E. Armand, “Liberty Will Triumph” (1923)

La Liberté triomphera

Il n’y a plus de feuilles aux arbres. Les derniers ouragans ont enlevé les ultimes qui résistaient encore. Il fait froid. Plus de fleurs sur le bord des routes. Un brouillard dense et morne engrisaille hommes et choses. On dirait que va sonner la dernière heure du monde, tant les contours des objets apparaissent flous, imprécis.

Plus d’épis dans les champs. Le vent souffle sur des plaines désolées. Là où cet été s’élevaient toutes sortes de graminées destinées à la nourriture des êtres vivants, ce n’est plus que le désert. Les sentiers des forêts sont jonchés de cadavres de petits oiseaux aux couleurs ternies, victimes de la faim et du froid.

Plus de mésanges, plus de pinsons, plus de rossignols faisant retentir l’air de leurs accents amoureux. C’est à peine si dans la nuit épaissie par le brouillard on entend lugubrement ululer les chouettes. Mon âme est triste, indéfinissablement. On dirait que d’elle aussi la vie s’est retirée. L’ambiance où elle aimait à se retremper n’est plus ; celle qui l’a remplacée engendre la tristesse et le dégoût de l’existence.

Mais est-il vrai que ce soit la mort? Tout à l’heure, j’ai vu se profiler sur un guéret une silhouette, une silhouette qui, tout là-bas, s’est courbée. Non, ce n’est pas la mort véritable. C’est simplement une éclipse de la vie apparente. Au sein du sol gelé, durci, il y a des semences, enterrées, des semences soumises à l’influence des agents, chimiques, telluriques. Les plaines ne seront pas toujours aussi sinistres d’aspect, les arbres ne se détacheront pas toujours à l’horizon comme des squelettes au travers desquels le vent hurle lamentablement, les oiseaux qui ont survécu à la misère hivernale ne resteront pas toujours engourdis. Douze à quatorze semaines encore et les blés qui pointent timidement croîtront avec vigueur ! Trois mois, trois mois et demi encore et ce sera le soleil de mars, le printemps, l’éclat et l’élan de la vie.

Les partis de réaction sont au pinacle, les idées de domination ont la suprématie. Le traditionalisme règne. Les tueurs de profession, les dictateurs sociaux, les puissances ploutocratiques orientent l’économie mondiale. Les masses sont veules et les individus indifférents. Ceux-ci et celles-là sont de l’opinion de qui s’est emparé du pouvoir. Sylla aujourd’hui, Marius demain. Ou vice-versa. La quintessence du savoir humain est employée à préparer des hécatombes de peuples. Les dirigeants sont à la recherche du procédé qui tuera, anéantira avec le plus de promptitude, de sûreté, de cruauté lors du prochain conflit qui jettera les uns sur les autres les troupeaux humains. Et les troupeaux humains contemplent, abêtis, béatement, le sort qui les attend. Les jeunes gens eux-mêmes, que j’ai connus studieux jadis, ne songent plus qu’à s’entrainer en vue des tueries guerrières. Mon esprit est triste. Dans l’ambiance inculte et inintellectuelle, il ne trouve plus de quoi se satisfaire, s’apaiser.

Mais là aussi, est-ce bien la mort ? Hier j’ai rendu visite à un jeune homme, que j’ai trouvé méditant, le front penché sur un livre. Dans la rue où il demeure — vers Montparnasse — ce ne sont que bars illuminés à giorno et cinémas aux annonces alléchantes. Où il perche, au sixième — un peu plus près des étoiles — le silence. Tandis que les autres, en bas, s’amusent : lui, là-haut, il lit. Sa lecture avait pour objet de se documenter sur je ne sais plus quel sujet qu’il doit développer en réunion publique ou entre camarades, je ne sais plus bien.

J’ai repris courage. Sous le sol que piétine la botte des traîneurs de sabres, civils ou militaires, une semence de libération germe: Ne désespérez pas, semeurs d’idées généreuses, votre échec n’est qu’apparent. Les petites graines que vous avez éparpillées, un peu au hasard du geste, vont mûrir dans les cerveaux. Quelque temps encore et le soleil se lèvera, l’ardent soleil de la liberté qui dissipera la brume de l’oppression. Je vois le printemps, le doux, le radieux printemps de l’émancipation individuelle et collective sourdre, poindre dans les âmes. Les dictatures, les autorités, les contraintes, les conventions, les préjugés, la politique, mollissent, cèdent, fondent comme neige, comme cire au soleil du Midi.

