L’ÉTAT
à
Versailles et dans l‘Association Internationale des Travailleurs.
P[aul] Brousse
Membre de l’Internationale
1873
Dans une séance qui restera célèbre, le Congrès des Fédérations libres ouvert à Genève le 1e Septembre 1873, a renversé « l’Etat Ouvrier » que les communistes-autoritaires prétendaient établir au sein de l’Internationale. Agir ainsi, était pour les membres de ce Congrès favoriser l’avènement de la révolution sociale; c’était au contraire pour les hommes du Conseil Général désarmer le prolétariat au profit de la bourgeoisie.
En France, les députés versaillais engagent de leur côté une lutte intestine sur la question de savoir quelle forme doit revêtir « 1’Etat bourgeois » pour garantir à leur classe les privilèges de tous genres qu’elle possède et qui, de jour en jour, menacent de lui échapper. « Pour éviter Monsieur Thiers, » — disent les Droites réunies, — « qui conduit la société française au radicalisme prélude de la Révolution, il faut rétablir l’Etat clérico-monarchique. » — « Tenter une restauration pareille, — écrit à son tour Mr. Casimir Périer en motivant son adhésion à la ligne de conduite des Gauches coalisées, —- c’est préparer une révolution à courte échéance. »
La RÉVOLUTION, espérance pour les uns, épouvantail pour les autres, est donc la chose que l’on vise dans les deux camps; à Genève pour la faire réussir, à Versailles pour l’écraser.
Le moment nous semble bien choisi pour que tous ceux qui vivent comme nous de la pensée révolutionnaire recherchent ce qui, dans les circonstances actuelles, peut surgir de plus favorable à l’émancipation du prolétariat. C’est ce devoir qu’avec nos faibles forces nous voulons essayer de remplir.
I. Du rôle que joue l’Etat dans la société bourgeoise.
Et d’abord une question. Quelle est la cause véritable du maintien de l’antagonisme social? la cause qui fait que l’immense majorité formée de ceux qui produisent reste éternellement courbée sous la domination de cette minorité infime qui se compose de ceux qui exploitent? Comment peut-il arriver que, contrairement à la loi physique des masses, le plus grand nombre spontanément soulevé n’écrase pas le plus petit, que majorité et minorité restent ainsi en équilibre? Quelle raison enfin peut fausser ainsi la balance de la Justice sociale? Pareille situation serait impossible s’il n’y avait point en dehors de la majorité et de la minorité, venant en aide à celle-ci, un système politique quelconque faisant office de contre-poids. Pour nous ce contre-poids existe et il n’est point autre chose que l’institution que l’on appelle l’Etat.
Certes, nous sommes loin de prétendre que ce phénomène de l‘état soit une création de l’intelligence bourgeoise. Nous pensons au contraire que dans tout ceci la bourgeoisie est inconsciente de son œuvre et que c’est par un simble instinct de conservation qu’elle l’accomplît. Quant à nous, le soin de notre salut l’exige, nous devons nous rendre maître de tous les secrets de ce mécanisme, car, si un jour nous désirons être libres, il faudra en briser les ressorts.
C’est sur l‘Autorité acquise d’un certain nombre de principes, de croyances, qui dans la pratique se traduisent en Institutions, que repose toute organisation sociale. Quiconque admet ces croyances, accepte ces principes, accorde facilement son obéissance à ces institutions. Le but le plus important à atteindre est donc, au point de vue bourgeois, de perpétuer ces préjugés au sein des masses de telle sorte que rien ne leur paraisse légitime en dehors de ce qui existe; que tout projet de rénovation sociale soit traité par elle de chimère et que les audacieux qui l’ont formé soient qualifiés d’utopistes ou d’ambitieux. Quant à ceux-ci qui discutent, on leur imposera l’obéissance par la force. Tout se réduit donc en dernière analyse à l’organisation de la foi (politique ou religieuse) pour les uns et de la contrainte pour les autres. Mais quels procédés emploiera-t-on assez puissants, pour faire ainsi pénétrer dans le cœur de l’opprimé les principes de sa résignation, pour lui faire accepter sa misère? Pour l’immensité de la tâche, la propagande même officielle resterait sans résultats. Il ne serait pas facile de convaincre un esprit déjà formé à l’école du simple bon sens, dénué de préjugés de naissance et dont la culture aurait été abandonnée aux seules influences naturelles. La propagande d’ailleurs eut appelé la propagande et pouvait-on raisonnablement espérer que celle de l’injustice et du mensonge l’emporterait toujours sur celle de la justice et de la vérité? Il fallait un moyen plus assuré, un instrument d’une pratique plus sûre. Il fut trouvé dans l’éducation officielle. Dés que l‘enfant tombe du berceau, qu’il se détache du sein maternel, il est livré à l’influence de cette éducation bourgeoise. On l’a vue à l’œuvre, on peut la juger. Religieuse ou libérale, elle fait bien les choses! L’enfant lui doit une constitution intellectuelle, un cerveau façonné, moulé à la forme bourgeoise. Plus tard quand cet enfant devient un homme, un culte ou un doctrinarisme philosophique quelconque suffit pour conserver à son esprit sa forme originelle. Vienne maintenant la propagande socialiste essayer ses forces sur cet homme civilisé; quelles difficultés n’aura-t-elle point à vaincre pour faire un homme libre de ce produit de la civilisation!
