FIRST SERIES
April — June 1848
La situation.
17 Avril.
Ce que nous avions prévu, ce que nous avions prédit arrive.
La révolution tourne à la démocratie bourgeoise et doctrinaire : le gouvernement provisoire, composé d’éléments hétérogènes, vient d’opérer sur lui-même une sorte d’épuration. Les hommes restent; les principes sont éliminés. Des fautes graves ont accéléré ce résultat, d’ailleurs inévitable. Nous allons les relater en quelques lignes : ce sera comme le préambule de notre profession de foi.
La victoire du 24 février avait amené au pouvoir trois partis différents, renouvelé de nos anciennes luttes : le parti girondin ou thermidorien, représenté par le National, le parti montagnard, représenté par la Réforme; le parti socialiste-communiste, représenté par Louis Blanc.
La monarchie étant exclue, ces trois partis embrassaient la totalité de l’opinion.
Il semblait donc que le gouvernement provisoire, par l’incohérence même de sa composition, dût exprimer, aux yeux de la France, la conciliation de toutes les idées, de tous les intérêts. La bourgeoisie et le prolétariat, joignant leurs mains sur l’Organisation du travail, comme sur l’évangile de l’avenir, on pouvait croire que le problème de la misère, écarté par le gouvernement déchu, allait être résolu par le nouveau, aimablement et pacifiquement.
Nous venons de voir, pour la millième fois, ce que valent ces conciliations qui ne reposent que sur de vagues sympathies, et qu’aucun principe ne consolide.
La conduite qu’avait à tenir le gouvernement provisoire était pourtant bien simple et toute trouvée. Poser résolument, le problème du prolétariat ; occuper et nourrir les ouvriers; ramener la classe bourgeoise ; puis, en attendant l’Assemblée nationale, faire du statu quo républicain ; voilà ce que le bon sens, d’accord avec la haute politique, commandait au gouvernement provisoire.
Dans une situation ainsi faite, conserver tout c’était marcher.
Eh bien ! ce qui était si simple et si sage, ce qui réunissait à l’avantage du sens commun le mérite de la profondeur, été compris de personne.
A peine chargé du mandat, si nouveau pour elle, de représenter la République, la partie bourgeoise du gouvernement provisoire, s’abandonnant à ses vieilles préoccupations, a commencé de battre en retraite. — De son côté, la fraction révolutionnaire, emportée par l’enthousiasme, de ses souvenirs, se faisant complètement illusion sur la puissance de ses moyens, et tenant, comme elle dit, à engager l’avenir, s’est mise à faire de l’énergie et de l’exclusion. Enfin, le socialisme, non content d’avoir posé son principe, a voulu passer à l’application, ne s’en fiant qu’à lui-même pour l’exécution de son oeuvre.
On sait ce qui est résulté de ces tiraillements. Tout ce qu’a fait le gouvernement provisoire , au point de vue de l’ancienne bourgeoisie, s’est trouvé rétrograde -—tout ce qu’il a entrepris au point de vue révolutionnaire a été contrerévolutionnaire ; — tout ce qu’il a décrété dans l’intérêt du prolétariat a été conçu au rebours des intérêts du prolétariat.
Ainsi, lorsque le gouvernement provisoire , suivant la routine de l’économie bourgeoise, a ouvert un emprunt de 100 millions; lorsque ,.pour prouver la solidité de son crédit, il a payé 50 millions aux rentiers; lorsqu’il a élevé l’intérêt des sommes déposées à la caisse d’épargne ; lorsqu’il a prorogé les compagnies d’assurances, etc., etc., je dis qu’en présence du principe socialiste, qui devait intervenir dans la loi et qui n’est pas intervenu, le gouvernement a agi en sens contraire de son droit et de son devoir.
