E. Armand, “A vous, les humbles” / “To you, the humble ones” (1917) (FR/EN)

A vous, les humbles

Depuis que la nécessité ou la contrainte collective ont groupé en sociétés les parasites le la planète — depuis qu’a commencé l’histoire, — vous avez existé, vous les humbles.

Les humbles, — c’est-à-dire tous ceux qu’ont méprisé ou que dédaignent les chefs, les porteurs de pourpre, les arrivés, les privilégiés, les occupants de situations d’autorité, les détenteurs de révélations mystérieuses, les accapareurs de richesses.

Les humbles — c’est-à-dire tous ceux auxquels les dominants ne se sont intéressés que lorsqu’il s’est agi d’assurer leur domination ou d’asseoir leur suprématie.

Les humbles, — les sous-hommes, les esclaves, les parias, les impurs, les ilotes, les serfs, les prolétaires, les hors-la-loi, les hors-du-temple ; — ceux qu’on relègue au bout de la table; ceux auxquels on ne laisse parvenir que les miettes du festin, quand il en reste; — ceux auxquels on dispense chichement, à gouttes menues, les connaissances et l’instruction.

Les humbles, — les éternellement parqués, les indéfiniment matriculés, les taillables et corvéables à merci; ceux pour lesquels les lois se font inexorables et — les en butte aux tracas des exempts et aux vexations de la maréchaussée. Les humbles, — ceux qui n’ont rien — ceux qui ne sont rien — ceux qu’on dupe, qu’on trompe, qu’on leurre, qu’on illusionne, qu’on mène par la terreur ou par la flatterie, avec une main de fer brute ou une main de fer gantée de velours, — les humbles.

Les humbles, c’est-à-dire vous.

Nous sommes venus vers vous, les humbles.

Non point la flatterie sur les lèvres.

Nous ne vous avons pas mâché “vos” vérités. Dominés, nous vous avons dit que vous ne valiez pas mieux que les dominants, et qu’au fond, votre plus cher désir était bien plus de prendre leur place que de supprimer la domination. Exploités, nous avons aperçu en vous, non point la volonté de supprimer l’exploitation, mais la haine envieuse de l’exploiteur. Soldats de l’industrie, ce n’est point tant le dégoût des conditions dans lesquelles s’exécute la fabrication mécanique qui soulève vos protestations et vos clameurs — c’est surtout votre regret de n’être point un capitaine dans la vaste armée industrielle. Piétinés, vaincus, rejetés du monde — comme vous haïssez les parvenus, les vainqueurs, ceux qui tiennent le haut du pavé. Et vous, artistes méconnus, que vous en voulez aux en vedette !

O les humbles, nous connaissons vos jalousies et vos rancunes. Nous savons que dans vos mœurs, vous singez les exaltés sociaux quand vous ne les dépassez pas en ridicule ou en étroitesse. Nous n’ignorons rien de vos préjugés, de votre crainte du qu’en dira-t-on, de votre servilisme, de votre aplatissement devant qui exerce autorité, porte beau ou fait tinter une bourse pleine d’écus. Nous savons que vous ne voulez pas vous singulariser, faire autrement que tout le monde, ne pas vous faire remarquer. Nous savons que vous êtes de l’opinion de la majorité, la proie de l’orateur disert ou sentimental et aussi de l’avis du dernier qui parle. Nous savons que sont sans lendemain vos colères contre vos maîtres, et que libérés du joug de l’esclavage il n’est point de meilleurs propriétaires d’esclaves que vous — Ô les humbles.

O les humbles, nous savons combien vous appréciez le sourire du puissant, la poignée de main de l’enrichi, la louange du patron, la « tournée » du contre-maître les sycophanteries du policien.