L’Autorité ainsi acceptée en principe, il faut la faire entrer dans le domaine de la pratique, lui donner sa forme, la mettre en marche, assurer son action. On y parvient par l’établissement de tout un cortège d’institutions dont l’ensemble constitue le Pouvoir, l’Autorité est l’Idée; le Pouvoir est le Fait. Parmi ces institutions, les unes ont pour but de formuler des lois, garanties de la puissance bourgeoise, les autres d’en imposer le respect aux esprits enclins à la révolte. Sur le premier point seulement les opinions se divisent. Les uns prétendent que le Roy est le seul dépositaire de la puissance politique; les autres soutiennent au contraire que la souveraineté réside exclusivement dans le peuple, et, brisant sur le front royal l’ampoule Mérovingienne, ils donnent pour origine à tout pouvoir les majorités sorties des urnes populaires. Parlementariste ou divin le pouvoir n’en est pas moins constitué; il dicte des Lois et commande l’obéissance. Pour dompter les récalcitrants la plus touchante unanimité recommence à régner. Une magistrature s’établit sur le vieux principe de Justice distributive pour décider de la peine, une force publique, armée, police ou bourreau s’organise pour l’appliquer.
Ainsi donc, par l’Éducation officielle on prépare le corps électoral au respect de l’autorité; par l’exercice du suffrage–principe il se donne un pouvoir faiseur de Lois; une magistrature qui le juge, une force publique qui le frappe. C’est ce Tout qui l’écrase sous prétexte de le civiliser, ce Tout qui le tue, s’il se révolte, ce cortège d’institutions qu’on appelle l’État.
II. De la négation de l’État.
L’idée de la négation de l’État ne date pas seulement de notre époque et comme toutes les autre idées rénovatrices elle a eu sa progression dans l’histoire. Avant de contracter le caractère aussi nettement destructif que lui ont donné quelques socialistes modernes et de jouer un rôle dans la politique militante, elle a pris naissance presque furtivement. L’État, a d’abord été nié dans son principe, l’autorité; les institutions qui le réalisent ont été attaquées ensuite, et ce n’est que ces derniers temps, que la résolution de le détruire dans ses manifestations diverses et partout où on le rencontre, a fait son entrée dans la propagande socialiste.
Il faut remonter jusqu’à Luther pour rencontrer la première négation authentique du principe d’autorité et encore les attaques du grand révolté ont-elles borné leur action à la sphère purement religieuse. Le père de la réforme recula devant les conséquences politiques de sa révolte et prècha à ses fidèles le respect des pouvoirs établis. Jurrieu fut le premier qui transporta le libre-examen du spirituel au temporel en opposant l’idée de pacte ou de Contrat à l’idée gouvernementale.
Puis il se fit un long silence. La négation de l’État traversa presque incomprise tout le 18e siècle et à part quelques lueurs presque aussitôt étouffées que l’on rencontre au fond de l’utopie de Morelly et dans les manifestations des Hébertistes et des Enragés, il faut arriver à Saint-Simon pour ressaisir la filière. Mais déjà à cette époque un progrès s’est accompli. Ce n’est plus dans le domaine de la théorie pure que s’exercera désormais la critique mais déjà le gouvernement lui-même sera mis en question.
« L’Espèce humaine » — écrivait Saint-Simon, en 1818 — « a été appelée à vivre d’abord sous le régime gouvernemental et féodal ;
« Elle a été destinée à passer du régime gouvernemental ou militaire sous le régime administratif ou industriel, après avoir fait suffisamment de progrès dans les sciences positives et dans l’industrie. »
Proudhon vint ensuite qui publia sa théorie du principe fédératif. Il opposa le régime des contrats au régime parlementaire, faisant observer que la « notion d’anarchie consiste en ce que, les fonctions politiques étant ramenées aux fonctions industrielles, l’ordre social peut résulter du seul fait des transactions et des échanges. »
C’est à l’école fédérale qu’appartient la plupart des républicains espagnols; c’est de cette école que procèdent les révoltés cantonalistes de l’Andalousie. La cause qui n’a pas permis à l’Internationale de la péninsule de se jeter dans le mouvement est facile à comprendre. Elle savait fort bien que ce n’était pas l’État lui-même que l’on voulait détruire, que ce qui déplaisait à Madrid ou le conserverait dans les provinces, que le mouvement ne serait que décentralisateur. C’est dans cet ordre d’idées que nous écrivions dès le 17 Juin 1873 dans la Solidarité révolutionnaire de Barcelone, un article intitulé, la République fédérale, et que nous demandons la permission de reproduire en partie:
« Enfin, la République fédérale est proclamée. Déjà, cette nouvelle a fait le tour du monde, portant la consternation sur les trônes de l’Europe et la joie dans les ateliers. Certes, nous ne venons pas au milieu de l’enthousiasme général jeter une note discordante, mais nous sommes de ceux qui pensent que la vigilance du peuple est le salut de la Révolution. Qu’il veille donc ce peuple qui a le doigt sur la détente de son fusil et son émancipation politique et sociale est assurée. »
« République fédérale! Que de choses dans ce mot! Il signifie autonomie de l’individu, autonomie de la corporation, autonomie de la Commune; il contient à lui seul la Révolution toute entière. Oui, nous l’acclamons cette république, mais nous exigeons qu’on nous la donne toute entière, jusque dans ses dernières conséquences. Nous avons le mot, nous voulons la chose. Si l’on refuse, si l’on s’arrête dans la voie où l’on vient de s’engager, ce ne sera pas un pas en avant qu’on aura fait, mais un pas en arrière, et le peuple encore une fois trompé ne comptera dans son histoire qu‘une mystification de plus. »