De même, quand le gouvernement provisoire s’est mis à écrire ces circulaires dictatoriales, qui, en l’an 1848, ne pouvaient guère intimider que des vieilles femmes ; quand, ne pouvant disposer d’un écu ni d’un homme que sous le bon plaisir des départements, il a parlé d’autorité aux départements ; quand, au milieu de la France républicaine d’esprit et de coeur—mais en défiance de la République —il a inventé la réaction, la contre-révolution, comme il inventera bientôt la coalition ; dans toutes ces circonstances, le gouvernement provisoire a agi comme un somnambule. Il nous adonné le spectacle, unique dans l’histoire, d’hommes d’État jouant avec un sérieux ridicule une vieille tragédie. A force de radicalisme rétrospectif, il a compromis les réformes futures : je n’en veux pour preuve que la loi électorale.
Si de l’élément révolutionnaire nous passons à l’élément socialiste, nous rencontrons une égale série d’erreurs et de mécomptes.
Comment ne s’est-il trouvé personne pour dire à M. Blanc : L’organisation du travail, telle que vous l’entendez, vous est interdite, non que la capacité vous manque, mais parce que votre position vous le défend. C’est par l’atelier que vous prétendez attaquer le problème, c’est-à-dire par l’individualisme; tandis que c’est le côté social qui seul peut vous’ donner la solution, c’est-à-dire le crédit. Mais, même à ce point de vue, vous ne pouvez rien entreprendre; membre du gouvernement, vous représentez non plus une classe de la société, mais les intérêts généraux de la société, toute initiative qui servirait un parti plutôt que l’autre sort de vos attributions. Vous appartenez à la bourgeoisie autant qu’au prolétariat. Protégez, encouragez l’émancipation des classes travailleuses ; vous-même n’intervenez pas, ne compromettez pas votre responsabilité, la responsabilité du gouvernement. Attendez qu’une autorité plus haute vous donne à la fois crédit et pouvoir.
L’insuccès des actes du gouvernement provisoire a été général. Aussi les protestations ne se sont pas fait attendre. Les manifestations des 16 et 17 mars ; lés expulsions multipliées des commissaires dans les départements ; en dernier lieu, le soulèvement du 16 avril ; tous ces faits accomplis aux cris de. : Vive la République! Vive le gouvernement provisoire! prouvent aux moins clairvoyants que la France est sincèrement républicaine, mais qu’elle ne supporterait pas une dictature ; que, par révolution, elle entend conciliation ; qu’elle repousse également le doctrinarisme, le jacobinisme et l’utopie; que si cependant, après avoir protesté contre chacune des fractions qui composent le gouvernement provisoire, elle maintient tel qu’il est ce gouvernement, c’est qu’elle ne veut plus souffrir de questions de personnes, et que ces gouvernants ne sont, à ses yeux, que les ministres de ses volontés.
Telle est, selon nous, la vraie situation des choses ; la position du gouvernement provisoire est admirable, et sa force immense ; mais aussi les difficultés qu’il a à vaincre sont infinies. Elles se résument toutes dans cette formule, qui exprime à la fois son rôle et sa règle : concilier la divergence des intérêts par la généralité des mesures.
Mais, comme l’arbre tombe toujours du côté où il penche, la tendance du gouvernement provisoire est actuellement dans le sens de la protestation anti-socialiste du 16 avril. Les encouragements à entrer dans cette voie, les conseils officieux ne lui manquent pas.
Bien des gens s’imaginent, parce que la question sociale a été embrouillée au Luxembourg, que c’en est fait de la question sociale ; que désormais le capital est dispensé de compter avec le travail.
Sous l’impression de cette idée, il est inévitable que le gouvernement provisoire marche à une restauration bourgeoise, au prix de quelques sacrifices accordés à la ferveur des idées sociales.
C’est ce que décèlent déjà, et les réflexions hypocrites des journaux réactionnaires sur la difficulté, l’incertitude, l’impossibilité d’une solution, et les décrets par lesquels le gouvernement provisoire, en même temps qu’il réduit ou supprime les impôts sur le sel, la viande, les boissons, établit d’autres impôts sur les domestiques, les chiens, les vins de qualité, les loyers au-dessus de 800 fr., etc.
L’abolition de l’impôt sur le sel, la viande et les boissons, dans le régime économique actuel, n’est qu’une exagération philanthropique qui coûtera cher à l’État, sans améliorer le sort des travailleurs.
L’établissement d’impôts somptuaires est une fantaisie utopiste qui coûtera cher aux travailleurs, sans emplir les coffres de l’État.
