F. T. Marinetti, “What Separates Us from Nietzsche” (1910)

Ce qui nous sépare de Nietzsche.

C’est dans notre lutte contre la passion professorale pour le passé, que nous renions violemment l’idéal et la doctrine de Nietzsche.

Je tiens à démontrer ici que les journaux anglais se sont absolument trompés en nous considérant comme des nietzschiens. Vous n’avez en effet qu’à examiner la partie constructive de l’œuvre du grand philosophe allemand pour vous convaincre que son surhomme, enfanté dans le culte philosophique de la tragédie grecque, suppose chez son père un retour passionné vers le paganisme et la mythologie. Nietzsche restera, malgré tous ses élans vers l’avenir, l’un des plus acharnés défenseurs de la grandeur et de la beauté antiques.

C’est un passéiste qui marche sur les cimes des monts thessaliens, les pieds malheureusement entravés de longs textes grecs.

Son surhomme est un produit de l’imagination hellénique, construit avec les trois grands cadavres pourrissants d’Apollon, de Mars et de Bacchus.

C’est un mélange de la Beauté élégante, de la force guerrière et de l’ivresse dionysienne telles qu’elles nous sont révélées par le grand art classique. Nous opposons à ce surhomme grec, né dans la poussière des bibliothèques, l’Homme multiplié par lui-même, ennemi du livre, ami de l’expérience personnelle, élève de la Machine, cultivateur acharné de sa volonté, lucide dans l’éclair de son inspiration, armé de flair félin, de foudroyants calculs, d’instinct sauvage, d’intuition, d’astuce et de témérité.

Les enfants de la génération actuelle, qui vivent parmi le cosmopolitisme, la marée syndicaliste et le vol des aviateurs, sont les ébauches de l’homme multiplié que nous préparons. Pour nous occuper de lui, nous avons quitté Nietzsche, un soir de décembre, au seuil d’une Bibliothèque qui happa le philosophe entre ses vantaux de chaleur savante et confortable. Nietzsche n’aurait certes pas vomi de dégoût comme nous, en lisant sur les façades des Musées, des Académies, des Bibliothèques et des Universités ces principes infâmes, écrits avec la craie de l’imbécillité :

Vous ne penserez plus !

Vous ne peindrez plus !

Vous ne construirez plus !

Nul ne pourra jamais dépasser les Maîtres !

Toute originalité est défendue.

Nous ne voulons pas de folies, ni d’extravagances ; nous voulons des copies !

Pour conquérir le paradis de l’Art, il faut imiter la vie de nos Saints !

Mais nous n’avons pas écouté les conseils prudents que nous aurait donnés Nietzsche, et nous avons contemplé avec horreur la jeunesse italienne qui coulait tristement canalisée vers ces grands égouts de l’intellectualité.

Nous n’avons pas dormi cette nuit-là, et, à l’aube, nous avons grimpé sur les portes des Académies, des Musées, des Bibliothèques et des Universités pour y écrire avec le charbon héroïque des usines cette dédicace, qui est aussi une réponse au surhomme classique de Nietzsche :

Au Tremblement de terre,
leur seul alliée
les futuristes
dédient ces ruines de Rome et d’Athènes.

Ce jour-là les vieilles murailles savantes furent secouées par notre cri inattendu :

Malheur à celui qui se laisse prendre par le Démon de l’admiration ! Malheur à celui qui admire et imite le passé ! Malheur à celui qui vend son génie !

Vous devez combattre avec acharnement ces trois ennemis irréductibles et corrupteurs de l’art : l’Imitation, la Prudence et l’Argent, qui se réduisent à un seul : la Lâcheté.

Lâcheté contre les exemples admirables et contre les formules acquises. Lâcheté contre le besoin d’amour et contre la peur de la misère.

N’avez~vous pas lutté ce matin, en quittant votre lit, contre un principe d’inertie et de sommeil ? Admettez donc que le monde n’a besoin que d’héroïsme, et excusez avec nous le beau geste d’indiscipline sanguinaire de cet étudiant de Palerme, Lidonni, qui s’est vengé, en dépit des lois, d’un professeur tyrannique et stupide.