« Fédération vient du mot latin, fœdus, fœderis, qui signifie pacte, contrat, alliance. Quiconque donc se prononce pour la Fédérale, prend parti pour le régime des Contrats contre celui des gouvernements; fédéral est synonyme d’anarchiste. »
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« Le contrat révolutionnaire doit être la base de toute république sérieusement fédérale, et ceux que les circonstances ont chargé d’organiser celle qui vient de naître ne doivent pas l’oublier. La première unité sociale qui réclamera son autonomie est le travailleur. Il a des intérêts qui lui sont propres, qu’il connaît et que nul mieux que lui n’est capable de défendre. C’est à lui d’arrêter le contrat sous lequel il veut vivre; ni au nom du droit divin, ni au nom du droit populaire on ne peut lui imposer des lois. Chaque travailleur a un intérêt comme producteur; cet intérêt est clair, net, précis, le même pour tous ceux qui exercent la même profession. Qu’il s’entende donc, qu’il contracte avec eux pour sauvegarder cet intérêt, et ainsi se formera l’un des organes les plus importants du corps social, un organe ayant droit à son autonomie, l’organe de la production. De même au point de vue de la consommation, chaque travailleur s’entendra avec ceux qui habitent la même commune que lui. C’est à la Commune que l’on consomme, que l’on se nourrit, que l’on s’habille, que l’on se délasse, que l’on s’instruit, que l’on jouit en un mot de tous les produits de la civilisation moderne. Il y a là un intérêt majeur qui doit être la base d’une autre collectivité autonome, la collectivité communale. Que l’on trouve des groupes ou des individus plus capables de contracter que ceux-ci? Travailleurs, corporations, communes? »
« Seront-ce les États (Cantons)? Si c’est a la constitution indépendante des provinces, à une autonomie territoriale arbitraire que visent les bourgeois fédéraux, ils n’ont pas la conscience de l’idée fédérale. Que nous importe à nous que le pouvoir soit seulement à Madrid ou qu’il y en ait un dans toutes les capitales des provinces? Est-ce que le pouvoir sera détruit? On ne sera parvenu qu’à en établir un plus grand nombre. Ce n’est pas le déplacement du gouvernement qu’il nous faut, c’est sa destruction complète, absolue, ainsi que celle des institutions qui lui font cortège. S’ils ne veulent ces hommes qu’arracher au pouvoir central toutes ses prérogatives pour les transporter au sein des assemblées provinciales, s’ils veulent que toutes les vexations gouvernementales pèsent toujours sur nos têtes, s’ils sont partisans des demi-mesures, effrayés de la Révolution, ce sont des ennemis du peuple. »
De nos jours donc, le parti révolutionnaire a compris qu’il fallait envelopper dans la même réprobation, non seulement le gouvernement, mais toutes les institutions qui composent le mécanisme de l’État. Cette manière de comprendre la négation de l’État à pris le nom de Politique destructive.
« Mr. Bakounine, le conspirateur socialiste russe, » — écrit Malon dans son Exposé des écoles socialistes francaises — « veut que la Révolution sociale soit précédée d’une tempête révolutionnaire, d’un déchaînement de haine, pour préparer l’ordre nouveau, en détruisant, dans l’esprit et dans les choses, tout ce qui a été partie constitutive de la vieille civilisation. Il faut (dit-il) qu’une destruction colossale passe sur le monde pour rompre la cohésion administrative, juridique, politique et religieuse; il faut que tous les éléments sociaux soient mêlés, confondues, dispersés, que l’axe de la pensée et de l’activité humaine soit déplacé, pour que l’initiative des masses populaires ne trouve que des matériaux désagrégés quand il faudra refaire. C’est ainsi, selon lui, que l’égalité communale, l’organisation fédérative, l’harmonie universelle, le libre essor de tous les êtres, remplaceront notre civilisation égoïste, autoritaire. »
III. Considérations sociologiques.
La sociologie avec la certitude inséparable de toute science pouvait nous faire prévoir les conclusions qui viennent d’être déduites de la théorie et de l’histoire. Mais pour saisir comme il convient la portée de la démonstration que nous allons essayer de faire, une petite digression devient inévitable; nous promettons au lecteur de la rendre la plus courte possible et de le ramener bientôt à la question.
L’instinct populaire se trompe rarement dans le choix des termes qu’il emploie pour désigner les choses et telle locution triviale en apparence devient quand elle est sérieusement approfondie, la source d’un grand nombre d’aperçus aussi nouveaux que remplis de profondeur. C’est ainsi que dans le langage vulgaire on donne par analogie le nom de corps à toute réunion d’hommes que la communauté d’un but ou d’un intérêt rassemble et d’où se dégage une force collective d’un caractère spécial. Corps délibérant, corps d’armée, corps de métiers, . . . etc. . . . sont autant de dénominations empruntées à cette nomenclature. Le terme, Corps social, est dans ce cas.
On peut, en effet, considérer la société comme réalisant d’une manière générale l’idée que l’on se fait du corps dans les sciences exactes, et surtout d’une façon plus spéciale celle que rappelle la constitution d’un corps organisé.