Les décrets du gouvernement provisoire déplacent la misère, comme la banqueroute déplace les capitaux : ils ne remédient à rien. La pression révolutionnaire, aveugle et ignorante, est satisfaite par ces décrets; mais par ces décrets mêmes, le peuple est mystifié. En échange d’un sacrifice apparent, nous avons une restauration réelle : Peuple, tu t’en apercevras bientôt.
Pour nous, bien que nous soyons aussi peu satisfaits du 16 avril que nous l’avions été du 17 mars, nous acceptons le fait accompli. Nous aimons les positions nettes. La triple essence du gouvernement provisoire nous embarrassait. A présent, nous savons à qui parler. C’est la démocratie doctrinaire qui règne et qui gouverne. Nous avions toujours pensé que le prolétariat devait s’émanciper sans le secours du gouvernement : le gouvernement, depuis le 16 avril, pense de même.
Nous sommes d’accord avec le gouvernement!…
The Situation.
April 17.
What we foresaw, what we have predicted is happening.
The revolution turns to bourgeois and doctrinaire democracy: the provisional government, composed of heterogeneous elements, has just carried out a kind of purification on itself. The men stay; the principles are eliminated. Serious faults accelerated this result, which was moreover inevitable. We are going to relate them in a few lines: it will be like the preamble to our profession of faith.
The victory of February 24 had brought to power three different parties, renewed from our old struggles: the Girondin or Thermidorian party, represented by the National, the Montagnard party, represented by the Reforme, and the Socialist-Communist Party, represented by Louis Blanc.
The monarchy being excluded, these three parties embraced the totality of public opinion.
It seemed therefore that the Provisional Government, by the very incoherence of its composition, should express, in the eyes of France, the conciliation of all ideas, of all interests. The bourgeoisie and the proletariat, joining their hands on the Organization of labor, as on the gospel of the future, we could believe that the problem of misery, put aside by the fallen government, was going to be solved by the new, amiably and peacefully.
We have just seen, for the thousandth time, what these conciliations are worth, which rest only on vague sympathies, and which no principle consolidates.
The conduct that the Provisional Government had to adopt was, however, very simple and ready-made. Resolutely pose the problem of the proletariat; occupy and feed the workers; bring back the bourgeois class; then, while waiting for the National Assembly, maintain the republican status quo; this is what good sense, in harmony with high politics, commanded the Provisional Government.
In such a situation, to preserve everything was to advance.
Well! What was so simple and so wise, uniting to the advantage of common sense the merit of profundity, was understood by no one.
Scarcely had the mandate, so new to it, to represent the Republic been taken on than the bourgeois part of the provisional government, abandoning itself to its old preoccupations, began to beat a retreat. — For its part, the revolutionary fraction, carried away by the enthusiasm of its memories, completely deluding itself about the power of its means, and keen, as it says, to engage the future, set to work with energy and exclusion. Finally, socialism, not content with having laid down its principle, wanted to move on to application, relying only on itself for the execution of its work.
We know what resulted from these tensions. Everything the Provisional Government did from the point of view of the old bourgeoisie was found to be retrograde ; — everything it undertook from the revolutionary point of view was counter-revolutionary; — everything it decreed in the interest of the proletariat was conceived against the interests of the proletariat.
Thus, when the Provisional Government, following the routine of bourgeois economy, opened a loan of 100 millions; when, to prove the solidity of its credit, it paid 50 millions to the rentiers; when it raised the interest of the sums deposited in the savings bank; when it continued the insurance companies, etc., etc., I say that in the presence of the socialist principle, which was to intervene in the law and which did not intervene, the government acted contrary to its right and his duty.
Likewise, when the Provisional Government began to write those dictatorial circulars which, in the year 1848, could intimidate only old women; when, being unable to dispose of a crown or a man except under the good pleasure of the departments, it spoke of authority to the departments; when, in the midst of France, republican in mind and heart — but in distrust of the Republic — it invented reaction, counter-revolution, as it was soon to invent the coalition; in all these circumstances, the Provisional Government acted like a sleepwalker. It gave us the spectacle, unique in history, of statesmen playing an old tragedy with ridiculous seriousness. By dint of retrospective radicalism, it has compromised future reforms: I want for proof of this only the electoral law.