Tout cela n’est que du transitoire, du passager. Ayez foi. C’est la liberté qui triomphera en dernier ressort. Et ma prophétie est vraie. Car la liberté est une avec la vie.

Liberty Will Triumph

There are no more leaves on the trees. The most recent storms have carried off the last that still resisted. It is cold. No more flowers on the edges of the roads. A dense, gloomy fog paints men and things gray. The outlines of objects seem so vague and unfocused, one might say that the world’s last hour was about to sound.

No more grain in the fields. The wind whispers over desolate plains. Where, this summer, all sorts of grass was raised to nourish living beings, there is nothing but a desert. The forest paths are littered with the bodies of little birds, in faded colors, victims of hunger and cold.

No more chickadees, no more chaffinches, no more nightingales making the air ring with their romantic accents. In the fogbound night one scarcely hears the owls hoot mournfully. My soul is sad, indefinably. It seems that life has also withdrawn from it. The atmosphere in which it loved to reimmerse itself is no more; that which has replaced it inspires sadness and disgust with existence.

But is it true that it is death? Just now, I saw a silhouette looming over the fallow ground, a bent silhouette, off in the distance. No, this is not real death. It’s just an eclipse of visible life. In the frozen, hardened soil, there are seeds, buried, seeds subjected to the influence of chemical and telluric agents. The plains will not always appear so sinister, the trees will not always stand out on the horizon like skeletons through which the wind howls miserably, the birds which have survived the wintry misery will not always remain numb. Twelve or fourteen weeks more and the wheat that timidly rears its head will grow vigorously! Three months, three and a half months more and it will be the March sun, spring, the radiance and the impetus of life.

The reactionary parties are at the pinnacle, the ideas of domination have supremacy. Traditionalism reigns. The professional killer, the social dictators, the plutocratic powers guide the global economy. The masses are spineless and individuals indifferent. Both are of the opinion of those who have seized power. Sylla today, Marius tomorrow. Or vice-versa. The quintessence of human knowledge is emploed to prepare the slaughter of nations. The leaders seek processes that will kill, annihilate with more speed, certainty and cruelty during the next conflict that will hurl the human herds upon one another. And those human herds contemplate, stupidly, blissfully, the fate that awaits them. Young people themselves, whom I have found studious in the past, no longer dream of anything but training themselves for wartime slaughter. My spirit is sad. In the uncultured and unintellectual atmosphere, it finds nothing more with which to satisfy or appease itself.

But here too, is this really death? Yesterday I paid a visit to a young man, whom I found meditating, his brow leaning against a book. In the street where he lives — towards Montparnasse — there are only bars llit up like daylight and cinemas with tantalizing advertisements. Where he is perched, on the sixth floor — a bit closer to the stars — silence. While the other, below, amuse themselves, he reads up above. His reading has the aim of gathering material on I know not what subject that he must elaborate in public meetings or among camarades—I don’t know more.

I regained courage. Under the soil trampled by the boots of those who drag around sabers, civilian or military, a seed of liberation germinates. Do not despair, sowers of generous ideas, your failing is only apparent. The llittle grains that you have scattered, a bit randomly, will mature in brains. A bit more time and the sun will rise, the intense son of liberty that will dissipate the haze of oppression. I see the spring, the gentle, radiant spring of individual and collective emancipation sprouting, dawning in souls. The dictatorships, the authorities, the constraints, the conventions, the prejudices, the politics, weaken, give way, melt like snow, like wax in the southern sun.

That is all just temporary, passing. Have faith. It is liberty that will triumph in the end. And my prophecy is true. Because liberty is one with life.

E. Armand, “La liberté triomphera,” Le Libertaire 2e série, 5 no. 267 (17 Décembre 1923): 1.

[Working translation by Shawn P. Wilbur]

About Shawn P. Wilbur 2703 Articles
Independent scholar, translator and archivist.