Si les éléments de la matière inerte (atomes ou molécules), sont maintenus rapprochés par les forces d’attraction, de répulsion, ou par celles de l’affinité chimique; si ceux de la matière vivante (cellules ou noyaux) coexistent sous l’action des lois physiologiques de la vie; de la même façon, les parties élémentaires du corps social, c’est-à-dire les êtres humains, obéissent en ce qui concerne leur constitution collective à l’instinct de sociabilité qui pousse l’homme vers l’homme, à la puissance des idées, des intérêts et des sentiments, à la solidarité économique, en un mot à l’action de Lois sociales. La série des corps ne se fermerait donc pas après son second terme, corps inorganiques, corps organisés, elle en contiendrait encore un troisième, corps soucieux.
Semons de plus près cette idée qui peut ne paraître en ce moment qu’une analogie en apparence banale, et nous arriverons à démontrer quelle est au contraire une réalité.
Nul n’oserait nier la vague ressemblance qui existe entre les corps inertes et les corps organisés? La ressemblance est autrement complète entre ceux—ci et le corps social. Comme ceux-ci, en effet, les sociétés naissent, se développent, contractent des caractères qui les rapprochent, d’autres qui les séparent (différences on analogies des civilisations), enfin vieillissent et meurent. La loi du Travail existent pour elles comme pour les autres corps, de telle façon que celui-ci se développe aussi en une série ternaire, travail physique, travail physiologique, travail social. Or, qui dit travail, dit fonctions, et, qui dit fonctions dit organisme. Le corps social n’a-t-il pas lui aussi des fonctions à remplir? Qu’est-ce donc que la production, la consommation et l’échange? N’a-t-il pas des organes qui se forment pour cela? Ne voyons— nous pas de nos jours se développer les organes de la production collective dans les unions de métiers? Ne trouvons-nous pas ceux de la consommation collective dans les essais d‘associations communales? Ce développement organique est le fait le plus saillant de notre époque. Aveugle qui oserait en contester, ou la puissance, ou la réalité !’ Nous pourrions pousser l’analogie plus loin encore et la chercher jusque dans la mort. Voir par exemple avec Mr. Edgard Quinet (Origine des religions) dans les civilisations éteintes de la Chine et de l’Égypte des fossiles du corps social. Fossiles, unissant comme ceux de Cuvier (le mastodonte par exemple) la simplicité primitive de l’organisme à leur colossale grandeur.
Quel rôle va jouer l’État ou sa négation dans la société considérée ainsi au point de vue sociologique? Il est facile de le deviner.
Comme corps organisé, avons-nous dit, le Corps social se développe; il a son enfance, son âge mûr, sa vieillesse. Quoi d’étonnant alors qu’enfant il ait eu besoin de langes? qu’à l’époque où chaque homme producteur universel consommait seul ses produits, où la vie sociale n’existait point, où l’évolution des phénomènes économiques n’avait pas encore créé la Solidarité, un système capable de maintenir sa cohésion, un État, ait été nécessaire? Mais quoi de surprenant aussi que de nos jours, l’existence de cet état soit devenue inutile et même nuisible? Inutile, car la solidarité sociale est créée; nuisible, puisqu’il entrave la libre formation de l’organisme collectif nouveau, que loin de la protéger il la combat. Il ne le laisse éclore cet organisme, que dans les endroits où il se déchire comme en France quand il laissa passer la commune et dans les endroits affaiblis par l’action révolutionnaire continue comme en Espagne, terre où fleurissent les associations de métiers. L’État doit subir la loi de tous les organes. S’atrophier s’il est inutile, être arraché s’il devient nuisible. L’homme-collectif n’a que faire aujourd’hui des lisières de son enfance, il faut qu’il s‘en débarrasse, s’il veut d’un pas libre poursuivre sa destinée.
IV. L’Etat bourgeois à Versailles.
Si nos ennemis sont d’accord pour maintenir sur nos têtes l’influence dominatrice de l‘État, ils se divisent dan les détails, lorsqu’il s’agit de choisir la forme qu’il convient de lui donner. Atterrés des progrès incessants que fait dans la société moderne la propagande socialiste, ils se demandent quel est le Palladium qui protégera leur lendemain : à quelle forme de gouvernement ils donneront leur suffrages ? Choisiront-ils la monarchie légitime ou la monarchie constitutionnelle, la république bourgeoise ou l’empire des plébiscites? Ils interrogent les enseignements de l’histoire et l’histoire les laisse dans l’anxiété. Tous ces gouvernements ils les ont essayés en Moins d’un siècle! Tous, après quelques années de cet ordre qu’ils chérissent, sont devenus impuissants. pour les préserver de la tourmente révolutionnaire. Cependant, comme ils sentent la société trembler sur ses bases, il faut prendre un parti. Les plus imbus des vieux préjugés, nous voulons dire les hommes de la Droite, désirent en revenir simplement à l’État de Droit divin, la durée de la monarchie d’avant 89 les aveugle. D’autres, préfèrent la monarchie orléaniste, ce vieux dada de la haute bourgeoisie. Enfin, les plus intelligents, MM. Thiers et Gambetta à leur tête, sentent le besoin d’avoir recours au suffrage universel pour donner à l’État de plus larges assises; ils cherchent à rallier tous les éléments conservateurs sur le terrain d’une invention nouvelle, la république conservatrice.