If from the revolutionary element we pass to the socialist element, we encounter an equal series of errors and miscalculations.
How could no one be found to say to M. Blanc: The organization of work, as you understand it, is forbidden to you, not because you lack the capacity, but because your position forbids it. It is through the workshop that you claim to attack the problem, that is to say through individualism; whereas it is the social side which alone can give you the solution, that is to say credit. But, even from this point of view, you cannot undertake anything; a member of the government, you no longer represent a class of society, but the general interests of society, any initiative that would serve one party rather than the other comes out of your remit. You belong to the bourgeoisie as much as to the proletariat. Protect, encourage the emancipation of the working classes; you yourself do not intervene, don’t compromise your responsibility, the government’s responsibility. Wait for a higher authority to give you both credit and power.
The failure of the acts of the provisional government have been general. So the protests were not long in coming. The demonstrations of March 16 and 17; the repeated expulsions of commissioners from the departments; lastly, the April 16 uprising; all these facts accomplished to the cries of: Long live the Republic! Long live the Provisional Government! prove to the less clear-sighted that France is sincerely republican, but that she would not support a dictatorship; that, by revolution, she means conciliation; that she also rejects doctrinarism, Jacobinism and utopia; that if, however, after having protested against each of the factions which make up the provisional government, she maintains this government as it is, it is because she no longer wishes to suffer questions of persons, and because these rulers are, in her eyes, only the ministers of her will.
Such is, according to us, the true situation of things; the position of the Provisional Government is admirable and its strength immense; but also the difficulties it has to overcome are infinite. They are all summed up in this formula, which expresses both its role and its rule: to reconcile the divergence of interests through the generality of measures.
But, as the tree always falls on the side where it leans, the tendency of the provisional government is currently in the direction of the anti-socialist protest of April 16th. Encouragements to enter this path, unofficial advice has not been lacking.
Many people imagine, because the social question has been confused at the Luxembourg, that the social question is over; that henceforth capital is excused from reckoning with labor.
Under the impression of this idea, it is inevitable that the provisional government will march towards a bourgeois restoration, at the price of some sacrifices granted to the fervor for social ideas.
This is what was already indicated, by the hypocritical reflections of the reactionary newspapers on the difficulty, the uncertainty, the impossibility of a solution, and by the decrees by which the provisional government, at the same time as it reduces or suppresses the taxes on salt, meat, drinks, establishes other taxes on servants, dogs, quality wines, rents above 800 fr., etc.
The abolition of the tax on salt, meat and beverages, in the present economic system, is only a philanthropic exaggeration that will cost the State dearly, without improving the lot of the workers.
The establishment of lavish taxes is a utopian fantasy that will cost the workers dearly, without filling the coffers of the state.
The decrees of the provisional government displace misery, as bankruptcy displaces capital: they remedy nothing. Revolutionary pressure, blind and ignorant, is satisfied by these decrees; but by these very decrees the people are mystified. In return for apparent sacrifice, we have real restoration: People, you will soon find out.
For us, although we are as dissatisfied with April 16 as we were with March 17, we accept the fait accompli. We like clear positions. The triple essence of the Provisional Government embarrassed us. Now we know who to talk to. It is doctrinaire democracy that reigns and governs. We had always thought that the proletariat should emancipate itself without the help of the government: the government, since April 16, thinks the same.
We agree with the government!…
Comment les Révolutions se perdent.
22 Avril.
L’économie politique du gouvernement déchu conduisait fatalement le Peuple, par une série d’impossibilités, à là misère.
L’économie politique du gouvernement provisoire conduit également le Peuple, par une autre série d’impossibilités, à la misère, et la République à la banqueroute.
