes de l’amour; et qu’on a tort de voir en elle autre chose qu’un palliatif très anodin et très insuffisant.

Je songe à toutes celles pour qui le père restera introuvable ; à toutes celles qui reculeront devant les formalités, les démarches et les frais ; à toutes celles dont la dignité ne voudra rien demander et devoir au misérable qui les a reniées.

Et j’en conclus qu’il importe moins d’autoriser la mère et l’enfant à rechercher le père, que de les mettre l’un et l’autre en état de se passer de lui.

L’admission des femmes à tous les emplois, le relèvement des salaires féminins, et — en attendant l’assimilation complète de la maternité, légitime ou non, à une fonction sociale, honorée et rétribuée comme telle — l‘assistance obligatoire aux filles—mères ; d’autre part, l’enseignement à toutes les femmes adultes des moyens qui leur permettent de n‘être mères qu’à leur gré, et de ne faire que les enfants qu’elles sont à peu près sûres de pouvoir élever ; et, enfin, pour épargner au bâtard la honte imméritée que nos préjugés lui infligent encore aujourd’hui, la substitution, pour tous, du nom de la mère au nom du père : tels sont les points, à mon avis, où doit porter l’effort des féministes, et — quelle que soit l’étiquette dont ils se parent — de tous ceux qui veulent sincère— ment la justice sociale et le bonheur humain.

L’Action, 19 février 1905.

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LE DROIT AU TRAVAIL

A tous ceux qui se sont penchés fraternellement sur la douleur humaine, et qu’a émus l’injustice sociale, il semble que l‘émancipation économique — c’est-à-dire la possibilité pour tout être de satisfaire convenablement ses besoins physiques — doive apparaître comme le premier pas vers la liberté intégrale, comme la source naturelle et féconde de toutes les autres émancipations.

Nous avons vu cependant — et ce nous fut une pénible surprise f quelques esprits excellemment intentionnés, sympathiques, surplus d’un point, au mouvement féministe, reprendre et développer la vieille théorie de « la femme au foyer », sans comprendre combien cette théorie est en contradiction avec leurs généreux désirs d’une vie plus libre, plus digne et plus douce, pour la plus malheureuse moitié du genre humain.

Et je ne crois pas inutile de préciser, dans cet Almanach Féministe, les raisons qui nous ont fait placer le droit au travail à la base de nos revendications.

Il ne faut pas se le dissimuler : le triple esclavage de la femme — sexuel, intellectuel, légal — a pour cause essentielle l’obligation où elle se trouve, neuf fois sur dix, de recourir à un homme, qui l’entretient, et qui souvent abuse de sa situation vis-à-vis d’elle pour l’asservir et l’humilier. Que de femmes, dans l’union prétendue « libre », sont liées par le besoin de manger tous les jours à la brute qui les maltraite !… Et dans le mariage légitime — méconnaissant, parce que gratuit, le travail de la ménagère et de la génératrice — le législateur n’a-t-il pas établi les droits de l’époux et du père sur ce fait unique que c’est lui qui fait vivre la famille ?…

Et ce n’est pas tout encore. Cette dépendance économique n’a pas seulement pour résultat de livrer la femme sans défense à l’homme, de lui imposer un maître, et de l’empêcher de rompre la chaîne — légale ou illégale — devenue trop lourde ou trop ignominieuse. En acculant la femme au mariage comme à une nécessité vitale, elle a commis ce crime abominable : tuer l’amour !… ou tout au moins en étouffer la voix.

L’amour, le sublime et divin amour, l’amour consolateur et moralisateur, qui devrait être la seule base et l’unique ciment de l’union, n’y entre trop souvent, hélas ! que comme un facteur secondaire, un accessoire qui, parfois, fait totalement défaut. Peut-elle, la pauvre fille sans fortune et sans gagne-pain, se donner le luxe d’attendre que son cœur ait parlé, que son cerveau ait choisi ?… Le premier « parti » qui présente quelques garanties matérielles, et qui n’inspire pas trop de répugnance, est accueilli comme le sauveur.

Et la travailleuse elle-même n’échappe pas à cette loi, puisque, dans la plupart des cas — pour des raisons diverses qu’il serait trop long d’énumérer ici — le travail de la femme, si acharné soit-il, ne suffit pas, actuellement, à lui assurer le minimum indispensable à la vie.

C’est tout cela qui nous désole ; c’est tout cela qui nous révolte. C’est tout cela que l’effort patient du féminisme anéantira peu à peu. Nous entrevoyons, Pour l’avenir, un type de femme — qui déjà commence à se dessiner noblement — un type de femme libre, fière et tendre, conservant, dans la dignité laborieuse et dans la sécurité, son corps vierge et son âme aimante à l’Elu qui tôt ou tard viendra !

Et puis, il faut élargir la question, la poser dans toute son ampleur.

Voilà trop longtemps qu’on nous trompe, qu‘on nous dupe, avec les déclamations sentimentales ou scientifiques (?) sur « le rôle de la Femme », de la « Femme » avec un grand F, la Femme-entité. Ne comprendra-t-on jamais que toutes les femmes, pas plus que tous les hommes, ne sont des créatures semblables, identiques, ayant forcément, parce qu’elles sont femmes, les mêmes aspirations, les mêmes aptitudes ?… et que toute règle unique, fixe, inflexible, appliquée à un ensemble d’individus différents, engendre non point l’ordre et l’équilibre, mais l’erreur, l’injustice et la souffrance ?…

La femme qui veut être exclusivement mère et « gardienne du foyer » nous paraît profondément digne d’intérêt et de respect. Nous souhaitons que par l’assimilation de la maternité à une fonction sociale rétribuée — lui soit rendu possible le plein accomplissement de sa tâche, noble entre toutes, et jusqu’alors trop méconnue. Mais les autres vocations ne nous semblent, pas plus que celle-là, devoir être contrariées. Nous ne faisons pas même à nos adversaires la concession d’admettre que, dans le domaine industriel, certains métiers, et, dans le domaine administratif, certaines fonctions, doivent être réservés aux femmes, les autres leur restant sévèrement interdits. Notre idéal est très simple, très net, et tient tout entier dans un mot: la liberté,… liberté pour chaque être humain de choisir lui-même et de suivre paisiblement la voie qu’il croit lui convenir, sans Connaître d’autres limites à son activité que celles de ses forces et de ses capacités personnelles.

Que — cette liberté reconnue, assurée — les femmes se portent en plus grand nombre vers telles ou telles occupations, c’est très possible ; c’est même probable; on peut estimer que c’est désirable. Mais, de cette division du travail, établie naturellement, normalement, par le libre jeu des volontés conscientes, et non plus arbitrairement, par une absurde classification des êtres, il ne résultera pour la collectivité que plus de bonheur et plus d’harmonie.

L’Almanach Féministe, 1908.

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