Cette division dans le camp ennemi est pour nous d’un favorable augure, mais puisque bon gré mal gré nous allons recevoir un état des mains de nos honorables, il est bon de rechercher quel serait pour nous le moins dangereux. La logique, la science et l’histoire, nous ayant conduit à la négation de l’État et sa destruction étant devenue pour nous le but qu’il convient de poursuivre, notre critérium est tout trouvé. L’État le plus avantageux sera pour nous celui que nous pourrons le plus facilement détruire. Ce qu’il faudra surtout éviter dans l’étude que nous allons entreprendre, c’est d’être dupes des apparences. De nous figurer, par exemple, que nous devons préférer la république bourgeoise, sous prétexte que la république est un progrès de l’État; ou bien, que parce que les républiques de 93, de 48 et de 71 ont toutes abouti, grâce au réveil de la liberté, à de nouvelles explosions de l’idée sociale, il y a. là raison suffisante pour nous rallier à l’établissement d’une république conservatrice. L’expérience nous a appris ce que vaut le progrès de l’État ! Il conduit les travailleurs aux fusillades du champ de Mars, aux mitraillades des journées de Juin, aux massacres de la chiite de la Commune; laissons cette théorie des hécatombes populaires aux réactionnaires de toutes couleurs qui en profitent. Quant aux faits historiques que l’on met en avant pour démontrer la corrélation intime qui existe entre ces deux termes, République et Révolution, nous aurons à considérer s’ils ne perdent rien de leur valeur en présence des circonstances actuelles.
L’État le plus facile à détruire est le plus faible assurément. Or, la plus grande cause de faiblesse pour un État est dans le nombre de ses ennemis. Tout gouvernement a besoin pour s’établir, mais surtout pour se conserver de rencontrer un soutien dans une classe ayant des intérêts qu’il favorise: la monarchie du droit divin s’appuyait sur la noblesse, la monarchie de Juillet sur le bourgeois censitaire; la république conservatrice trouverait son point d’appui dans la bourgeoisie toute entière. Lorsqu’un quelconque de ces gouvernements a réussi à s’emparer de la France, ses concurrents ne songent qu’à le renverser et c’est le prolétariat qui sert de lever dans ces querelles intestines; on le caresse par ce qu’il est le nombre, on le flatte par ce qu’il est l’énergie; a entendre le langage de ceux qui dans ces moments le recherchent, on croirait vraiment que tout ce que son courage va entreprendre tournera exclusivement à son profit! Confiant comme il l’est toujours, ayant foi dans des promesses qui partent du bout des lèvres et que l’on est fermement décidé à ne point tenir, il se laisse entraîner dans la lutte. Si quelque temps après la victoire, ceux qu’il a hissée sur le pavois mentent à leur parole, les trois mois de misère écoulés; si après les lui avoir donnée ou cherche à lui retirer les canons et les armes qui lui garantissent sa conquête; furieux, poussé par la famine ou la colère, c’est pour sa propre cause qu’il descend dans la rue. Ce jour là marchent à sa rencontre toutes les classes coalisées.
Quel touchant accord n’existe—t-il pas dans le monde de l’élégance et du privilège quand il s’agit de mitrailler la canaille, de charger les frères-et-amis ! S’il le voulait pourtant ce peuple que tour à tour on pourlèche et on écrase . . . . si dans les jours où ayant promis l’appui de son courage, il inonde de son sang répandu les pavés amoncelés en barricades, où il prend d’assaut les hôtels-de-ville, il n’entendait plus être la dupe des partis et gardait pour lui—même sa conquête? Si au lieu d’aider les princes de la parole à bâtir un État nouveau, il détruisait l’ancien de fond en comble, est-ce-que son émancipation ne vous paraîtrait pas assurée? D’assez longue date les partis politiques se battent avec ses bras et sur son dos! Il est grand temps que l’on change de rôle et qu’à son tour il profite des querelles de ses ennemis. Que ce soit désormais sur les luttes de ses adversaires qu’il compte et s’il a l’intention bien arrêtée de les faire tourner à son profit, il sera convaincu qu’aujourd’hui, lorsque après l’avoir écrasé, ses gouvernants se disputent ses dépouilles, ce qui peut lui arriver de plus heureux c’est de voir installer le pouvoir donc la constitution organique est la plus faible, celui qui n’obtient que l’appui d’une faible portion de la noblesse, rejetant dans les insurrections futures que son établissement provoque le plus’ grand nombre de mécontents. L’État qui présente le mieux ce caractère, diagnostic certain de sa faiblesse, est celui du comte de Chambord. Celui qui serait au contraire le plus dangereux, s’il parvenait à s’établir jamais d’une manière définitive serait l’État de Mr. Thiers. Il rallierait bientôt en effet non seulement la noblesse comme l’État de Droit divin, non seulement la haute bourgeoisie comme l’État orléaniste, mais la noblesse, la haute bourgeoisie, le grand et le petit commerce, la banque, la haute et basse industrie, les millionnaires, les simples entrepreneurs, en un mot tous ceux qui ont à conserver un privilège quelconque.
« Mais » — répéteront, quelques intelligences timides, désireuses avant tout de ne point paraître faire cause commune avec le réaction cléricale, — « c’est aller à rebours du progrès. L’Orléanisme est un progrès sur la légitimité, la république même conservatrice est un progrès sur la monarchie de Juillet, nous avons péniblement passé par ces différentes phases aux prix de bien du sang et de bien des larmes, regardons devant nous, mais surtout redoutons d’être ra. menés en arrière » —— nous répondons: -— Si ce n’est que le progrès qu’il faut que l’on constate, nous reconnaissons que le Thiérisme est pour l’État un grand progrès. En sera-t-on plus avancé? Mais le progrès dans l’État est une chose monstrueuse, songez donc! l’Etat étant lui-même le danger, le progrès dans l’État ne saurait être en ce qui nous concerne que le Progrès dans le danger. Grand merci, d’un progrès semblable. Nous aimons mieux mettre en pratique le proverbe, et reculer pour mieux sauter.