Voilà deux mois que le Peuple ne travaille pas, qu’il ne produit pas, qu’il ne fait point d’échange, qu’il n’acquiert rien. Le Peuple ne vit plus de son travail ; le dernier décret du gouvernement provisoire nous apprend que le Peuple va entamer son épargne. Encore trois mois de ce régime, et nous nous trouvons sans argent, sans produits, sans capitaux. Imus, imus prcœcipites ! Nous courons au précipice avec une vitesse accélérée à chaque minute par l’impulsion des vieux préjugés philanthropiques, par nos hallucinations révolutionnaires, par l’impéritie du gouvernement.
Nous venons de relire le décret par lequel, en attendant l’impôt progressif, une contribution de 1 pour cent est établie sur les créances hypothécaires. Les journaux de la Révolution n’ont pas manqué d’applaudir à ce décret, arraché par la terreur au gouvernement provisoire, et dans lequel les patriotes se plaisent à trouver un engagement pour l’avenir.
Pour nous, nous n’approuvons de ce décret rien, pas même l’intention, et nous nous demandons si les journaux plus ou moins compétents qui s’en félicitent sont les compères des réacteurs?
Le gouvernement provisoire s’est fait ce raisonnement:
La somme des créances hypothécaires passe 12 milliards. Or, si je frappais une contribution de 1 pour cent seulement sur ces 12 milliards, cela me produirait une recette de 120 millions, qui comblerait le déficit laissé au trésor, par l’abolition des droits sur la viande, les boissons, etc.
Cet impôt serait équitable et juste : il épargnerait le pauvre, il tomberait sur le riche. « Jusqu’ici les producteurs, les consommateurs, les propriétaires, ont eu la charge exclusive des grands sacrifices. La justice veut que cette inégalité cesse. Lorsque tous les éléments de la richesse sont atteints, il ne faut pas épargner celui de tous qui est le plus puissant. »
Tels sont les calculs, telle est la politique du gouvernement provisoire.
Calculs d’enfants et politique de gérontes !
Comment le gouvernement provisoire établit-il l’assiette de cet impôt ? Comment prétend-il en opérer le recouvrement? Car, c’est par le mode du recouvrement que nous allons apprécier l’utilité de la mesure.
« Les propriétaires d’immeubles grevés d’hypothèques ou privilèges sont tenus de déclarer, dans le délai de quinze jours, au greffier de la justice, les diverses créances existant sur leurs immeubles. »
Rien de plus simple, en apparence, que cela : Les débiteurs dénonceront leurs créanciers.
Mais les débiteurs ne dénonceront personne et ne feront aucune déclaration :
1° Parce qu’ils n’y ont aucun intérêt. Que leur importe que le quart ou le cinquième des intérêts qu’ils paient pour leurs créances hypothécaires, au lieu d’aller dans la poche de leurs créanciers, aille dans la caisse du receveur général?
2° Parce que la déclaration ordonnée par le gouvernement provisoire n’est rien de moins qu’une délation, et, qui pis est, une délation gratuite, et que la délation répugne à nos moeurs. Que n’ajoutiez-vous, citoyen ministre, dans votre exposé des motifs, que la délation, dans ce cas, serait considérée comme un acte de civisme?
3° Parce que les débiteurs ne voudront pas faire savoir à tous que leurs biens sont hypothéqués, et s’exposer de la sorte à perdre leur crédit. Plutôt que de faire une pareille déclaration, la plupart préféreraient payer 1 pour cent de plus à leurs créanciers. A Paris, il est possible que quelques déclarations soient faites : là, tout passe inconnu dans la foule. En province, c’est autre chose; le paysan, le petit industriel gardera le silence ; vous le tuerez plutôt que de le faire parler.
4° Parce qu’il y a réciprocité de crédit et de débit entre une multitude de citoyens. Or, passez-moi la rhubarbe et je vous passerai le séné : donc, point de déclaration.
f° Parce que le débiteur qui ferait une semblable déclaration se verrait aussitôt refuser crédit par le capitaliste, ou ne l’obtiendrait plus qu’à un taux usuraire. Or, il n’est pas d’entrepreneur d’industrie, de propriétaire agricole, etc., qui, placé dans l’alternative ou défaire faillite par sa décla[ra]tion, pu de déterminer la banqueroute de l’État par son mutisme, ne préfère son intérêt à celui de l’État.