Et vous nous rendrez cette justice que nous ne sommes pas venus vers vous, la bouche en cœur et les bras accueillants. Nous n’avons pas, pour vous gagner, déclamé vos souffrances où discouru sur votre sujétion. Nous n’avons pas couronné d’épines vos fronts de victimes. Etant des hors parti, nous ne cherchions ni vos votes ni vos cotisations. Nous sommes venus vers vous, — ô les humbles — parce que débordant d’activité cérébrale ou sentimentale ; parce que dévorés par le zèle de la propagande ; parce que nous le croyions ; utile parce que cela nous était une joie —ou peut être une récréation. Et, comme nous ne voulions pas vous gagner à notre cause, nous n’avions pas — convenez-en — a user de ménagements à votre égard. Nous vous avons exposé notre pensée à votre endroit, toute notre pensée. Pour amère, pour âpre, pour dure qu’elle fut, elle était notre pensée, exprimée en toute sincérité. Et nous n’ignorons pas que neuf fois sur dix, cette sincérité vous a éloignés. Car vous n’aimez pas, ô les humbles, subir la critique. Ceux vers que vont vos suffrages, vos battements de mains, vos gros sous, se sont ceux qui se bornent à décocher sur les exaltés du monde, — sur ceux-là seulement — les traits enflammés de leur rhétorique.

Donc, Ô les humbles, maints d’entre vous sont partis. Mais aux quelques-uns qui êtes demeurés à portée de la voix, qu’avons-nous dit :

— Que nous voulions vous gagner à votre cause !

Nous avons cherché à vous révéler à vous-mêmes, — à dégager vos aspirations, vos souhaits, vos revendications personnelles du brouillard où elles gisaient, amorphes, confondues, en compagnie d’aspirations, de souhaits, de revendications qui étaient celles du voisin ou de la multitude.

Nous avons cherché à vous faire réfléchir et non point à vous rendre envieux de la fortune d’autrui. Nous avons cherché à susciter en vous le sens critique et non point la haine du privilégié. Nous avons cherché à vous faire penser par vous-même, c’est-à-dire à ne point accepter que sous bénéfice d’inventaire, les dogmes ou les formules érigés par les églises de droite ou les partis de gauches.

Nous nous sommes efforcés de susciter en vous le désir de vous différencier de la multitude— le besoin de vous individualiser.

Nous vous avons expliqué que vous n’êtes pas entièrement raison ou complètement instinct — entièrement cerveau ou complètement cœur. Que vous êtes l’un et l’autre. Et qu’il convient, si l’on veut vivre d’une vie individuelle intense, d’accorder consciemment la place qui leur échet et à l’instinct et au raisonnement — les actions auxquels mène celui-ci n’étant ni inférieures ni supérieures aux gestes auxquels conduit celui-là — différents, tout simplement. Et c’est ainsi que nous nous sommes efforcés de susciter en vous le désir d’éliminer les préjugés.

Et c’est ainsi que peu à peu, vous êtes nés à la vie individuelle — que vous êtes devenus des « autonomes. »

Vous ne vous êtes plus souciés de l’opinion d’autrui vous concernant — vous ne vous êtes plus préoccupés que de votre opinion à votre égard.

Alors, les hommes qui vous entourent vous ont apparu ce qu’il sont en majorité et en réalité — des êtres falots, mièvres, tout de circonstances, ballottés par l’ignorance, les superstitions, le doute, la peur de la vie, — proie du clinquant et du retentissant — domestiques du trompe l’œil. Sous la puissance, vous avez aperçu la dépendance ; sous l’exercice de l’autorité, la crainte de la révolte ; sous la richesse, la peur des voleurs ; sous la sujétion, l’envie de la maitrise ; sous l’agitation, soi-disant spontanée, la nécessité d’une organisation hiérarchisée.

Et vous vous êtes rendus compte que le troupeau humain ne se différencie pas des autres troupeaux qui paissent la terre, errent sons les mers ou fendent les airs. Aucune action à portée sociale sérieuse n’est possible sans une cohésion disciplinée. Aucune armée révolutionnaire ne remportera la victoire si elle n’est pas encadrée par des chefs et des sous-chefs — si elle ne possède pas des engins de lutte supérieurs à ceux de ses adversaires. Aucune société, grande ou petite — ne subsistera sans une administration d’autant plus compliquée qu’est considérable la masse administrée. Le troupeau postule le berger — bon ou mauvais — mais berger quand même.