Les professeurs passéistes sont seuls responsables de cet assassinat, eux qui veulent étouffer en d’infects canaux souterrains l’indomptable énergie de la jeunesse italienne.

Quand aura-t-on fini de châtrer les esprits qui doivent créer l’avenir ?

Quand aura-t-on fini d’enseigner l’abrutissante adoration d’un passé insurpassable aux enfants dont on veut faire, coûte que coûte, de petits courtisans bûcheurs?

Hâtons-nous de tout refaire ! Il faut aller à contre-courant !

Bientôt viendra le moment où nous ne pourrons plus nous contenter de défendre nos idées par des gifles et des coups de poing, et nous devrons inaugurer l’attentat au nom de la pensée, l’attentat artistique, l’attentat littéraire contre la croûte glorifiée et le professeur opprimant !

Mais la lâcheté de nos ennemis nous évitera peut-être le luxe de les tuer. Ce ne sont pas là des paradoxes, croyez-moi ! Il faut à tout prix tirer l’Italie de cette crise de lâcheté passéiste.

Que dites-vous, par exemple, de ce projet futuriste qui consiste à introduire dans toutes les écoles un cours régulier de risques et de dangers physiques ? Les enfants seraient soumis, bon gré mal gré, à la nécessité d’affronter continuellement une série de périls toujours plus effrayants l’un que l’autre, savamment prédisposés et toujours imprévus, tels que : incendie, noyade, écroulement de plafonds et autres désastres.

Trouvez-vous un peu folle notre idée ? Eh bien ! nous sommes heureusement très nombreux aujourd’hui à croire que le talent et la culture courent les rues, et que seul le courage fait défaut : valeur très recherchée, presque introuvable.

Or c’est précisément la matière première pour que, suivant le grand espoir futuriste, toute l’autorité, tous les droits et tout le pouvoir soient brutalement arrachés aux morts et aux moribonds et donnés aux jeunes de 20 à 40 ans.

En attendant la guerre avec l’Autriche, que nous invoquons, nous ne trouvons d’intéressant sur la terre aujourd’hui que les belles morts continuelles et désinvoltes des aviateurs.

Blériot avait bien raison de crier dernièrement : « Il faut encore bien des cadavres au progrès ! »

Il en faut, à mon avis, de quoi combler l’Océan Atlantique, car nous ne donnons d’autre importance à la vie humaine que celle d’un enjeu risqué au tripot louche de la mort.

Nous n’aimons le sang que jailli des artères, et tout le reste est lâcheté.

Il faut vous dire que pour toutes ces bonnes raisons nous ne sommes pas aimés des gens sages, raisonnables et dûment encadrés ; les magistrats et les agents de la police nous guettent, les prêtres se retirent à notre passage, et les socialistes nous haïssent cordialement.

Nous leur rendons à tous cette haine et ce dédain, car nous méprisons en eux les représentants indignes de ces idées pures et pas terrestres : Justice, divinité, égalité et liberté.

Ces idées pures et absolues, étant plus salissables que les autres, ne peuvent absolument pas être maniées par les hommes d’aujourd’hui.

What Separates Us from Nietzsche.

It is in our struggle against the professorial passion for the past that we violently deny the ideal and the doctrine of Nietzsche.

I want to demonstrate here that the English newspapers were absolutely mistaken in considering us as Nietzschians. You only have to examine the constructive part of the work of the great German philosopher to convince yourself that his superman, born in the philosophical cult of Greek tragedy, presupposes a passionate return to paganism and mythology in his father. Nietzsche will remain, in spite of all his impulses towards the future, one of the most staunch defenders of ancient grandeur and beauty.

He is a backward-looking man who walks on the summits of the Thessalian mountains, his feet unfortunately hobbled by long Greek texts.

His superman is a product of the Hellenic imagination, constructed from the three great rotting corpses of Apollo, Mars and Bacchus.

It is a mixture of elegant Beauty, warlike strength and Dionysian intoxication, as revealed to us by great classical art. We oppose to this Greek superman, born in the dust of libraries, Man multiplied by himself, enemy of the book, friend of personal experience and student of the Machine, relentless cultivator of his will, lucid in flash of his inspiration, armed with feline flair, lethal calculations, savage instinct, intuition, shrewdness and temerity.