6° Parce qu’enfin le décret en frappant les créances antérieures au 15 avril, et exceptant celles contractées ultérieurement, est injuste. Il est injuste encore, pour les petits rentiers qui ne subsistent que d’un modique revenu, acheté par de longues épargnes ; pension légitime d’une vie consumée en labeur. Il est injuste à l’égard des créanciers qui ne sont pas même payés de leurs renies, et Dieu sait si, dans ces temps déplorables, le nombre en est grand ! Il est injuste enfin, parce qu’il est exorbitant, pour certaines créances résultant de jugements ou arrêts, et qui, par l’enchaînement des obligations se rapportent, comme une lettre de change, à une série de souscripteurs. Exemple :
Par arrêt de la Cour de Lyon, la compagnie l’Union a pris hypothèque sur la compagnie Méridionale pour une somme de 100,000 francs, soit 5,000 francs à payer an trésor. — De son côté, la compagnie Méridionale, par son recours en garantie, a pris hypothèque sur Taffe, expéditeur à Marseille ; soit 5,000 francs à payer encore pour cette hypothèque. — D’autre part, la compagnie l’Union, rendue responsable elle-même par la ville de Colmar et condamnée à 100,000 francs de dommages-intérêts pour retard de transport, est hypothéquée pour 100,000 francs; donc, 5,000 francs à payer de nouveau à l’État.
Si vous épuisez la série, il ne reste rien aux créanciers hypothécaires.
Si vous voulez ne frapper que le créancier définitif, vous trouverez, au lieu d’un créancier, un commettant qui a souffert préjudice : alors point d’impôt, ce qui constituera une exception. Mais une exception en amène une foule d’autres, dont l’ensemble aboutit à ce résultat, que la loi est absurde.
Ainsi donc, pas d’assiette, pas de recouvrement possible pour une pareille contribution. Créanciers et débiteurs s’entendront pour nier la réalité des créances : quand ce relevé des inscriptions accusera 12 milliards, les déclarations des débiteurs répondront: zéro.
Ferez-vous publier le registre des hypothèques? Mettrez-vous la conflagration dans le pays par cette révélation universelle, plus terrible pour les débiteurs que la trompette du dernier jugement? Si le gouvernement provisoire tient à se rendre impopulaire, qu’il en essaie !
Admettons maintenant que l’impôt soit praticable ; que toutes déclarations soient faites ; que l’assiette soit établie; que le fisc encaisse ses 120 millions. Que résultera-t-il de cet impôt?
D’abord une hausse générale de l’intérêt. Donc, en définitive, ce sera toujours sur le producteur, sur le pauvre, que retombera l’impôt, — Etes-vous jamais allé au théâtre de Guignoles? Avez-vous vu polichinelle essayant d’assommer le diable? Il prend ses mesures, il ajuste son coup, il lève son bâton : puis, quand il croit écraser la tête de l’ange de ténèbres, le diable s’esquive et disparaît. C’est l’emblème du riche poursuivi par l’impôt.
Supposons enfin, car il faut aller jusqu’au bout, que le capitaliste, atteint par l’impôt, se résigne débonnairement à payer, et n’élève pas le taux de ses intérêts* Alors, c’est la source de l’épargne qui est tarie.
Dans une société constituée sur les principes de la propriété, du prêt à intérêt, du travail et du commerce libre, les capitaux ne se forment que par l’épargne. La nation n’a pas d’autres économes que ses rentiers. Une partie des rentes est consommée chaque année, sans doute ; mais une autre partie, et la plus forte assurément, est convertie en nouveau capital, servant à son tour d’instrument de production au travail, et produisant intérêt.
Là est la condition fondamentale du progrès de la société.
Or, l’impôt sur les créances hypothécaires, assisté bientôt de l’impôt progressif, arrête la formation des capitaux, arrête le progrès. A ce point de vue, l’impôt établi par le décret du 20 avril est la pire espèce d’impôt. Il place la société tout entière dans la même situation que l’État ; il la réduit à ne pouvoir plus aller en avant, à ne joindre, comme on dit, que les deux bouts ; il la fait vivre au jour la journée, sans avance, sans richesse, sans développement, sans avenir. Une nation arrivée à cet état est une nation perdue.