Ét vos yeux étant dessillés, vous avez voulu vivre enfin votre vie hors du troupeau, n’entretenant avec le milieu social que les relations indispensables et encore trop nombreuses auxquelles vous avait destiné une naissance qui vous avait été imposée. Vous avez voulu « vivre votre vie », chacun selon votre tempérament particulier en isolé, ou bien en compagnie temporaire ou permanente d’êtres se trouvant avec vous en sympathie ou en communion d’idées ou de réalisations, — en lutte constante, sourde ou ouverte contre l’emprise économique, politique, intellectuelle, morale des sociétés ou vous évoluiez — comptables uniquement à vous même de vos théories où de vos pratiques.

Et si vous êtes parvenus à ce degré — ô les « humbles » — vous êtes des nôtres.

En vérité, notre œuvre est accomplie.

Car en venant vers vous, nous n’avons jamais eu l’intention de susciter en vous le désir d’être des « exaltés ».

Et nous sommes pleinement payés de nos peines si vous êtes devenus des « autonomes ».

E. ARMAND.

To you, the humble ones

Ever since necessity or collective constraint grouped the parasites of the planet into societies — ever since history began — you have existed, you humble ones.

The humble ones, — that is to say, all those who have been despised or disdained by the leaders, the wearers of purple, the arrivistes, the privileged, those in positions of authority, the possessors of mysterious revelations, the hoarders of wealth.

The humble ones, — that is, all those in whom the dominant were only interested when it came to ensuring their domination or establishing their supremacy.

The humble ones, — the sub-humans, the slaves, the pariahs, the impure, the helots, the serfs, the proletarians, the outlaws, the out-of-temple; — those who are relegated to the end of the table; those to whom only the crumbs of the feast are allowed to reach, when there are any left; — those to whom knowledge and instruction are sparingly dispensed, in tiny drops.

The humble ones, — the eternally penned, the indefinitely registered, the taxable and subject to forced labor at will; those for whom the laws are inexorable and — those exposed to the harassment of the exempt and the vexations of the constabulary. The humble ones, — those who have nothing — those who are nothing — those who are duped, deceived, lured, deluded, led by terror or by flattery, with a rough iron hand or an iron hand gloved in velvet, — the humble ones.

The humble ones, that is to say you.

We have come to you, the humble ones.

No flattery on our lips.

We did not mince “your” truths with you. Dominated, we told you that you were no better than the dominant, and that deep down, your dearest desire was much more to take their place than to eliminate domination. Exploited, we saw in you, not the will to eliminate exploitation, but the envious hatred of the exploiter. Soldiers of industry, it is not so much disgust with the conditions in which mechanical manufacturing is carried out that raises your protests and your clamors — it is above all your regret at not being a captain in the vast industrial army. Trampled, defeated, rejected by the world — how you hate the upstarts, the victors, those who hold the upper hand. And you, unsung artists, how you resent those in the spotlight!

O humble ones, we know your jealousies and your grudges. We know that in your morals, you ape the social exalted, when you do not surpass them in ridicule or narrowness. We are fully aware of your prejudices, your fear of what others will say, your servility, your flattening before anyone who exercises authority, wears fine clothes or clinks a purse full of coins. We know that you do not want to stand out, to act differently from everyone else, nor to make yourself noticed. We know that you are of the opinion of the majority, the prey of the eloquent or sentimental speaker and also of the opinion of the last one who speaks. We know that your anger against your masters is short-lived, and that freed from the yoke of slavery there are no better slave owners than you — O humble ones.

O humble ones, we know how much you appreciate the smile of the powerful, the handshake of the rich, the praise of the boss, the “round” of the foreman, the sycophancy of the policeman.