The children of the present generation, who live in the midst of cosmopolitanism, the synidcalist tide and the flight of aviators, are the first sketches of the multiplied man that we are preparing. To concern ourselves with him, we left Nietzsche, one evening in December, at the threshold of a Library which clutched the philosopher between its panels of learned and comfortable warmth. Nietzsche would certainly not have vomited in disgust, as we did, reading on the facades of the Museums, Academies, Libraries and Universities these infamous principles, written with the chalk of imbecility:

You shall not think anymore!

You shall not paint anymore!

You shall not build anymore!

No one will ever be able to surpass the Masters!

Any originality is forbidden.

We don’t want follies or extravagances; we want copies!

To conquer the paradise of Art, we must imitate the lives of our Saints!

But we did not listen to the careful advice that Nietzsche would have given us, and we gazed in horror at the channeled Italian youth flowing sadly toward those great sewers of intellectuality.

We did not sleep that night, and at dawn we climbed the gates of the Academies, Museums, Libraries and Universities to write there with the heroic coal of factories this dedication, which is also a response to Nietzsche’s classic Superman:

To the Earthquake,
their only ally,
the futurists
dedicate these ruins of Rome and Athens.

That day the old scholarly walls were shaken by our unexpected cry:

Woe to him who lets himself be taken by the Demon of admiration! Woe to him who admires and imitates the past! Woe to him who sells his genius!

You must fiercely fight these three irreducible and corrupting enemies of art: Imitation, Prudence and Money, which are reduced to one: Cowardice.

Cowardice against admirable examples and against acquired formulas. Cowardice against the need for love and against the fear of misery.

Did you not struggle this morning, leaving your bed, against a principle of inertia and sleep? Admit, then, that the world needs nothing but heroism, and excuse with us the beautiful gesture of bloodthirsty indiscipline of that student from Palermo, Lidonni, who took revenge, in spite of the laws, on a tyrannical and stupid professor.

The backward teachers are solely responsible for that assassination, they who want to suffocate in vile underground channels the untamable energy of Italian youth.

When will they be done castrating the spirits that are to create the future?

When will they finish teaching the brutalizing adoration of an unsurpassed past to the children of whom we want to make, at all costs, little hardworking courtiers?

Let us hasten to remake everything! We must go against the current!

Soon the time will come when we will no longer be able to content ourselves with defending our ideas with slaps and punches, and we will have to inaugurate the attack in the name of thought, the artistic attack, the literary attack on the glorified crust and the oppressive professor!

But the cowardice of our enemies will perhaps save us the luxury of killing them. These are not paradoxes, believe me! Italy must be pulled out of this crisis of backward-looking cowardice at all costs.

What do you say, for example, of this futurist project which consists in introducing in all schools a regular course of risks and physical dangers? Children would be subjected, willy-nilly, to the need to continually face a series of perils, each more frightening than the last, cleverly prearranged and always unforeseen, such as fire, drowning, collapsing ceilings and others disasters.

Do you find our idea a little crazy? Well! Fortunately, many of us today believe that talent and culture flow in the streets, and that only courage is lacking: a highly sought-after, but almost unobtainable value.

But this is precisely the raw material required if, according to the great futurist hope, all authority, all rights and all power are to be brutally snatched from the dead and dying and given to young people between 20 and 40 years old.

While awaiting the war with Austria, which we invoke, we find not interesting on earth today but the beautiful, constant and casual deaths of airmen.

Blériot was right to shout lately: “We still need a lot of corpses for progress!”

It will take enough to fill the Atlantic Ocean, in my opinion, for we do not give any importance to human life other than that of a risky stake in the shady gambling den of death.

We only love the blood that spurts from arteries, and everything else is cowardice.

I must tell you that for all these good reasons we are not loved by wise, reasonable and duly managed people; magistrates and police officers are lying in wait for us, the priests withdraw as we pass, and the Socialists cordially hate us.

We return to them all this hatred and this disdain, because we despise in them the unworthy representatives of these pure and unearthly ideas: Justice, divinity, equality and liberty.

These pure and absolute ideas, being more likely to get hands dirty than the others, absolutely cannot be handled by the men of today.

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Independent scholar, translator and archivist.