Avant deux ans, à supposer que nous puissions vivre deux années dans une situation pareille, l’expérience aura démontré à tous :
1° Que l’impôt progressif, l’impôt somptuaire, l’impôt sur les créances hypothécaires, et toute espèce d’impôts sur le revenu, est destructif de la richesse publique, absurde en principe, funeste dans ses résultats ;
2° Qu’en conséquence, ceux qu’on appelle riches sont inattaquables par l’impôt, à peine de’ péril pour la République et d’aggravation de misère pour le pauvre ;
3° Et pour conclusion, que le paupérisme est aussi nécessaire à la société que la richesse et le progrès !
Alors le paupérisme, alors le prolétariat, sera, ainsi que la féodalité mercantile, regardé comme la condition d’existence des nations ; la misère sera chose inviolable et sacrosainte ; la Révolution de février sera, dans toutes ses fins, convaincue d’erreur, et la bourgeoisie restaurée sifflera sur le tombeau de la République.
Mystification du suffrage universel.
29 Avril.
Comment se fait-il que ceux-là même qui, il y a trois mois, appelaient de tous leurs voeux le suffrage universel, aujourd’hui n’en veuillent plus.
Et comment ceux qui, il y a trois mois, n’avaient point assez de colères contre le suffrage universel, osent-ils aujourd’hui s’en prévaloir?
La même absence de principes, la même mauvaise foi explique cette double contradiction. Les uns se plaignent d’une loterie à laquelle ils ont perdu le pouvoir ; les autres admirent une mécanique qui leur rend leurs privilèges. La belle chose, vraiment, et morale, et grande que la politique !…
Pour nous qui, bien avant la loi Cormenin, protestions contre cette vieille puérilité du suffrage universel, nous avons droit de nous en plaindre, et de la réduire à sa juste valeur.
Le suffrage universel, disions-nous, est une sorte de théorie atomistique par laquelle le législateur, incapable de faire parler le peuple dans l’unité de son essence, invite les citoyens à exprimer leur opinion par tête, viritim, absolument comme le philosophe épicurien explique la pensée, la volonté, l’intelligence, par des combinaisons d’atomes. Comme si de l’addition d’une quantité quelconque de suffrages pouvait jamais sortir l’idée générale, l’idée du Peuple!…
Le moyen le plus sûr de faire mentir le Peuple est d’établir le suffrage universel. Le vote par tête, en fait de gouvernement, et comme moyen de constater la volonté nationale, est exactement la même chose que serait, en économie politique, un nouveau partage des terres. C’est la loi agraire, transportée du sol à l’autorité.
Parce que les auteurs qui les premiers se sont occupés de l’origine des gouvernements, ont enseigné que tout pouvoir a sa source dans la souveraineté nationale, on a bravement conclu que le mieux était de faire voter, de la voix, du croupion, ou par bulletin, tous les citoyens, et que la majorité, absolue ou relative, des suffrages ainsi exprimés, était adéquate à la volonté du peuple. On nous a ramenés aux usages des barbares, qui, à défaut de raisonnement, procèdent par acclamation et élection. On a pris un symbole matériel pour la vraie formule de la souveraineté. La poussière des suffrages a été considérée comme l’essence de la raison populaire!…
Aussi voyez le mécompte. Je prends pour exemple les élections de Paris.
Plus de 400,000 citoyens avaient droit de suffrage dans le département de la Seine. 300,000 à peine ont déposé leurs bulletins.
Pour qui compteront les 100,000 qui se sont abstenus ?
En les regardant comme s’ils n’existaient pas, vous les faites, par cela seul, profiter aux candidats élus, tandis qu’il y a tout autant à parier que s’ils avaient voté, ils auraient fait pencher la balance du côté contraire, ou du moins qu’ils auraient modifié notablement le résultat du vote.
Autre contradiction :
Sur les 300,000 suffrages recueillis, 13 candidats seulement ont réuni plus de la moitié ; les autres, au nombre de 21, n’ont été nommés qu’à des majorités relatives de 144,000 à 104,000 voix.