Consultez, nous dit-on ensuite, l’histoire de nos républiques; toutes aboutissent infailliblement au réveil du principe social. Nous reconnaissons volontiers que jusqu’à ce jour ou pour parler d’une manière plus exacte, jusqu’au 18 Mars, toutes les républiques que nous avons eues en France nous ont donné la liberté. Grâce à ce bienfaisant génie, la presse a été démuselée, les réunions publiques ouvertes, les associations tolérées. Six mois de ce régime ont suffi et suffiraient encore, nous l’avouons sans peine, à faire éclore la Révolution. Nous partageons même l’espérance que le prolétariat ne serait pas toujours vaincu; la progression évidente qui se manifeste dans la puissance de nos explosions populaires, de l’insurrection lyonnaise de 1832 à la révolte de la commune, nous en imposent la certitude. Mais; nous osons affirmer que selon toute probabilité les choses ne se passeront plus ainsi. Il ne faut pas regarder comme un acte de pure volonté l’abandon fait au peuple de toutes les libertés par Messieurs les radicaux. Il faut y voir au contraire un acte de fatalité pure. A peine élevés au pouvoir, les républicains de nos gauches parlementaires ont toujours vu malgré leurs avances et leur modération excessive les hommes des partis monarchiques se coaliser pour combattre leur gouvernement. Pour assurer la résistance, il fallait chercher un point d’appui dans le peuple et l’on ne pouvait s’assurer son concours qu’au prix des plus larges libertés. Si les libertés de nos républiques bourgeoises paraissent théoriquement plus étendues que les libertés-nécessaires de la monarchie libérale, c’est qu’elles permettent à la fois d’attaquer plus de choses et un plus grand nombre de personnalités, mais le vœu le plus cher de ceux qui nous les donnent est de les voir reculer devant l’infaillibilité de leurs dominations et ils n’hésitent pas, nos princes de la parole, à réclamer l’appui des partis réactionnaires quand elles vont jusqu’à menacer l’ordre social établi. D’ailleurs le volte-face récente de Mr. Thiers suivi en cela par ses anciens amis de l’école parlementaire vient de changer complètement les données de notre ancienne République classique. Un contrat qu’il ne faut pas oublier a été récemment conclu entre les orléanistes libéraux et les hommes du radicalisme qui pour se rendre possibles n’hésiteront pas tour à tour à se modérer. Pour avoir un avant-goût des libertés qui resteraient debout sous une république basée sur un pacte semblable, il suffit de se rapporter par la pensée à l’époque de la dernière guerre. Alors, le vieux patriotisme avait, comme aujourd’hui le contrat Thiéro-Gambettiste, réuni toutes les forces conservatrices sous la haute direction de la bourgeoisie libérale. Que les hommes de la Ligue du Midi arbitrairement dissoute, que les rédacteurs de la presse (le la capitale, que les révolutionnaires parisiens condamnés par les tribunaux militaires nous fassent l’historique des libertés .dont ils ont joui. Si l’on veut se faire une idée juste de ce qui résulterait pour nous de l’établissement de cette république conservatrice que l’on cherche à organiser, ce n’est point en France où l’expérience n’est pas faite, mais à l’étranger qu‘il faut en chercher des exemples. C’est sur un pacte conservateur analogue, que dans des circonstances spéciales, les républiques américaine et suisse se sont constituées. Le prolétariat de ces pays en supporte hélas les conséquences. L’édifice bourgeois y est d’une solidité telle qu’il est devenu proverbial, et que la liberté même qui y règne sans conteste, ne mettra pas six mois comme en France ou en Espagne, mais des siècles pour le renverser. C’est là, il ne faut pas en douter, les conséquences qu’auraient pour nous dans notre pays la réalisation des projets de notre bourgeoisie républicaine.
Que l’on ne se méprenne pourtant pas sur notre pensée. On ne nous fera pas sans doute l’injure de croire que nous désirons une restauration clérico-monarchique par préférence théorique? Nous soutenons seulement, par le raisonnement et l’examen des faits, que l’état républicain, conservateur qui va s’élever sur les ruines du radicalisme, étant le dernier progrès de l’État, consacre au grand détriment du prolétariat européen l’alliance indissoluble de tous les éléments de la bourgeoisie. Nous pensons, au contraire, que le retour à un régime d’un autre âge perpétuerait les divisions bourgeoises et les luttes intestines, rouvrant ainsi à notre profit l‘ère des révolutions. Si le prolétariat s’y trompe, la finesse de nos vieux conservateurs, elle, ne s’y trompe pas.