And you will do us justice by saying that we did not come to you with our hearts in our mouths and welcoming arms. We did not, to win you over, declaim your sufferings or discourse on your subjection. We did not crown your victim’s brows with thorns. Being non-party members, we sought neither your votes nor your contributions. We came to you — oh humble ones — because we were overflowing with cerebral or sentimental activity; because we were consumed by the zeal of propaganda; because we believed in it; useful because it was a joy to us — or perhaps a recreation. And, as we did not want to win you over to our cause, we did not — you must admit — have to be gentle with you. We expressed our thoughts about you, all our thoughts. However bitter, harsh and hard they were, they were our thoughts, expressed in all sincerity. And we are not unaware that nine times out of ten, this sincerity has alienated you. For you, O humble ones, do not like to be criticized. Those toward whom your votes, your clapping, your big money are directed, are those who limit themselves to firing at the world’s exalted people — at those only — the fiery shafts of their rhetoric.

So, O humble ones, many of you have departed. But to the few who remained within hearing distance, what did we say:

— That we wanted to win you over to our cause!

We have sought to reveal you to yourselves, — to free your aspirations, your wishes, your personal demands from the fog in which they lay, amorphous, confused, in the company of aspirations, wishes, demands which were those of your neighbor or of the multitude.

We have sought to make you think, not to envy the fortunes of others. We have sought to arouse in you a critical sense, not hatred of the privileged. We have sought to make you think for yourself, that is, to not accept, except under the benefit of inventory, the dogmas or formulas erected by right-wing churches or left-wing parties.

We have striven to arouse in you the desire to differentiate yourself from the multitude — the need to individualize yourself.

We have explained to you that you are not entirely reason or entirely instinct — entirely brain or entirely heart. That you are both. And that if one wishes to live an intense individual life, one must consciously give due importance to both instinct and reason — the actions to which the latter leads being neither inferior nor superior to the gestures to which the former leads — simply different. And this is how we have endeavored to arouse in you the desire to eliminate prejudices.

And so it was that little by little you were born into individual life — that you became “autonomous.”

You no longer cared about other people’s opinions of you — you only cared about your own opinions of yourself.

So, the men around you appeared to you as they are, for the most part and in reality — dull, insipid beings, all circumstance, tossed about by ignorance, superstitions, doubt, fear of life, — prey to the flashy and the noisy — servants of trompe l’oeil. Beneath power, you perceived dependence; beneath the exercise of authority, the fear of revolt; beneath wealth, the fear of thieves; beneath subjection, the desire for mastery; beneath the agitation, supposedly spontaneous, the need for a hierarchical organization.

And you have realized that the human herd is no different from other herds that graze the earth, wander the seas or cleave the air. No action with serious social significance is possible without disciplined cohesion. No revolutionary army will win if it is not supervised by leaders and sub-leaders — if it does not possess fighting tools superior to those of its adversaries. No society, large or small — will survive without an administration that is all the more complicated the greater the mass administered. The flock requires the shepherd — good or bad — but a shepherd nonetheless.

And your eyes being opened, you wanted to finally live your life outside the herd, maintaining with the social milieu only the indispensable and still too numerous relationships to which a birth that had been imposed on you had destined you. You wanted to “live your lives,” each according to your particular temperament in isolation, or in temporary or permanent company of beings who found themselves with you in sympathy or in communion of ideas or realizations, — in constant struggle, mute or open, against the economic, political, intellectual, moral influence of the societies in which you evolved — accountable only to yourself for your theories or your practices.

And if you have reached this degree — O “humble ones” — you are our own.

Truly, our work is done.

For in coming to you, we never intended to arouse in you the desire to be “exalted.”

And we are fully repaid for our efforts if you have become “autonomous.”

E. ARMAND.

E. Armand, “A vous, les humbles,” Par-delà la Mêlée 1 no. 24 (mi Février 1917): 1.

Working translation by Shawn P. Wilbur; last revised June 23, 1025.

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