Comment ces élus de la minorité électorale peuvent-ils se dire représentants du peuple? Quoi ! il y a 200,000 électeurs qui protestent contre la candidature de M. Lamennais; mais parce qu’ils ne se sont pas accordés pour dire quel homme ils voulaient à sa place, M. Lamennais passe mate gré eux ! Use pourrait ainsi, et la loi a prévu le cas, qu’un candidat exclu par 298,000 voix et porté par 2,000 fût député ! El ce député se dirait élu par le suffrage universel ! quelle dérision !
Encore, si les fabricateurs de cette merveilleuse loi électorale avaient su, en faisant appel aux suffrages populaires individuellement exprimés, poser convenablement la question ! S’ils avaient dit aux citoyens :
La classe travailleuse entend participer à tous les avantages de la classe bourgeoise. Cette classe, la plus nombreuse et la plus pauvre, par conséquent la plus forte, est maîtresse du pouvoir. Bourgeois, travailleurs, il s’agit de procéder, d’un commun accord, à une réforme économique intégrale. Vous avez donc à choisir les hommes les plus capables, par leur spécialité, leur modération et leur dévouement, de régler les intérêts de tous,
Il est hors de doute que la question ainsi posée devant les électeurs aurait amené un résultat tout autre.
Au lieu de cela, qu’a fait le gouvernement?
D’abord, par ses manifestes, par ses démonstrations, Ses décrets et ses commissaires, il a posé le casus belli entre les deux castes qui sont censées diviser le peuple, la bourgeoisie et le prolétariat. Ce que voyant, l’immense majorité des citoyens a commencé à se mettre sur la défensive : le commis sans emploi et le banquier en faillite ; l’artisan sans travail comme le propriétaire sans revenu, tout le monde s’est fait bourgeois, personne n’a voulu se ranger dans la catégorie des prolétaires. Dès ce moment, il a été facile de prévoir dans quel sens seraient faites les élections.
Ce n’est pas tout.
Le gouvernement provisoire, avec ses déplorables oscillations, tantôt vers le communisme, tantôt vers les idées conservatrices, provoque tout-à-coup, le 16 avril, un soulèvement de toutes les opinions, et la question électorale se trouve posée de nouveau entre la propriété et la communauté.
Ce fut partie perdue pour la réforme sociale. La masse des citoyens, qui l’aurait acceptée de grand coeur, vient, ou peu s’en faut, de la rejeter, sous le nom du communisme.
La négation du communisme, telle est la vraie signification des élections de 1848. Nous ne voulons point de la communauté du travail, ni de la communauté des femmes, ni de la communauté des enfants ! Les 260,000 voix données à M. de Lamartine ne veulent pas dire autre chose. Est-ce une adhésion aux théories de l’illustre poète, ou une épigramme ?
Vienne donc la nouvelle Assemblée nationale, avec son mandat équivoque. Nous saurons, pour notre part, ramener les citoyens représentants à la question.
La France, leur dirons-nous, ne veut pas de la communauté : qui en doute? Nous n’en voulons pas plus que vous.
Mais, est-ce que cela touche en rien à la question sociale ?
Est-ce qu’il suffit de protester contre la communauté pour éteindre la misère?
Est-ce que le privilège de propriété est aboli?
Est-ce que les bourgeois sont devenus travailleurs ?
Est-ce que les travailleurs sont devenus bourgeois ?
Est-ce que nous en avons moins une dette publique de six milliards, un budget de deux milliards, — car il sera de deux milliards, — plus douze milliards de créances hypothécaires ?
Est-ce que la crise est à sa fin ?
Est-ce que la circulation est rétablie ?
Est-ce que, par l’organisation du travail, le pain est assuré au dedans et au dehors?
Est-ce que nous sommes libres ?
Est-ce que nous sommes égaux?
Est-ce que nous sommes frères?
Bonnes gens, qui avez peur qu’on vous démarie, regardez-y à deux fois avant de vous conjouir dans votre commune insignifiance. Si vous vous imaginez n’être venus que pour appuyer une négation, vous n’avez pas compris votre mandat. Nous n’avons que faire de vos lumières. Allez-vous-en !