V. L’État ouvrier dans l’Internationale.
A l’époque du Congrès de La Haye les socialistes de l’école autoritaire croyaient parvenir enfin à la réalisation de leurs espérances. Le fameux « État Ouvrier », destiné à jouer au profit de leurs intérêts d’école le rôle que joue l’État Orléaniste au profit de la bourgeoisie, et l’État absolu au profit de la noblesse, semblait s’établir pièce à pièce au sein de l’Internationale. Depuis longtemps déjà les membres de cette société avaient trouvé dans les Congrès généraux des espèces d’assemblées parlementaires d’où sortaient annuellement des règlements de police, un socialisme officiel et un gouverne ment. Des sections nombreuses payaient régulièrement l’impôt et constituaient ainsi les Finances de l’État prolétaire. Cependant quelques indices de révolte ayant commencé à se manifester, on avait rêvé comme nos bourgeois doctrinaires l’établissement d’un pouvoir-fort. La conférence de Londres (1871) avait même voté dans ce but au profit du Conseil Général certaines mesures dictatoriales dont il est bon de conserver le souvenir: Droit d’adjoindre aux membres élus des individualités sans mandat; Droit d’admission, de refus, d’expulsion même, sous la réserve de rendre compte de sa conduite devant les Congrès généraux dont on organisa de longue main la majorité factice. Le Congrès de la Haye, préparé de cette façon, ne craignit pas de s’engager encore plus loin dans cette voie autoritaire. Il se permit, contrairement à la volonté des sections, de rejeter du sein de l’Internationale les plus connus des récalcitrants; quant. aux autres (comme celui par exemple qui écrit ces lignes), on se contenta, sans consulter sa section, sans le faire comparaître, de le faire exclure par un ukase d’un simple proconsul. Ayant ainsi trouvé dans son sein les organes de sa Justice distributive, il restait peu de chose à désirer à l’État ouvrier. Il avait son parlementarisme, son gouvernement, ses proconsuls, ses finances, sa justice, sa doctrine, une seule chose lui manquait encore, une force publique suffisante pour assurer l’application de la peine, pour percevoir les contributions qui commençaient à appliquer la théorie du citoyen Gambon et n’allaient plus au profit de menées pareilles s’accumuler dans les caisses du Conseil Général. Cet État manquait de gendarmes, cette lacune l’a tué.
Au moment où nous écrivons ces lignes, le Conseil Général exilé agonise à New-York. Faut-il avec la réaction nous réjouir de sa chute, ou comme les autoritaires la déplorer?
Vous reconnaissez, nous dit-on, que c’est à l’institution de l’État que la bourgeoisie emprunte sa puissance, pourquoi donc ne pas mettre cette arme au service du prolétariat? S’il est vrai que son mécanisme suffise pour rendre en face de la minorité la majorité impuissante, à plus forte raison sera-t-il utile dans les mains de la majorité! Ces conclusions, nous le reconnaissons, ont en apparence la logique pour elles, mais elles reposent malheureusement sur une assimilation inexacte. Il suffira pour nous en convaincre d’étudier sous toutes ses faces le mécanisme de l’État.
Qu’est donc que l’État? Nous l’avons dit et répété: c’est une institution édifiée sur toutes les classes qui composent la société actuelle, y compris le prolétariat; c’est un contrepoids destiné à conserver la domination de la classe moyenne sur la majorité immense des travailleurs. Son action n’est donc point extérieure, il ne saurait frapper ce qui l’entoure, il agit sur les éléments qu’il contient. Sa destination principale n’est donc point la guerre extérieure, mais la lutte intestine, de sorte que si nous voulons la guerre civile au sein de l’Internationale le plus sûr moyen de l’avoir est certainement de l’y établir. Dans l’Internationale, où sont donc les classes? Peut-il y avoir une telle divergence d’intérêts que la constitution d’une majorité et d’une minorité permanentes puisse s’en suivre? Évidemment non. Le seul État prolétaire que l’on pourrait regarder comme l’analogue de l’État bourgeois ne serait pas un état constitué dans l’Internationale; mais un état créé dans la société même au lendemain d‘une révolution triomphante. Là, si nous ne nous prononcions pas aussi formellement pour l’abolition des classes, peut-être pourrions nous découvrir une classe à appuyer, celle des prolétaires, une classe à contenir, celle de la bourgeoisie? Mais, bâtons-nous de le dire, cette sorte d’État n’est publiquement demandée par personne (*). Ne perdons donc pas de vue aussi facilement que le terrain que l’on a choisi pour bâtir un état au profit de la classe ouvrière est justement celui de cette Internationale qui ne reconnait qu’une seule classe et qu’un intérêt unique, qui ne reconnait pas de privilèges pas plus théoriques que matériels, qui se compose enfin exclusivement de travailleurs. A peine cet état organisé, son action a été ce quelle est dans la société bourgeoise, c’est-à-dire que comme tout organisme il a obéi à sa loi. Ne rencontrant plus de classes, il s’est appuyé sur une secte, mettant à son service la puissance tyrannique de son mécanisme, l’élevant au rôle de classe dirigeante et opprimant à son profit toutes les aspirations rivales. Cependant, loin de viser à imposer aux travailleurs une doctrine officielle la pensée de notre association était d’accepter au contraire et sur le pied de ’égalité la plus absolue toutes les idées rénovatrices; c’est même à la largeur de ce programme qu’elle doit d’être devenue l’école pratique et vivante du socialisme moderne. N’apportons donc aucun obstacle à sa mission. Aucune propagande officielle ne doit intervenir chez nous entre les diverses écoles; aucune d’elles n’a le droit de rêver et surtout d’obtenir le concours d’un pouvoir créé à son avantage.
La lutte intestine que l’on préparait par ces ambitieuses menées ne se fit pas longtemps attendre. Le jour où se trop fameux État ouvrier commença à faire sentir son influence au profit du communisme allemand, deux dangers apparurent dans l’Internationale D’une part, le gouvernement ne cherchant plus qu’à gagner une majorité à sa cause, des sections fictives de quelques membres se formèrent en France par les soins de ses proconsuls, tandis que d’autres sections beaucoup plus importantes mais qu’il n’espérait pas pouvoir dominer virent leurs demandes d’affiliation rester sans réponses; d’autre part, le mouvement sécessionniste commença. Ces deux courants, l’orthodoxie gouvernementale et le protestantisme autonomiste eussent pu tuer notre association; heureusement, elle profita de la crise et lui survécut. Les fédérations attaquées en revinrent au principe contractuel que l’on n’eut jamais du oublier, et concluent à St-Imier un pacte de solidarité et de défense mutuelle auquel vinrent se rallier les sections autonomistes françaises assez vivaces pour avoir pu résister à l’action désorganisatrice des proconsuls du Conseil général. Le dernier acte de ce mouvement fût la convocation du Congrès anti-autoritaire de Genève.
Nous prévoyons une objection que nous tenons à ne pas laisser sans réponse. Il peut se rencontrer quelques esprits qui croient pouvoir assimiler à un État national celui qu’ils voudraient voir s’établir au sein de l’Internationale. Il y a dom lieu de se demander avant de conclure, si l’on ne pourrait pas reconnaître à l’État ouvrier une action extérieure analogue à celui que sous le nom de guerre exercent les États Européens. C’est-à-dire si l’on ne pourrait pas considérer le prolétariat universel comme une nation spéciale, s’organisant pour le combat contre toutes les bourgeoisies du monde et opposant pour cela État à État. On avouera d’abord que ce serait un singulier programme que celui qui consisterait à enrégimenter tout le prolétariat pour le faire vaincre sous le drapeau et au profit d’une doctrine spéciale? Mais sans nous arrêter à cette considération qui intéresse à un si haut degré la liberté socialiste examinons si le projet peut être exécutable. Pour organiser ainsi une guerre officielle contre les États bourgeois, en dehors de l’action purement économique, le gouvernement du prolétariat devrait disposer d’un budget autrement considérable que le nôtre, imposer une discipline impossible parmi nous. Concevoir un pareil projet c’est montrer ensuite une absence complète d’expérience révolutionnaire. On ne déclare pas une Révolution comme on déclare la guerre, et, lorsque par bonheur elle éclate, on ne la dirige pas de la même façon. Les mouvements sérieux ne naissent pas sur commande, en d’autres termes, on ne fait pas une révolution. Nul conseil général, nul comité révolutionnaire ne pourront atteindre un but aussi déraisonnable; toutes nos héroïques sociétés secrètes y ont échoué. Elles avaient pourtant pour elles deux choses qui ne se trouvent pas dans l’action au grand jour, le mystère de l’organisation et les chances de la surprise. Une révolution se prépare longuement dans l’intelligence collective des masses et le plus souvent son explosion est due à des inconstances secondaires. Elle est toujours d’ailleurs autonomiste par nature, empruntant au pays, aux idées, aux circonstances, un caractère spécial qui est le gage de son succès. On peut par la propagande socialiste unifier de longue main les aspirations des masses, donner aux efforts au moment de la lutte une direction pratique et une forme aux résultats, mais là s’arrête l’action de l’activité humaine sur ces phénomènes collectifs de la vie sociale. Quant au concours, à l’appui des fédérations voisines, c’est de l‘esprit de la solidarité ouvrière qu’il faut l’attendre; dans les cas où cet esprit serait impuissant, toutes les décisions d’un pouvoir désarmé resteraient sans résultats.
Ainsi donc, les avantages de cet État extérieur sont illusoires, les dangers de l’État intérieur trop certains. Le prolétariat peut juger de l’opportunité de l’établissement d’un État qui réunit ces deux caractères qu’il décide! Pour nous, nous croyons que l’expérience est faite et bien faite, et nous ne pensons pas que de longtemps il songe à la recommencer.
VI.Conclusion.
Quelle est dans les circonstances actuelles la ligné de conduite favorable aux intérêts du prolétariat?
La réponse à cette question, si nous avons été assez heureux et assez clairs pour nous faire comprendre doit résulter naturellement des faits que nous avons établis. L’État est devenu pour le corps social un organe inutile, même nuisible à son développement spontané; depuis longtemps déjà l’idée de sa destruction se développe progressivement dans l’histoire; la théorie nous le montre partout où il s’établit comme un obstacle à la révolution sociale; sa destruction partout où il se présente est donc devenue une nécessité.
L’État ouvrier a été abattu à Genève. Nous devons nous en féliciter, mais surtout, nous opposer à ce qu’on le reconstruise.
L’État bourgeois cherche sa forme à Versailles. Si nous intervenons dans la lutte, que ce soit dans le but que la question de forme devienne une question de fond. Ne nous laissons pas cette fois encore voler notre victoire; ne laissons rien reconstruire puisque c’est de détruire qu’il s’agit.
(*) Les deux fractions du parti autoritaire paraissent loin de le désirer. Dans une brochure publiée ces derniers temps (œuvre d’un gouvernement aux abois), L’alliance de la démocratie socialiste et l’associaiion Internationale des Travailleurs, les hommes du conseil général prétendent qu’ils admettent l’anarchie comme but, mais que comme moyen elle leur paraît désastreuse. De leur côté, dans une publication faite pour annoncer qu’ils se retirent de l’Inter— nationale les blanquistes protestent contre toute accusation de Jacobinisme et se prononcent dans le même sens.